Nr. 15/2011
Rechercher la vérité / Audition lors de reproches graves / Vie privée / Montages / Indépendance

(Wawrinka c. «24 Heures») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 3 février 20

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I. En fait

A. Le 19 août 2010, «24 Heures» publie un article signé Sylvain Müller et intitulé «Les parents Wawrinka accusés de despotisme». Selon cet article, cinquante-cinq éducateurs et auxiliaires du Centre social et curatif (ci-après CSC) de St-Barthélémy ont dénoncé début juillet 2010 dans une pétition des dysfonctionnements et un climat d’extrême tension au sein de cette institution anthroposophe. Les résidents, environ quatre-vingt personnes polyhandicapées, en souffriraient.

D’après le journaliste, les pétitionnaires, sans désigner de coupable, dénoncent l’omniprésence, la tyrannie et l’inflexibilité de la coresponsable du CSC. Il faut relever que le texte de ladite pétition, ainsi que les noms des signataires, ne sont pas cités dans cet article.

Par ailleurs, la rédaction de «24 Heures» aurait reçu onze témoignages écrits et signés qui accableraient Mme Isabelle Wawrinka, qui gère le CSC avec son époux, Wolfram Wawrinka. Les époux Wawrinka sont les parents de Stanislas Wawrinka, joueur de tennis professionnel. Des extraits de ces témoignages figurent dans l’article du 19 août 2010, mais leurs auteurs ne sont pas identifiés.

Le journaliste affirme que les époux Wawrinka ont refusé de répondre à ces «attaques» et ont déclaré dans un communiqué être «conscients des difficultés que traverse leur secteur». Ils affirment que «la Direction leur a reconfirmé sa confiance» et n’avoir «aucun doute que la structure va retrouver son calme au plus vite».

Contacté, le président du comité directeur estime que des tensions internes existent, mais qu’il s’agit d’une «crise de croissance» du CSC. Le comité directeur a d’ailleurs décidé de restructurer le fonctionnement de l’institution en créant trois pôles: hôtelier, agricole et éducatif.

Interrogé également, le chef du Département de la santé et de l’action sociale (DSAS) du canton de Vaud déclare être au courant de la situation. Le Service de prévoyance et d’aide sociale (SPAS) est chargé du suivi du cas.

B. Le 20 août 2010, dans un article signé C. C., la présidente du conseil de fondation du CSC affirme que «les époux Wawrinka se remettent fortement en question et sont prêts à revoir beaucoup de choses dans leur manière de gérer le centre». Elle déclare que le couple conserve l’appui de la fondation du CSC. De leur côté, les pétitionnaires estiment que rien n’a changé sur place, tandis que le SPAS «n’a pas pris de mesures immédiates pour modifier l’encadrement des résidents, mais surveille de près l’évolution du conflit».

C. Dans un troisième article, daté du 25 août 2010, Sylvain Müller revient sur cette affaire. Selon la porte-parole du DSAS, «il est avéré que les résidents souffrent de la situation actuelle». Le SPAS a «pris acte des mesures prises par la direction et vérifiera leur efficacité sur place et dans un délai proche».

D. Le 10 septembre 2010, Isabelle et Wolfram Wawrinka déposent plainte contre «24 Heures» auprès du Conseil suisse de la presse. Ils expliquent être employés depuis de très nombreuses années par le CSC de St-Barthélémy. Suite au développement de cette institution, de nouveaux employés, notamment des éducateurs, ont été engagés pour renforcer le secteur éducatif. Les époux Wawrinka estiment être victimes d’une «politique de harcèlement intentée à leur encontre par ces jeunes éducateurs».

Madame et Monsieur Wawrinka dénoncent une violation du chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (respecter la vie privée des personnes), dans la mesure où leur «patronyme a été jeté en pâture au public» dans l’article du 19 août 2010, sans qu’il y ait un intérêt public le justifiant. Ils estiment par ailleurs que cet article porte des accusations «d’une extraordinaire gravité» à leur encontre et affirment n’avoir pas été «informés de la violence de ces accusations avant de prendre connaissance de cet article». Ce dernier viole le chiffre 3 de la «Déclaration» (audition lors de reproches graves), le journaliste n’ayant pas procédé à leur audition avant sa publication. D’après les plaignants, il y a également violation du chiffre 1 de la «Déclaration» (rechercher la vérité), l’article présentant la situation «de manière partiale et tronquée». Le journaliste n’a présenté que la version des pétitionnaires, sans se renseigner auprès des parents et des tuteurs des résidents, dont plusieurs ont manifesté leur soutien au couple Wawrinka. Enfin, la photographie des époux Wawrinka illustrant l’article du 19 août 2010 est un photomontage et ne serait pas présenté comme tel, ce qui constitue une violation du chiffre 3 de la «Déclaration» (montages). Le choix de cette photo, où on voit les époux Wawrinka souriant, alors que le titre de l’article les accuse de «despotisme», apparaît comme «particulièrement malheureux» aux plaignants. Ceux-ci pensent être victimes d’un parti pris de «24 Heures» à leur encontre. Finalement, les plaignants demandent si l’auteur de l’article ne devait pas se récuser, vu l’amitié révélée sur Facebook entre son épouse et la «meneuse de la cabale» contre eux.

E. Le rédacteur en chef de «24 Heures», Thierry Meyer, conclut au rejet de la plainte des époux Wawrinka le 16 novembre 2010. Il estime qu’il relevait de la mission d’information de «24 Heures» d’informer le public sur les problèmes de gestion importants du CSC, institution subventionnée par le canton du Vaud. Selon lui, la publication du patronyme des plaignants ne viole pas le chiffre 7 de la «Déclaration», car ils sont coresponsables d’un office public de renom.

