Nr. 32/2008
Respect de l’anonymat / Présomption d’innocence

(X. c. Agence télégraphique suisse / «La Liberté» / «Le Matin» / «Blick») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 21 mai 2008

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I. En fait

A. Le 15 février 2008, l’Agence télégraphique suisse (ATS) a diffusé une dépêche relatant les suites d’un accident mortel qui a eu lieu la veille à Milan. La dépêche est titrée «Collision entre un bus et un tram à Milan. Le conducteur fautif, établi en Suisse, est ‹détruit›». Elle est cosignée par l’Agence de presse italienne ANSA. L’ATS signale que la dépêche a été «entièrement remaniée».

L’accident est brièvement rappelé: un véhicule tout terrain a dévié de sa trajectoire en plein centre de Milan pour empiéter sur la voie réservée aux transports publics; le véhicule «aurait heurté un bus le poussant contre un tram qui arrivait en sens inverse». L’accident a fait un mort et 26 blessés.

La dépêche de l’ATS précise que le véhicule est une «Porsche Cayenne immatriculée à Fribourg». Elle rapporte les propos de son conducteur, qui s’est adressé aux journalistes «devant le palais de justice de Milan, à l’issue de son audition par la procureure Cecilia Vassena». Le conducteur semble admettre, dans son adresse aux médias, être responsable de l’accident: «Je suis détruit par ce qui s’est passé, je n’ai pas de mots pour l’expliquer. Cela me semble une hallucination, mais je comprends que c’était bien moi qui conduisait cette voiture», dit-il en faisant référence au drame.

La dépêche indique, en parlant du conducteur que: «L’homme, un Italo-Russe de 38 ans établi à Matran (FR), est un agent de joueurs de football.»

B. Une version plus courte de la dépêche est diffusée le même jour en allemand par l’ATS/SDA. Elle ne donne pas la marque du véhicule, mais identifie le conducteur en termes similaires à la version française. Par contre une dépêche (en allemand) de l’ATS/SDA datée du jour de l’accident (14 février 2008) et le relatant brièvement donne la marque du véhicule en signalant qu’il a des plaques suisses et que son conducteur est un Italien de 38 ans domicilié en Suisse («Der 38-jährige Italiener mit Wohnsitz in der Schweiz …)».

C. Le vendredi 15 février 2008 le «Blick» publie un article sur l’accident («Schweizer Spielervermittler baut Horrorunfall in Mailand. ‹Ich wollte nur ausweichen›.») basé sur une propre recherche.

D. Le samedi 16 février 2008, plusieurs quotidiens, dont «La Liberté» et «Le Matin», parlent de l’accident en reprenant la dépêche de l’ATS ou en se basant partiellement sur elle.

E. Le 25 février 2008, X. saisit le Conseil de la presse pour lui demander un avis sur la dépêche de l’ATS et sur «le manque de vigilance des journaux qui l’ont reproduite». Il joint les dépêches de l’ATS/SDA mentionnées plus haut ainsi que des coupures de «La Liberté», du «Matin» et du «Blick».

Le plaignant constate que la dépêche «donnait l’âge, la double nationalité, la profession et la commune de domicile de l’auteur de l’accident ainsi que la marque et le modèle de son véhicule». (…) «ces précisions ne sont pas données dans d’autres cas. Elles sont, à mon avis, de nature à nuire à l’auteur de l’accident, dont la gravité ne dispense pas de bénéficier de la présomption d’innocence. De surcroît, la désignation de la marque et du modèle du véhicule pourrait laisser croire qu’un défaut technique serait à l’origine de cette accident, ce qui ne semble pas être le cas».

F. Dans sa réponse du 19 mars 2008, le rédacteur en chef de «La Liberté», Louis Ruffieux, justifie la reprise in extenso de la dépêche de l’ATS par la «loi de proximité», le conducteur étant domicilié dans le canton de Fribourg. Il exprime l’avis que «les indications publiées dans ‹La Liberté› (…) ne permettent pas aux lecteurs ne connaissant pas cette personne de découvrir son identité», d’autant moins que Matran n’est plus «un village où tout le monde se connaît». De plus, dit-il, l’auteur de l’accident «n’a pas cherché à se cacher». Malgré cela, et contrairement à d’autres médias, «La Liberté n’a donné ni le prénom ni les initiales» du conducteur, mais les indications données se justifiaient par son activité «hypermédiatisée». Quant à la marque et au modèle de la voiture, Louis Ruffieux justifie leur mention car ils donnent une information sur son impact ainsi que sur le standing de son propriétaire.

G. Le 31 mars 2008, l’ATS représenté par Bernard Maissen, rédacteur en chef et directeur des rédactions, et par Marc-Henri Jobin, rédacteur en chef adjoint et chef de la rédaction française, a fait parvenir sa prise de position au Conseil suisse de la presse.

L’ATS signale que selon ses règles internes le nom d’un accusé peut être publié s’il s’agit d’un élu, d’un fonctionnaire à un poste clé ou si sa notoriété est telle «qu’il est vain de renoncer à leur nom». Le conducteur ne remplissant aucune de ces conditions l’identité a été tue, mais le seul fait que l’accusé «a parlé ouvertement et sans intermédiaires aux journalistes» sur la place publique aurait même pu justifier la publication du nom.

Le conducteur n’étant pas «un quidam» (profession médiatisée, y compris par l’intéressé), l’ATS a choisi de donner une «description indirecte» qui devait éviter d’une part d’identifier la personne suspecte, d’autre part de faire porter les soupçons sur d’autres personnes. L’argument selon lequel l’identification aurait été facilitée par la taille de Matran est contesté par l’ATS, qui souligne que la commune compte «un nombre respectable d’habitants». De ce fait, le nombre de personnes ayant pu identifier l’auteur présumé de l’accident se limite à celles qui auraient de toute manière pu le faire, «du fait de leur proximité géographique et/ou de leurs relations privées ou professionnelles».

