Nr. 21/1999
Respect de la vie privée / Traitement des photographies

(Chabloz c. „L’Illustré“) Prise de position du Conseil de la presse

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I. En fait

A. Le 14 juillet 1999 „L’Illustré“ publie une enquête intitulée „Lausanne carrefour de la drogue“ comportant plusieurs photos du parvis de l’église de Saint-Laurent, prises au téléobjectif. L’article tente d’établir une sorte d’état des lieux de cet emplacement central de Lausanne où se réunissent des jeunes réputés proches des toxicomanes lausannois. A partir de Sain Laurent il esquisse un portrait plus large du milieu de la drogue à Lausanne. Le texte de l’article est jugé équilibré et ne suscite que des réactions positives.

B. Le 16 juillet 1999 M. Henri Chabloz, diacre de la paroisse de Saint-Laurent, dépose plainte auprès du Conseil de la presse au motif que quatre des photos illustrant l’article de „L’Illustré“ permettent de reconnaître plusieurs dizaines des personnes qui sont ainsi stigmatisées comme faisant partie, selon le plaignant, d’une scène lausannoise de la drogue.

Le photographe a travaillé caché, indique le plaignant, à l’aide d’un téléobjectif. „Des gestes d’un instant, manifestement choisis en fonction de leur ambiguïté, sont fixés sur le papier (des jeunes qui regardent leurs bras, une jeune fille qui soulève son tee shirt).“

M. Chabloz se fait l’interprète de treize des personnes photographiées à leur insu ou désireuses de protester, dépose plainte en leur nom et envoie au Conseil des la presse des photocopies de témoignages manuscrits où ces personnes font état de leur colère, du sentiment de n’avoir pas été respectées comme des êtres humains, „d’être simplement pour l’Illustré des objets que ce journal propose au voyeurisme du public“.

C. Dans sa prise de position du 9 août 1999, le rédacteur en chef de „L’Illustré“, M. Daniel Pillard, considère quant à lui que les photos étaient indispensables pour un magazine comme „L’Illustré“, et qu’elles ont été réalisées avec les précautions voulues pour que les gens soient le moins reconnaissable possible. Il n’était pas possible de procéder autrement car les intéressés n’auraient pas accepté d’être photographiés. Cette manière de faire a veillé à la fois l’interêt du public et à celui des personnes privées.

D. En date du 21 août 1999, M. Chabloz adresse au Conseil de la presse copie de l’échange de correspondance qu’il a eu avec M. Pillard au sujet de cette affaire. Le 27 juillet 1999 M. Chabloz avait en effet écrit au rédacteur en chef de „L’illustré“ pour lui faire part de sa réaction à l’enquête publiée. Il s’en est suivi un échange de correspondance à la faveur duquel les deux interlocuteurs s’expliquent, l’un sur le but de l’article incriminé et l’autre sur le motif de sa plainte. Les deux correspondants ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur le coeur du différend, à savoir la publication des photos du parvis de Saint-Laurent et la signification qu’elles peuvent prendre dans le public.

M. Chabloz se dit également choqué par le retard pris par la publication de sa réaction en lettre de lecteurs et le caractère partiel du texte retenu. Il s’estime mécontent du manque de réponse aux autres propositions formulées, notamment celle d’un rencontre du rédacteur en chef avec les personnes qui ont déposé plainte.

E. Le Conseil de la presse a décidé de soumettre la plainte à la 2e Chambre composée par Daniel Cornu (président), Dominique Bugnon, Marlyse Cuagnier, Madeleine Joye, Antoine Maurice et Urs Widmer. La plainte a été traitée lors de la séance de la 2e chambre du 8 septembre 1999.

II. Considérants

1. La prise de vues et la publicité des images concernent l’application des chiffres 4 (ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des images ou des documents) et 7 (respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire) de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste. Le Conseil de la presse s’est prononcé à plusieurs reprises sur des questions touchant la photographie, notamment les montages et manipulations (en particulier dans sa prise de position no 2/98, recueil 1998, p. 29ss.)

