Nr. 46/2017
Chronique anonyme / Recherche de la vérité

(Le comité directeur du Parti socialiste genevois c. «Le Temps»)

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Zusammenfassung

Ist es ethisch, eine Kolumne anonym zu veröffentlichen, um dem Autor möglichst viel Freiheit zu gewähren? Das kann es sein, sagt der Presserat, aber nur unter zwei Bedingungen. Einerseits muss die Leserschaft erkennen können, welchen Standpunkt der Autor oder die Autorin vertritt. Andererseits hat die Redaktion dafür zu sorgen, dass der Inhalt der Kolumne nicht grob gegen die «Erklärung der Pflichten und Rechte der Journalisten» verstösst – insbesondere, wenn der Verfasser selbst kein Journalist ist.

Der Presserat heisst in diesem Punkt eine Beschwerde der Genfer SP gegen «Le Temps» gut. Die Zeitung behauptete, dass ihre «anonyme Kolumnistin» Emilie Sombes, welche keine Journalistin ist, «nicht an die Erklärung der Rechte und Pflichten gebunden sei, die diesen Beruf regelt». Diese Behauptung sowie die Tatsache, dass es im Text keine weiteren Hinweise zur Kolumnistin gibt, verstösst gegen den Journalistenkodex, befand hingegen der Presserat.

Zudem hätte «Le Temps» die Reaktion von Carole Anne Kast, Präsidentin der SP Genf, wie von ihr verlangt, ungekürzt veröffentlichen sollen. Hingegen stellte der Presserat keine Verletzung der Ziffern 1 (Wahrheit) und 3 (Quellen) des Ethikkodexes fest.

Résumé

Publier une chronique anonyme, en vue d’offrir un maximum de liberté à son auteure, est-il compatible avec les principes déontologiques? Ça peut l’être, répond le Conseil de la presse, mais à deux conditions. D’une part, à défaut de dévoiler l’identité de l’auteure, une indication doit pour le moins permettre au public de situer le point de vue de celle qui s’exprime. D’autre part, même si la chroniqueuse n’est pas elle-même journaliste, la rédaction ne peut se décharger de la responsabilité de veiller à ce que la chronique ne viole pas grossièrement la «Déclaration des devoirs et des droits de la/du journaliste».

Le Conseil de la presse a donc accepté sur ce point une plainte du Parti socialiste genevois contre «Le Temps», qui affirmait que sa «chroniqueuse masquée» Emilie Sombes, n’étant pas journaliste, n’était «pas tenue par les engagements de la Déclaration des droits et devoirs qui régit cette profession». Une telle affirmation, plus le fait qu’aucune indication ne permet au lecteur de situer cette chroniqueuse, viole l’esprit du code déontologique, estime le Conseil de la presse.

De plus, «Le Temps» n’aurait pas dû publier une version tronquée de la réaction de Mme Carole Anne Kast, présidente du PS genevois, alors que cette dernière avait exigé qu’elle soit publiée in extenso. En revanche, le Conseil de la presse n’a pas retenu de violation des chiffres 1 (vérité) et 3 (sources) du code déontologique.

Riassunto

È deontologicamente corretto, per garantire all’autrice un massimo di libertà, pubblicare una cronaca senza firmarla? Sì, risponde il Consiglio della stampa, purché siano rispettate due condizioni. La prima consiste nel fornire al lettore almeno alcune indicazioni sul punto di vista dal quale la scrivente si esprime. La seconda è che la redazione badi a che l’autrice, pur non essendo giornalista, non violi in modo flagrante le regole contenute nella «Dichiarazione dei doveri e dei diritti».

Il Consiglio svizzero della stampa ha accolto un reclamo presentato dal Partito socialista ginevrino contro il giornale «Le Temps», respingendo l’argomentazione del giornale secondo cui Emilie Sombes, la «scrivente in incognito», non essendo giornalista, non era tenuta a rispettare gli impegni propri della categoria. Lasciando chi legge all’oscuro sulla personalità dell’autrice risulta violato perlomeno lo spirito della «Dichiarazione».

«Le Temps», inoltre, non avrebbe dovuto tagliare la lettera di protesta di Carole Anne Kast, presidente del Partito socialista ginevrino. Poiché l’autrice chiedeva che la lettera venisse pubblicata per intero, o si rispettava la sua volontà o la lettera non la si doveva pubblicare del tutto. Altre obiezioni mosse al giornale su altri punti della «Dichiarazione» (ricerca della verità, fonti della notizia) non sono state invece ritenute dal Consiglio della stampa.

