I. En fait
A. Le 9 octobre 2002, «l’Illustré» publiait en page 14 et 15 un article intitulé «Affaire de pédophilie – Un juge sur la sellette», signé par la journaliste Carole Pellouchoud et le photographe Didier Martenet. D. et D. Y. y témoignent de l’abus qu’aurait subi leur fils de 4 ans, et mettent en cause un de leurs voisins, «dans la rue où ils habitent, l’homme que A. désigne comme son agresseur il y a quatre mois, va et vient sous leurs yeux». La journaliste répercute les critiques que les parents de A. adressent à la justice valaisanne, coupable à leurs yeux de lenteur, de dysfonctionnement et d’erreurs. En conclusion, Carole Pellouchoud mentionne que les enfants de l’agresseur présumé visitent fréquemment l’hôpital «ce qui pourrait donner à penser qu’il sont eux aussi victimes d’abus sexuels». Fin août 2002, le juge cantonal valaisan Jo Pitteloud organise une rencontre avec la presse, au cours de laquelle il donne des indications sur l’affaire et défend la manière dont le juge en charge la traite.
B. Le 14 octobre 2002, la famille X., dont le père a été mis en cause, dépose plainte auprès du Conseil suisse de la Presse. Cette famille met en avant l’ostracisme social qu’elle subit aujourd’hui de la part du voisinage «en raison de la publicité incorrecte faite à cette affaire». Pour les plaignants, ont été bafoués les chiffres suivants de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste: chiffre 1 (recherche de la vérité), 2 (indépendance des journalistes), 3 (connaissance de l’origine des informations publiées), 7 (respect de la vie privée) et 8 (respect de la dignité humaine). En résumé, il est reproché à la journaliste de ne pas avoir pris contact avec la personne incriminée et d’avoir laissé entendre sans vérification que les enfants X. pouvaient être eux aussi victimes d’abus. La personne incriminée est identifiable, car désignée comme père de famille et voisin des Y. Ainsi, Carole Pellouchoud n’a pas tenu compte des souffrances que l’article allait occasionner, notamment aux enfants X. A noter aussi que la famille X. fait savoir à «l’Illustré», le 27 novembre 2002, qu’elle serait d’accord avec «une solution transactionnelle», en d’autres termes avec une indemnité en espèces. Solution que l’hebdomadaire a déclinée. A la suite à quoi, la famille X. a déposé plainte pénale.
C. Le 11 décembre 2002, «l’Illustré» communique sa prise de position. L’hebdomadaire précise que la démarche journalistique n’avait pour seul but «que de présenter le dysfonctionnement policier et judiciaire dans le cadre de l’affaire de la famille Y.». La plainte de la famille X. «ne reprend que des bribes de l’article litigieux». «L’Illustré» conteste que son article ait permis l’identification de l’abuseur présumé, puisque d’autres médias («Le Temps», le «Nouvelliste», la Télévision romande) s’étaient auparavant intéressés à l’affaire, et avaient chacun à leur manière donné des indications qui permettraient de localiser la personne incriminée. C’est donc après trois reportages – parus dans d’autres médias quelques mois auparavant pour les journaux et le soir avant par la Télévision romande – que «l’Illustré» intervient, sans toutefois donner le nom de la localité concernée, ni le nom de la personne mise en cause. Il s’agit en outre, d’après le journal «d’un secret de polichinelle». Les habitants de la région de Sion n’auront rien appris qu’ils ne savaient déjà, et les lecteurs des autres cantons n’auront pas pu identifier l’abuseur présumé.
D. Les parties ont précisé leur point de vue dans un second échange de correspondance.
E. Le Conseil suisse de la Presse a soumis la plainte à la 2ème chambre, constituée de Sylvie Arsever, Nadia Braendle, Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 21 janvier 2003 et par voie de correspondance.