La mention de la marque et du modèle de la voiture, répond encore l’ATS, avait pour but de fournir des éléments (poids, puissance) à même d’expliquer comment un véhicule privé a pu pousser un bus contre un tram. De plus, note l’agence, il aurait été vain, voire hypocrite, de ne pas l’identifier alors que des images de l’accident circulaient dans différents médias en Italie et en Suisse.

H. Par courrier du 30 avril 2008 les rédactions du «Matin» et du «Blick» se sont exprimés par un avocat commun. Le «Blick» signale que l’article est le résultat d’une enquête propre. En revanche, l’article du «Matin» est basé sur les trois dépêches de l’ATS.

Pour les deux rédactions, il existe un intérêt manifeste du public lorsque l’auteur d’un accident de cette gravité habite en Suisse, conduit un véhicule immatriculé en Suisse et exerce une profession d’intérêt public et international. La personne concernée s’est en outre publiquement exprimée sur l’accident et sa cause, elle a reconnu sa propre implication et s’est laissé photographier, continue l’avocat. Dans ces conditions, une violation du droit à sa personnalité est exclue, car, par son attitude, cette personne a abandonné ce droit. Il explique aussi qu’il était légitime de donner la marque du véhicule (photo à l’appui) pour expliquer le choc et la position sociale du conducteur. Pour l’avocat, le «lecteur moyen» ne peut, sur la base des informations divulguées, y compris des initiales, voire du prénom dans le «Blick», identifier le conducteur.

I. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, qui est composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, , Charles Ridoré, Anne Seydoux et Michel Zendali. Pascal Fleury, rédacteur de «La Liberté» s’est récusé.

K. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 21 mai 2008 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Même si X. ne le mentionne pas expressément, il semble clair que sa plainte se fonde sur le chiffre 7 de la «Déclarat
ion des devoirs et des droit du/de la journaliste» (respecter la vie privée) ainsi que les chiffres 7.5 (présomption d’innocence) et 7.6 (mention des noms) des Directives y relatives. La plainte vise principalement une dépêche de l’ATS mais «à laquelle s’ajoute le manque de vigilance des journaux qui l’ont reproduite», sans que l’on sache si la plainte les concerne aussi. Aucun nom de journal n’est mentionné. Le fait que le plaignant ait joint des photocopies de «La Liberté», du «Matin» et du «Blick» a conduit le Conseil à considérer qu’ils étaient inclus dans la plainte. La question est de savoir si les indications données par l’ATS ou par les articles des trois journaux permettent d’identifier l’auteur de cet accident, si une éventuelle identification était admissible et si les textes violent son droit à la présomption d’innocence.

2. a) La directive 7.6 (mention des noms) stipule que «le/la journaliste ne publiera en principe pas le nom ni tout autre élément permettant d’établir l’identité d’une personne mêlée à une affaire judiciaire, de manière à ce que cette personne ne puisse être identifiée hors de son cercle familial, social ou professionnel, informé indépendamment des médias. Des exceptions à cette règle sont toutefois admises:

– lorsqu’un intérêt public prépondérant le justifie;

– lorsque la personne exerce un mandat politique ou une fonction publique importante et qu’elle est poursuivie pour avoir commis des actes incompatibles avec cette activité;

– lorsque la notoriété de la personne est reconnue, cette notion s’appréciant de manière restrictive, et que les actes qui lui sont reprochés sont en rapport avec les causes de sa notoriété;

– lorsque la personne rend elle-même publique son identité ou accepte expressément que cette dernière soit dévoilée et lorsqu’une autorité officielle dévoile cette identité publiquement.»

b) En l’occurrence, tout dans le comportement du conducteur, de même que sa connaissance des médias et la présence de son avocat permettent de conclure à une acceptation expresse d’être identifié par les médias. Contrairement aux médias italiens, les médias visés par la présente plainte n’ont ni mentionné le nom de l’automobiliste, ni publié son portrait. En outre, le Conseil de la presse prend en considération que l’accident semble avoir un lien au moins indirect avec l’activité professionnelle de l’agent de joueurs de football. Avec cette activité, il avait eu une certaine notoriété médiatique dans le passé. En plus, il semble douteux qu’il était identifiable hors de son cercle familial, social ou professionnel sur la base des indications données dans les articles notoriété médiatique par la plainte. En revanche, ces indications n’étaient pas sans importance pour la compréhension des lecteurs. Sous cet aspect, l’ATS et les trois journaux n’ont pas violé le chiffre 7 de la «Déclaration».

3. a) La directive 7.5 stipule que «les comptes rendus et reportages sur les affaires judiciaires veilleront à prendre en compte la présomption d’innocence dont jouit le justiciable». Conformément à la pratique du Conseil de la presse (voir les prises de position 31/2007, 64/2006, 60 et 61/2003), la présomption d’innocence est respectée lorsqu’il ressort d’un compte rendu que la procédure judiciaire est encore en cours (ou n’a même pas commencé) et qu’une éventuelle condamnation n’a pas encore été prononcée ou qu’elle n’est pas encore entrée en force.

b) Les comptes rendus contestés répondent à ces exigences. Le «Blick» écrit «soll wegen fahrlässiger Tötung angeklagt werden». «Le Matin» mentionne, que «l’automobiliste fautif a été inculpé d’homicide par négligence». De même, dans le dépêches de l’ATS ainsi que dans l’article de «La Liberté», il n’est pas question de condamnation pénale, mais il ressort que des interrogatoires par la procureur milanaise sont en cours.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. L’ATS, «La Liberté», le «Blick» et «Le Matin» n’ont pas violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (respecter la vie privée).