I. En fait

A. Le 24 janvier sur le site du quotidien, et le 25 janvier 2017 dans une page Débat de l’édition papier du «Temps», est publié un texte signé «Emilie Sombes, chroniqueuse masquée», dont le titre est La ‹primaire› du PS genevois, ou le pari risqué de Carole-Anne Kast». Il porte en exergue la mention «La chronique masquée genevoise». Entre le texte et la signature figure cette précision: «Le Temps inaugure aujourd’hui une nouvelle chronique signée Emilie Sombes, un pseudonyme pour cette chroniqueuse masquée. Elle portera un regard sans concession sur la politique genevoise dans la perspective d’élections qui s’annoncent disputées.» La chronique anonyme prétend dévoiler les véritables enjeux de l’assemblée générale du PS genevois qui s’est tenue le 16 janvier 2017, plus particulièrement la stratégie de Mme Carole-Anne Kast, présidente du parti, dans le contexte de la pléthore de candidatures du PS pour les élections au conseil d’Etat genevois. Selon l’auteur, l’assemblée était officiellement consacrée à RIE III – mais aurait tenu lieu de primaire pour les élections à venir: Mme Carole-Anne Kast en aurait tiré profit pour se profiler comme la candidate de la gauche du PS genevois, celle qui s’oppose à la magistrate de son parti (en l’occurrence, la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta), en refusant la RIE III, et en faisant le pari que le peuple la suivra dans la votation fédérale encore à venir.

B. Le 25 janvier 2017, en réponse aux protestations que Carole-Anne Kast a adressées à un journaliste du «Temps», par mail, quant au contenu de cette chronique, le rédacteur en chef adjoint lui propose une tribune sous forme soit de lettre de lecteur, soit de texte d’opinions. Carole-Anne Kast envoie en réponse un texte destiné à paraître dans le courrier des lecteurs. Après plusieurs échanges de mails, il est publié, amputé d’un paragraphe. Il est suivi de cette remarque : *Note de la rédaction: Nous précisons que la chroniqueuse masquée Emilie Sombes n’étant pas journaliste, elle n’est pas tenue par les engagements de la Déclaration des droits et devoirs qui régit cette profession.

C. Le 21 mars 2017 Carole-Anne Kast et les membres du Comité directeur du Parti socialiste genevois saisissent le Conseil de la presse. Ils estiment que «plusieurs points de la Déclaration» ont été violés. Ils citent les chiffres 1 (recherche de la vérité), 2 (liberté de l’information et du commentaire), 3 (sources), 4 (méthodes déloyales) et 5 (rectification d’informations erronées). Ils soutiennent que «La chronique litigieuse contient plusieurs faits erronés et inexactitudes», et qu’ «elle relate sous un éclairage erroné le déroulement d’une assemblée générale (…) ouverte à la presse». La lettre signée Carole-Anne Kast publiée en courrier des lecteurs donne notamment cet exemple: «Je me suis catégoriquement opposée au report de la décision, estimant qu’elle entretenait le flou» – la chronique mentionnant au contraire qu’ «en gelant toutes décisions sur le volet cantonal de la RIE III jusqu’au 12 février, Mme Kast a remporté la première manche». Les plaignants considèrent aussi que cette chronique «construit sur ces bases des jugements de valeurs dénigrants pour plusieurs membres du Parti socialiste genevois».

D. Le rédacteur en chef du «Temps» envoie le 28 septembre 2017 une prise de position au Conseil suisse de la presse. Il écrit que les chroniques anonymes existent partout et de tout temps, que la chronique ne répond pas aux mêmes contraintes que l’article de presse. «L’important n’est pas que la chronique soit objective ou le fruit d’une longue et minutieuse enquête (…) mais qu’elle apporte des éléments nouveaux au débat public et politique». Le rédacteur en chef adjoint ajoute que l’identité de telles chroniqueurs doit être protégée car «écrire à visage découvert détruirait leur liberté de ton, leur possibilité même de s’exprimer». Il estime que donc le Conseil suisse de la presse n’a pas à se prononcer sur l’existence d’une telle chronique.

E. La présidence du Conseil suisse de la presse a confié le traitement de la plainte à sa 2e chambre, composée de Sonia Arnal, Michel Bührer, Annik Dubied, Denis Masmejan, François Mauron, Mélanie Pitteloud et Dominique von Burg (présidence). Denis Masmejan, ancien collaborateur du «Temps», se récuse.

