Nr. 8/2012
Suicide / Identification / Protection des victimes

(Stop suicide c. «Le Matin») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 17 février 2012

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I. En fait

A. Le 9 mai 2011, le quotidien «Le Matin» publie un article intitulé «La mort pour 60 dollars» signé de Tom Granay, correspondant du journal à New York. L’article reflète la polémique née aux Etats-Unis autour du suicide d’un jeune homme de 29 ans, Nick Klonoski, en décembre 2010. Celui-ci a en effet utilisé un «kit suicide» vendu par correspondance par une nonagénaire, Sharlotte Hydorn, basée à San Diego en Californie. L’article explique que Sharlotte Hydorn a conçu son kit pour venir en aide aux malades en phase terminale après avoir vu son mari agoniser d’un cancer du côlon en 1977. Il ajoute qu’elle se dit «peinée pour la famille de ce jeune homme» mais qu’elle réfute toute responsabilité dans sa mort.

L’article donne le nom de la société par laquelle Sharlotte Hydorn commercialise son kit par correspondance. Il explique aussi de manière détaillée la manière dont Nick Klonoski a opéré pour se donner la mort, mettant le sac en plastique sur sa tête, puis inhalant le gaz mortel. Plus loin, l’article reproduit les explications de la nonagénaire, qui explique que l’hélium est un «excellent moyen de mourir» sans souffrance en donnant d’autres détails sur la manière de procéder. L’article est accompagné de deux photos, l’une du kit sorti de son carton, l’autre, plus petite, montrant son utilisation sur un mannequin allongé avec le sac de plastique autour de la tête.

B. En date du 28 octobre 2011, l’association «Stop suicide» dépose une plainte contre «Le Matin». Elle invoque la violation des chiffres 7 (respect de la vie privée) et 8 (respect de la dignité humaine) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste». Elle mentionne plus précisement les directives 7.2 (identification), 7.9 (suicide) et 8.3 (protection des victimes).

L’association précise qu’elle ne remet pas en cause la médiatisation des kits et du suicide de Nick Klonoski, puisque l’affaire a «déclenché une vive discussion publique» aux Etat-Unis. Elle estime toutefois que le traitement de cette information contrevient à la directive 7.9. Elle rappelle qu’à de multiples reprises, le Conseil suisse de la presse a insisté sur la prudence dont les médias doivent faire preuve en parlant de suicide, notamment en raison des risques d’imitation. Or «tout au long de l’article, le quotidien fournit des informations détaillées sur le ‹kit suicide›», remarque Stop suicide: description et illustration de l’objet; manière de se le procurer en donnant les noms de Sharlotte Hydorn et de sa compagnie; prix du kit; enfin description détaillée de la manière de s’en servir et publicité par Sharlotte Hydorn sur l’efficacité de son système. De plus, «Le Matin» utilise une couleur qui met en exergue le prix du kit et le sous-titre (kit suicide).

Stop suicide estime que «Le Matin» a aussi dérogé à la directive 7.2 (identification) en donnant le nom de Nick Klonoski alors que cette mention ne répond, selon elle, à aucune des exceptions admissibles par cette directive.

Enfin, Stop suicide reproche au quotidien de n’avoir pas respecté la directive 8.3 (protection des victimes). La plainte met en cause les deux photos publiées. L’association estime que «Le Matin» a présenté l’affaire de manière sensationnelle par la publication des photos et du nom, qui «n’apporte aucune information utile sur le phénomène du suicide perpétré».

A l’appui de sa plainte, Stop Suicide produit les conseils publiés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la retenue à observer en matière de médiatisation d’un suicide. L’association répertorie aussi une série d’études émises par le monde médical. Toutes concluent à l’effet d’imitation que peut avoir une couverture médiatique du suicide et appellent à la plus grande prudence en la matière.

L’association joint en outre des copies de quelques publications américaines qui ont couvert l’affaire, dont un long article paru sur le site Daily Beast, dont la plupart des autres médias se sont inspirés.

C. Le 9 décembre 2011, dans une réponse signée par sa rédactrice en chef, Sandra Jean, «Le Matin» conteste avoir violé la «Déclaration». Concernant la directive 7.2, le quotidien estime que «le nom de M. Nick Klonoski avait déjà été dévoilé dans plusieurs publications nationales et internationales et que, dès lors, la question de la divulgation de son identité ne se posait plus». De plus, la famille avait décidé «de rendre public le suicide de leur proche afin de combattre publiquement et efficacement les kits suicide (…). Par la médiatisation de leur combat, la famille de la victime a sciemment rendu public leur identité».

