Nr. 25/2007
Traitement des sources / Audition lors de reproches graves / Respecter la sphère privée et la dignité humaine

(X. c. «Blick»/«Le Matin») Prise de position du 6 juin 2007

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I. En fait

A. Le 20 janvier 2007, «Le Matin» a publié un article sur la candidature au Grand Conseil tessinois de Laura Armani, «née Dominik». Cette candidate est une transsexuelle, qui «se bat pour que ceux qui sont différents n’aient pas à souffrir comme elle a souffert». La candidate, médecin FMH, est interdite de pratiquer dans le canton, «sur la base d’informations données par mon père». L’article décrit également le «long calvaire» vécu par la candidate selon ses dires. «Cruauté des enfants, rejet de ses parents» de cette «néohermaphrodite». «Dominik» s’est marié et a eu deux enfants, «nés par insémination artificielle», selon la candidate, qui ajoute: «Avec mon épouse, j’avais des rapports presque de lesbienne.» L’article explique encore que l’épouse n’a pas supporté le changement de sexe de son mari, que la séparation entre les époux est consommée et que celle qui est devenue Laura ne voit plus ses enfants.

B. Le 22 janvier 2007, le «Blick» a publié un article analogue, qui détaille un peu plus les reproches de Laura contre sa famille. «Als er vor zwei Jahren aber das Geschlecht ändern will, beginnt der Albtraum: Ehefrau C. will die Scheidung, wirft ihren Gatten aus der Millionenvilla. Der Vater, ein Politiker und ehemaliger Oberst, denunziert in Hetzbriefen den Sohn beim Kantonsarzt. Der Sohn sei psychisch krank, gewalttätig und suizidgefährdet.» C’est à la suite de ces interventions, selon l’article, que «Doktor Dominique Michel S.» perd le droit d’exercer et qu’il est interné de force dans une institution psychiatrique. L’article précise enfin qu’une plainte pour diffamation est déposée contre le père, et que des plaintes contre le médecin cantonal et deux psychiatres suivront.

C. Le 25 janvier 2007, X., père de la candidate transsexuelle, saisit le Conseil de la presse au nom de sa belle-fille et en son nom propre. Il accuse les deux journaux d’avoir violé à plusieurs reprises le chiffre 3 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (traitement des sources; audition lors de reproches graves). Ils auraient négligé de s’enquérir de la vérité quant à la teneur de son intervention auprès du médecin cantonal; quant aux circonstances véritables de l’internement psychiatrique de son fils; et enfin quant au statut réel de celle qui se prétend Laura Armani, et dont ni le changement de nom, ni le divorce, serait entériné. Le plaignant estime que les journaux n’ont pas respecté l’obligation de l’entendre alors que de graves reproches lui sont faits. Par ailleurs, en ne prenant pas en compte «l’enfer» que subissent la femme et les enfants de son fils, les journaux auraient violé le chiffre 7 (respect de la vie privée), en particulier à l’égard des personnes en détresse et des enfants. Ultime violation de la «Déclaration», selon le plaignant, est celle du chiffre 8 (respect de la dignité humaine). En effet, par leurs articles, les deux journaux auraient rendu un très mauvais service à son fils, en le poussant encore plus dans le «monde absurde» dans lequel il se serait enfermé, et en lui rendant plus difficile un retour sur le terrain de la réalité.

Le plaignant confirme que son fils a déposé plainte pénale contre lui pour calomnie et diffamation. De son côté, X. a déposé une plainte pénale analogue contre son fils «afin de protéger notre famille». La plainte au Conseil de la presse est accompagnée d’une abondante documentation, qui démontre que l’on se trouve en présence d’une affaire déchirante pour toutes les personnes impliquées.

D. Le 12 avril 2007, les rédactions du «Matin» et du «Blick», représentées par un avocat commun, prennent position relative à la plainte. Elles reconnaissent d’emblée qu’une forte dose de «tragédie humaine» ressort de la plainte et des pièces qui l’accompagnent. Néanmoins, elles estiment que les journaux n’ont en aucun cas violé la «Déclaration» et elles rejettent la plainte point par point.

Même s’il ressort clairement des articles que leurs auteurs épousent le point de vue de la candidate, le devoir de diligence ne serait violé en aucun cas. Les décisions du médecin cantonal sont relatées de manière purement factuelle, et la journaliste du «Blick» qui en fait état n’aurait de toute façon pas eu accès à la lettre de dénonciation du plaignant. Les circonstances de l’internement, font valoir les deux rédactions, sont protégées par le secret médical. L’état civil de la candidate, de son côté, a été selon les deux journaux, décrit de façon superficielle, sans portée légale précise. Selon eux ils n’ont pas émis de «graves reproches» à l’encontre du plaignant, ils n’avaient donc pas l’obligation de l’entendre. Le devoir de protection envers les personnes en détresse et les enfants ne s’applique pas. En effet, la situation de détresse serait une vision subjective du plaignant. Par ailleurs, les enfants ne sont reconnaissables ni par leur nom ni par une illustration. «Blick» et «Le Matin» rejettent enfin l’accusation de non respect de la dignité humaine à l’égard de la candidate transsexuelle. D’une part le traitement favorable que les journaux lui donne serait justement commandé par le respect de la dignité. D’autre part le fait que l’attention portée à la transsexuelle pourrait l’empêcher de revenir sur une évolution déplorée par le plaignant ne peut faire l’objet du chiffre 8 de la «Déclaration».

E. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, qui est composée de Sylvie Arsever (présidente), Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali. Ce dernier, ancien rédacteur en chef du «Matin Dimanche», s’est récusé.

F. La 2ème Chambre a traité de la plainte dans sa séance du 6 juin 2007, et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Les deux articles incriminés ont pour objet la candidature de Laura Armani au parlement et au gouvernement tessinois. Ils ne sont pas consacrés en soi au problème de la transsexualité et de ses conséquences familiales et professionnelles, qui par ailleurs ont fait un certain bruit dans la presse tessinoise. Si l’on considère donc l’objectif recherché par les journalistes, on ne peut pas leur reprocher d’épouser le point de vue de la candidate, dont la motivation politique est forcément subjective. Par ailleurs, le plaignant ne met pas en cause les faits énoncés, mais bien plutôt le manque de certains éléments dont on peut considérer qu’ils sont sans grande importance dans le contexte électoral. Sur l’interdiction professionnelle prononcée par le médecin cantonal, le plaignant ne nie pas le rôle qu’il a joué, mais déplore qu’on n’ait pas détaillé ses arguments. Concernant l’internement psychiatrique forcé, il ne le nie pas non plus, mais il regrette que les journaux n’aient pas fait état des justifications de cet internement, ni du fait qu’il serait dans un deuxième temps devenu volontaire. Les indications données sur l’état civil de la candidate, enfin, si elles manquent de précision juridique, ne constituent pas pour autant des contre-vérités.

2. Les deux journaux ont-ils émis à l’encontre du plaignant des «reproches graves» qui auraient exigé qu’il soit entendu? Certes, en décrivant le «calvaire» de la candidate, «Le Matin» fait état de certains aspects contestés par le plaignant, mais pas sous forme de mise en cause. Le «Blick» est plus précis, quand il parle des «Hetzbriefe» du plaignant à l’encontre de son fils. Le terme de «Hetzbrief» est certes fort, mais à supposer qu’il faille y voir un reproche grave, le point de vue du plaignant est suffisamment reproduit, même si c’est de manière succinte, à travers le résumé qui est donné des arguments développés par le plaignant auprès du médecin
cantonal. Le «Blick» fait enfin état de la plainte du fils contre son père, sans mentionner la contre-plainte de ce dernier. Vu le contexte de l’article, cette omission peut toutefois être considérée comme vénielle.

3. Dans une prise de position (2/1998) sur les reportages sur la guerre, les actes de terrorisme, les accidents et les catastrophes, le Conseil de la presse notait que ces reportages «trouvent leurs limites dans le respect de la douleur des victimes et des sentiments des proches». Par analogie, doit-on considérer que les articles incriminés n’ont pas suffisamment tenu compte des situations déchirantes vécues par les proches de la candidate? Il est incontestable que la publication de ces articles, accompagnés de photos de la candidate avant et après le changement de sexe, a dû représenter une publicité douloureuse pour la famille. Mais dans le contexte d’une candidature à un mandat politique, le droit à l’information l’emporte.

Pour autant les journaux n’étaient pas dispensés de porter une attention particulière à protéger la sphère intime des proches de la candidate. A cet égard, le Conseil de la Presse estime que «Le Matin» aurait dû s’abstenir de reproduire les déclarations de la candidate concernant la conception des enfants et la vie sexuelle du couple. Il ne constate toutefois pas de violation du chiffre 7 de la «Déclaration» (respect de la vie privée), dans la mesure où ce journal a pris soin de protéger l’identité des proches de la candidate. L’article du «Matin» en effet ne permettait pas leur identification, surtout pas pour un public romand. De son côté, le «Blick» n’a pas pris le même soin. La mention du lieu où la candidate avait eu son cabinet médical, en particulier, est discutable. Mais là encore, le Conseil de la presse ne constate pas de violation, car le «Blick» s’est abstenu de mentionner des détails sur la vie intime de l’entourage de la candidate.

4. Enfin, les journaux auraient-ils dû renoncer à toute publicité sous le prétexte qu’elle contribuerait à l’«enfermement» de Laura Armani dans «un monde absurde» et hors de la réalité? Le «Matin» et le «Blick» auraient-ils dû, en quelque sorte, protéger Laura Armani contre elle-même? La question se pose, car l’accord d’une personne à être exposée dans les médias ne dispense pas ces derniers de prendre en considération les conséquences négatives possibles pour elles (voir le récent avis 9/2007). Dans le cas présent toutefois, le Conseil de la Presse ne voit pas au nom de quoi les médias devraient taire une candidature politique officielle. De plus, le phénomène de la transsexualité, même s’il continue de choquer de nombreuses personnes, n’en est pas moins indéniable, et il est légitime que les médias en fassent état.

III. Conclusions

La plainte est rejetée.