F. La 2e chambre a traité la plainte dans sa séance du 16 novembre 2017 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. La plainte du comité directeur du PS genevois pose d’abord une question de principe: une chronique anonyme publiée dans un quotidien d’information générale est-elle compatible avec la Déclaration des droits et devoirs des journalistes? Ou viole-t-elle ses principes? C’est bien ainsi d’ailleurs que la rédaction en chef du «Temps» comprend cette plainte puisque ses réponses ne concernent que ce seul aspect. Il est vrai que ce type de chronique a existé en Suisse romande par le passé dans d’autres titres et qu’elle existe encore en d’autres lieux. Le Conseil suisse de la presse admet que protéger l’identité d’un contributeur peut se justifier. Mais il est indispensable dans ces cas que la rédaction en chef assume la responsabilité de donner au lecteur la possibilité de comprendre quels intérêts défend l’auteur masqué, d’où il parle, afin que l’on puisse interpréter correctement le sens et la portée de ses propos. Emilie Sombes est-elle une politicienne ? Une observatrice de la politique cantonale, une haute fonctionnaire ? Aucune indication ne permet de le savoir. Le Conseil a précisé ces exigences dans deux prises de positions. La première (70/2011) donne raison à un lecteur qui demande que la rubrique économique mensuelle de la NZZ signée G.S. mentionne systématiquement que cet ancien journaliste du titre est désormais directeur du Think Tank Avenir Suisse ; le Conseil conclut à une violation du chiffre 2 (indépendance et dignité de la profession) et rappelle que la directive 2.4 («il conviendra de veiller à une stricte séparation des sphères d’activité et de faire en sorte que cette participation (à des fonctions publiques , ndlr) soit connue du public» et «La même règle s’applique, par analogie, à tout engagement de caractère privé pouvant toucher de près ou de loin les activités professionnelles et le traitement de l’actualité») concerne également les chroniques de collaborateurs extérieurs.
La deuxième (2/2013) concerne plusieurs billets publiés par Daniel Vischer dans la «Basler Zeitung» sur le conflit au Proche-Orient sans que le quotidien ne précise sa fonction de président de l’association Suisse-Palestine, malgré les demandes répétées de l’association Suisse-Israël. Le Conseil conclut également à l’obligation pour le journal de mentionner cette appartenance, afin que le lecteur sache quels intérêts défend l’auteur des chroniques, et rappelle à nouveau les exigences de la directive 2.4. A la lumière de cette jurisprudence, il apparaît que «Le Temps», en recourant à une chroniqueuse masquée, devrait autant que possible donner une indication permettant au lecteur de la situer.

2. Un texte écrit par un auteur qui n’est pas journaliste RP est-il régi par la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste»? Autrement dit, le Conseil de la presse a-t-il autorité pour prendre position quant à la plainte du comité directeur du PS genevois? La direction du «Temps» estime que non. Le Conseil de la presse juge au contraire qu’il est légitimé à traiter cette plainte. Sa compétence s’étend à la partie rédactionnelle d’un média, et une chronique en fait évidemment partie. L’argument de la rédaction en chef est d’ailleurs absurde: il suffirait que «Le Temps» ne mandate que des non RP pour l’ensemble de ses articles, interviews et chroniques pour qu’aucune règle de la profession ne doive plus être respectée dans sa publication. De plus, il existe un précédent concernant le même titre. Les Femmes PDC suisses ont saisi le Conseil de la presse d’une plainte comparable. Il s’agissait d’un texte de fiction écrit par un collaborateur extérieur, un metteur en scène non RP, que «Le Temps» avait publiée. Son rédacteur en chef de l’époque a reconnu que cette fiction était soumise à la «Déclaration», a présenté des excuses, et le CSP a pris position (9/1999). Dans ses conclusions, il écrit «D’un point de vue déontologique, la responsabilité journalistique des dirigeants de la rédaction est engagée intégralement lorsque les auteurs (…) n’ont pas le statut de journalistes et exercent une autre profession.» Enfin, dans les Directives relatives à la «Déclaration», il est précisé au point 5.2 que «Les normes déontologiques s’appliquent également au courrier des lecteurs et aux commentaires en ligne», et au point 5.3 que «Les lettres de lecteurs et les commentaires en ligne doivent en principe être signés par leurs auteurs». Si ces exigences de transparence et de responsabilité s’étendent aux commentaires en ligne et aux lettres de lecteurs, elles s’appliquent a fortiori d’autant plus aux espaces éditoriaux des journaux. Le Conseil de la presse est donc légitimé à traiter la plainte du comité directeur du PS genevois contre «Le Temps» sur tous les points qu’il soulève.