«Le Matin» affirme que la publication des détails sur son utilisation «était uniquement dictée par l’information du public», dans le cadre de la polémique sur les kits suicide. «Partant, nous réfutons avoir créé un danger d’incitation au suicide». Les informations sur le matériel utilisé et le fonctionnement du kit étaient «nécessaires à la bonne compréhension du cas». Le quotidien en conclut que le chiffre 7 de la «Déclaration» n’a pas été violé.

Concernant la directive 8.3, «Le Matin» estime que son compte-rendu «n’est nullement irrespectueux envers la victime ou ses proches». La publication des photos illustrant le kit suicide répondait «à un intérêt légitime – l’information du public – et était dépourvue d’un quelconque sensationnalisme». D’autant plus, signale la rédactrice en chef, que les photos du kit suicide avaient déjà paru dans de nombreux articles sur l’affaire. De plus, elles ne concernaient que le kit et non la personne en question ou son environnement. Il n’y a donc pas violation du chiffre 8 de la «Déclaration».

Enfin, la rédaction souligne qu’elle n’entre pas en matière sur les recommandations de l’OMS car elles ne font pas partie des normes déontologiques de la profession, les seules dont s’occupe le Conseil de la presse.

D. La plainte est traitée le 17 février 2012 ainsi que par correspondance par la deuxième Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Pascal Fleury, Michel Bührer, Anne Seydoux, Françoise Weilhammer, Annik Dubied et Michel Zendali.

II. Considérants

1. La directive 7.9 relative à la «Déclaration» traite spécifiquement du suicide. Elle engage les médias à respecter «la plus grande retenue dans les cas de suicide», qui ne peuvent faire l’objet d’une information que par exception. La question ici ne porte pas sur la légitimité de parler du suicide de Nick Klonoski – la plaignante ne la conteste pas – mais sur le traitement de l’information.

Le Conseil de la presse a souligné à de nombreuses reprises la retenue dont les médias doivent faire preuve en la matière. Et dans la même directive 7.9, il précise: «Afin d’éviter les risques de suicide par imitation, les journalistes renoncent à des indications précises et détaillées sur les méthodes et les produits utilisés.»

2. Dans l’article qui fait l’objet de la plainte de Stop suicide, «Le Matin» ne fait pas que décrire factuellement le dispositif qui a servi à Nick Klonoski à se suicider, description nécessaire à la compréhension du lecteur. Il met en scène l’acte lui-même en décrivant les gestes que le suicidé a dû faire pour parvenir à ses fins. Aucun témoin n’étant présent, il s’agit bien d’une reconstitution destinée à mettre le lecteur «en situation». Selon le Conseil de la presse,
la description détaillée que donne l’article du modus operandi, presque incitative dans le cas de Sharlotte Hydorn, dépasse «la plus grande retenue» exigée en pareil cas. Cette description est suivie de celle, précise et très engageante, que fait Sharlotte Hydorn de son système. Toutes ces indications contreviennent à la directive 7.9 précitée.

3. «Le Matin» pouvait-il nommer Nick Klonoski? Que «plusieurs publications nationales et internationales» l’aient fait n’aurait peut-être pas suffi à le justifier. Par contre, le fait que la famille en ait ouvertement parlé, notamment dans le cadre de sa campagne contre les kits suicide, comme le signale la rédaction, autorise effectivement cette dernière à le reprendre.

4. Concernant le chiffre 8.3 (protection des victimes), le Conseil n’estime pas que la présentation d’objets comme le kit suicide ou le mannequin puisse être considérée comme une atteinte aux «intérêts de la victime et des personnes concernées», selon les termes de la directive. De plus, l’article n’est pas irrespectueux pour la victime ou ses proches. Le «caractère sensationnel» auquel la directive fait référence concerne les cas où «la personne humaine est dégradée au rang d’objet», ce qui n’est pas le cas ici.

III. Conclusions

1. La plainte contre «Le Matin» est partiellement admise.

2. En publiant l’article «La mort pour 60 dollars» dans son édition du 9 mai 2011 et en décrivant par le détail la manière d’utiliser le kit suicide et les avantages qu’il apporte aux gens qui veulent se donner la mort, «Le Matin» a violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (suicide).

3. Pour le reste, la plainte est rejetée.

4. «Le Matin» n’a pas violé le chiffre 7 sous l’aspect de l’identification, ni le chiffre 8 (protection des victimes) de la «Déclaration».