2. L’intérêt public semble bien établi en l’occurrence. Le préambule de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste le souligne: „Du droit du public à connaître les faits es les opinions découle l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes“. La question de la drogue est l’une des plus importantes pour le public en Suisse, toutes générations confondues et aussi bien du côté de l’offre (revendeurs et dealers) que de la consommation. „L’Illustré“ dont le siège est à Lausanne avait le droit et même le devoir de s’intéresser à une situation comme celle de Saint-Laurent et à proposer une enquête à ce sujet.

3. L’intérêt du public étant admis, était-il justifié de photographier les personnes assises ce jour là devant Saint-Laurent et de les présenter comme des membres de la scène lausannoise de la drogue, voire des toxicomanes? Le fait que les personnes en question s’expose en public sur des escaliers d’une église ne tranche pas cette interrogation. Même si ce personnes se produisent ainsi (il y a un effet de scène d’ailleurs fréquent chez les toxicomanes), ils n’en résulte pas qu’ils acceptent pour autant la prise de photographies et l’utilisation de leur image. Or la protection de la vie privée, telle qu’elle est prévue par le chiffre 7 de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste, s’étend à celle de l’image, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de personnes présentées comme faisant partie d’un groupe socialement problématique. La publication de leur image les expose en l’occurrence à une suspicion aggravée.

La protection ne s’étend pas en principe aux lieux publics, bien que l’étendue du principe soit discutée en droit. Or il apparaît que l’on devrait tenir compte ici du tort particulier qui résulte pour ces personnes de leur présentation comme des membres de la „scène de la drogue“.

4. S’agissant du chiffre 4 de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste, la question des modalités, du ton, de l’angle, de l’écriture de telles enquêtes est essentielle sur des sujets de ce genre, reconnus comme délicats. Délicats, parce qu’ils touchent une catégorie minoritaire de la population, socialement et économiquement vulnérable. Ils soulèvent des émotions dans le public et s’inscrivent sur un arrière-plan de politique de la drogue fortement ressenti et débattu par l’opinion.

Les photographies prises au téléobjectif l’ont été de manière à assurer un certain anonymat aux personnes photographiées, on a pris soin de prendre les images de suffisamment loin pour rechercher l’effet du nombre plutôt que des portraits d’individus. Si les photographiés se plaignent de se reconnaître et d’être reconnus par leurs proches, il n’en va pas de même pour le public plus large de „L’Illustré“, qui n’a pas ce qu’une lectrice appelle une bonne connaissance de la „zone de près“.

5. Aurait-il fallu aller plus loin dans la précaution? La question se pose en raison d’autres clichés dans le même reportage où figurent des policiers qui, pour leur part, ont été maintenus dans leur anonymat de fonction par des masques ajoutés sur leurs yeux. Ce n’est le cas ni des personnages assis sur les escaliers, ni d’un dealer africain vu et reconnaissable pleine face. Deux poids et deux mesures ont donc été adoptés dans le traitement de la photographie. Du point du vue de la pesée des intérêts que fait apparaître le chiffre 7 de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste, ils semblent d
onc que les plaignants auraient pu et même auraient dû être protégées dans leur vie privée de manière au moins égale au traitement réservé aux policiers.

6. Le Conseil de la presse note enfin que le sort de la plainte examinée et sa résolution eussent été facilitée par l’acceptation de la rencontre proposée par le plaignant entre ses mandats et la rédaction de „L’Illustré“. Cette bonne manière relève du principe général de fairness (équité) reconnu par la déontologie.

III. Conclusions

1. Il y a un intérêt public à ce qu’un média fasse une enquête y compris un reportage photographique sur la question de la drogue.

2. La prise de vue au téléobjectif n’est par en soi déloyale au sens du chiffre 4 de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste, dans la mesure où il s’agit d’un lieu public et où on n’a pas recherché délibérément à exposer ou dénoncer les personnes photographiées.

3. Si dans le même contexte l’identité de policiers photographiés est rigoureusement protégée, le média devait user au moins de la même prudence avec les autres personnes dont l’image est publiée, soit en leur demandant l’autorisation a posteriori, soit en masquant leur visage sur les photos.