3. Le Conseil de la presse est très sensible à la liberté d’expression, et en particulier à la liberté de l’information. Comme toute liberté, celle-ci implique pour ceux qui l’exercent un certain nombre de devoirs. En admettant pour cette chronique l’anonymat, sans indication aucune des intérêts défendus par l’auteur, et en y ajoutant l’exonération de toute responsabilité déontologique, la rédaction en chef du «Temps» se livre à un cumul inadmissible, qui en dernière analyse autorise Emilie Sombes à écrire dans ses colonnes absolument tout et n’importe quoi. Ce procédé constitue une atteinte grave à l’esprit même de la «Déclaration des devoirs du/de la journaliste», qui «respecte les principes généraux de l’équité exprimés par une attitude loyale envers ses sources, les personnes dont il/elle parle et le public.»

4. Pour ce qui est des allégations de la plainte concernant la recherche de la vérité, cette dernière ne fournit pas de preuves évidentes de faits erronés et d’inexactitudes d’une certaine gravité. Les éléments avancés par la «chroniqueuse masquée» relèvent de la divergence d’interprétation plus que de l’erreur factuelle. De telles divergences d’interprétation, menant à des jugements en partie sévères, ne dépassent pas le cadre de la liberté du commentaire. Le chiffre 1 de la «Déclaration» n’est donc pas violé.

5. «Le Temps» a choisi de publier une chronique anonyme – il en connaît l’auteur, même si son identité est cachée aux lecteurs. Cette pratique ne contrevient pas au chiffre 3 de la «Déclaration» (ne publier que les informations ou documents dont l’origine est connue du/de la journaliste), puisque l’origine du texte est connue de la rédaction en chef. A priori, la chroniqueuse masquée n’a pas non plus dénaturé des informations, ni n’en a occulté. Les plaignants n’amènent en tout cas aucune preuve d’une telle manipulation. Il n’y a donc pas violation du chiffre 3 de la «Déclaration».

6. La chroniqueuse masquée a selon toute vraisemblance assisté à l’assemblée générale sans s’annoncer comme telle. Or la «Déclaration» précise en son chiffre 4 que la/le journaliste ne doit pas «user de méthodes déloyales pour obtenir des informations». Dans la mesure où les assemblées générales de partis sont largement ouvertes, notamment à la presse et aux agences, on peut considérer que ce qui s’y dit est public – c’est d’ailleurs textuellement ce que reconnaît dans sa plainte le comité directeur du PS genevois. On peut donc difficilement estimer qu’y assister sans s’annoncer est une «méthode déloyale». Le chiffre 4 de la «Déclaration» n’est pas violé.

7. Le chiffre 5 de la «Déclaration» contraint un organe de presse à rectifier immédiatement une information inexacte. Dans la mesure où il n’y pas de violation du devoir de vérité, le chiffre 5 ne peut être violé sous cet aspect. Mme Kast a protesté par mail dès la publication en ligne de la chronique incriminée. La rédaction en chef lui a proposé un espace dans ses pages pour y répondre. Dans l’échange de mails qui s’en est suivi, on lit que le rédacteur en chef adjoint se réserve le droit de couper certains passages, ce à quoi Mme Kast répond qu’elle entend que le texte soit publié en entier. «Le Temps» ne l’a pas fait, et il ne dit pas non plus que Mme Kast aurait donné son accord à la coupure effectuée. Dans la mesure où un courrier des lecteurs ne peut être publié modifié si son auteur s’y oppose, il y a violation du chiffre 5 de la «Déclaration».

III. Conclusions

1. La plainte est partiellement admise.

2. En publiant une chronique anonyme, dépourvue de toute indication permettant au lecteur de situer le point de vue qui s’exprime, et en se déchargeant manifestement de la responsabilité de veiller à ce que le texte ne viole pas gravement les règles déontologiques, «Le Temps» viole l’esprit de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

3. En ne respectant pas la volonté qu’une lettre de lecteur soit publiée in extenso, «Le Temps» viole le chiffre 5 de la «Déclaration».

4. Pour le reste, la plainte est rejetée. «Le Temps» n’a pas violé les chiffres 1 et 3 de la «Déclaration».