F. Après la clôture de la correspondance les parties ont envoyé plusieurs courriers supplémentaires.
II. Considérants
1. Une procédure judiciaire est en cours en rapport avec l’objet de la plainte. Cependant, se référant à l’article 15 de son règlement, le Conseil suisse de la presse juge qu’une entrée en matière se justifie, puisqu’une question d’éthique fondamentale (compte rendu révélant un identité) se pose. Néanmoins le Conseil n’est pas en mesure d’apprécier les preuves avancées par «l’Illustré» ni les contre-preuves apportées par la famille mise en cause sur le fond de l’affaire (chiffres 1, 2 et 3 de la «Déclaration»). Il s’est donc concentré sur la méthode journalistique, et la manière dont l’information a été gérée, notamment dans la fin de l’article (chiffres 7 de la «Déclaration»). Pour cette raison le Conseil n’entre non plus en matière sur le contenu des courriers des parties envoyées après la clôture de la correspondance.
2. Le Conseil suisse de la Presse a souvent dû traiter d’affaires concernant le respect de la personne privée, sous l’angle de l’identification de personnes mises en cause dans des articles. Ce cas présente toutefois une particularité. L’anonymat a bien été respecté: ni le nom ni l’adresse ou la profession de la personne n’ont été dévoilés. Cependant, les noms des parents de l’enfant abusé, D. et D. Y., sont clairement indiqués, et la journaliste parle de la personne incriminée comme étant un voisin, père de famille, possédant un jardin. Toute la région a donc pu savoir de qui il s’agissait. Ce n’est pas parce que la famille Y. avait fait largement connaître ses accusations, ni parce que le juge cantonal avait donné maladroitement des noms, que «l’Illustré» pouvait faire fi de son devoir de réserve. Le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs» (respect de la vie privée) a par conséquent été enfreint.
3. Le fait que certaines indications concernant l’identité de la personne incriminée aient déjà été données dans d’autres reportages dispensait-il «l’Illustré» de faire preuve de réserve? Le Conseil suisse de la Presse pense que non. Il est conscient de la difficulté à décider si et quand l’intérêt public est en jeu. Mais il faut garder en mémoire d’abord que des enfants sont en jeu (directive 7.4) et que d’autre part la justice valaisanne n’a pas terminé son enquête. Jusqu’à son éventuel jugement, X. bénéficie de la présomption d’innocence (directive 7.5). Dans de tels cas, le Conseil suisse de la presse (cf. prise de position 7/1994) a souligné que «les données personnelles ne doivent pas permettre l’identification par un large public, ni faire d’un anonymat formellement respecté une fiction». Et cela est d’autant plus nécessaire que des mineurs sont gravement impliqués. Même s’il n’était pas seul à traiter de cette affaire, «l’Illustré» a, dans un jeu de surenchère, ajouté des pièces supplémentaires au puzzle déjà mis en place par «le Temps», «le Nouvelliste» et la Télévision romande, et a contribué à l’identification de Monsieur X. «L’Illustré» aurait dû préserver l’anonymat de la famille Y., puisque son identité permettait de reconnaître la famille incriminée.
4. Dans sa prise de position 8/1994, le Conseil suisse de la presse a estimé que «si abject et répugnant que soit un acte, son auteur, de même que ses proches indirectement touchés, ont droit à la protection de leur sphère privée». Dans le cas présent, l’agresseur présumé pouvant être identifié, la sphère privée de ses proches n’a pas été respectée.
5. Le but de l’article était la mise en cause du juge chargé de l’affaire. Le titre en témoigne clairement. Il n’en demeure pas moins que Monsieur X. et sa famille sont touchés par cet article et qu’ils auraient pour le moins dû être entendus pa
r la journaliste (cf. prise de position 8/2000).
III. Conclusions
1. Dans la mesure où l’entrée en matière a été acceptée, la plainte est admise.
2. L’anonymat de personnes mises en cause doit être sauvegardé, et, dans ce sens, les enfants méritent une protection particulière. Un journal ne peut pas se défaire de sa responsabilité du seul fait que l’anonymat a déjà été violé par d’autres médias.
3. Dans le cas d’accusations graves, l’emploi du conditionnel n’est pas suffisant. Le journaliste ne fait ainsi que de relayer des accusations sans prendre la distance nécessaire. La journaliste de «l’Illustré» aurait dû s’enquérir du point de vue de la personne incriminée.