D’autre part, le journaliste Sylvain Müller n’a pas violé le chiffre 3 de la «Déclaration», car il a contacté à deux reprises les époux Wawrinka pour qu’ils puissent prendre position sur les accusations portées contre eux. Monsieur Wawrinka a annulé un rendez-vous prévu le 30 juillet 2010. Selon le rédacteur en chef, il n’y a pas eu violation des chiffres 1 et 3 de la «Déclaration» et le journaliste n’a pas présenté les faits de manière partiale et tronquée. Il affirme que ce dernier disposait de plusieurs éléments, dont la pétition et les témoignages, qui ne sont cependant pas joints à la réponse. Il prétend que les témoignages contenaient des «accusations encore plus graves», qui n’ont toutefois pas été publiées «afin de préserver la personnalité des plaignants». Enfin, s’agissant de la photo des époux Wawrinka, c’est une photo d’archive et il est «expressément» indiqué qu’il s’agit d’un photomontage. Il n’y a donc pas violation du chiffre 3 de la «Déclaration».

F. La plainte a été traitée par la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré, Anne Seydoux et Michel Zendali, lors de sa séance du 3 février 2011, ainsi que par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Les plaignants estiment que le journal «24 Heures» a «jeté leur patronyme en pâture au public», sans qu’un intérêt public le justifie, violant en cela le chiffre 7 de la «Déclaration». Selon la directive 7.2 (identification), «les journalistes soupèsent avec soin les intérêts en jeu (droit du public à être informé, protection de la vie privée). La mention du nom et/ou le compte rendu identifiant est admissible (…) si la personne exerce un mandat politique ou une fonction dirigeante étatique ou sociale et que la relation médiatique s’y rapporte.»

En l’occurrence, cette condition justifiant la mention du nom des plaignants est remplie. Les époux Wawrinka sont coresponsables d’un office public de renom. En revanche, on peut avoir des doutes sur la question de savoir s’il était nécessaire de mentionner la parenté avec leur fils. Malgré ce doute, et aussi parce que ce lien de parenté avait été mentionnée au préalable dans d’autres reportages et était de notoriété publique, le Conseil de la presse arrive à la conclusion que «24 Heures» n’a pas violé le chiffre 7 de la «Déclaration».

2. Mme et M. Wawrinka arguent qu’ils auraient dû être entendus avant la publication de l’article du 19 août 2010, où ils sont accusés de «despotisme», Mme Wawrinka étant critiquée pour son «omniprésence», sa «tyrannie» et son «inflexibilité». Ils y voient une violation du chiffre 3 de la «Déclaration».

Le chiffre 3.8 des directives relatives à la «Déclaration» (audition lors de reproches graves) stipule qu’en vertu du principe d’équité (fairness) et du principe éthique général consistant à entendre les deux parties dans un conflit, les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves et de reproduire brièvement et loyalement sa position dans le même article ou la même émission. Selon la jurisprudence du Conseil, lorsqu’un journaliste formule des reproches graves à l’égard d’une personne, il ne suffit pas de la contacter avant publication avec des questions vagues. Il est au contraire obligé de confronter la personne avec les reproches concrets (prise de position 38/2010).

L’article du 19 août 2010 contient des accusations graves contre les époux Wawrinka. Il ressort des documents produits par «24 Heures» que si Sylvain Müller a bien soumis le 30 juillet 2010 à Mme Wawrinka les propos qui lui seraient attribués dans son projet d’article, il ne lui a pas indiqué les faits concrets qui lui étaient reprochés. C’est donc sans réellement connaître les griefs invoqués que les époux Wawrinka ont fait parvenir un communiqué au journaliste. Le 2 août 2010, celui-ci a fait savoir aux plaignants qu’il avait en sa possession onze témoignages incriminant Mme Wawrinka, sans aucune indication quant à la gravité des reproches formulés.

Force est donc de constater que la rédaction de «24 Heures» n’a pas fait tout son possible pour permettre au couple Wawrinka de prendre position sur les graves reproches qui étaient formulés par des témoignages écrits qu’ils n’ont jamais vus.

3. Les époux Wawrinka estiment que le journaliste de «24 Heures» a violé le chiffre 1 de la Déclaration en ne recherchant pas la vérité, mais en relatant de manière partiale la situation existante au sein du CSC. M. Müller a enquêté auprès des signataires de la pétition et des témoignages, auprès du président du comité directeur et de la présidente du conseil de fondation du CSC, auprès du DSAS, mais ne mentionne aucune enquête auprès des parents et tuteurs des résidents, qui étaient pourtant les premiers intéressés par une résolution des problèmes soulevés.

Il ne découle de la «Déclaration» aucune obligation de rendre compte de manière objective. Ainsi, le Conseil a statué constamment que le libre choix des informations qui sont publiées constitue une partie essentielle du travail journalistique et de la liberté de l’information. Sous réserve de l’obligation d’entendre une personne faisant l’objet de reproches graves, il est admissible de prendre parti dans un conflit (prises de position 10/2010, 37/2008).

En l’occurrence, l’article de «24 Heures» se concentre sur le conflit entre la direction et le personnel du CSC et ne s’occupe pas des éventuelles répercussions sur les patients. Il relevait donc de la liberté du journaliste de renoncer à une recherche complémentaire auprès des parents et tuteurs des résidents.

4. La photographie montrant les plaignants devant des bâtiments du CSC est un photomontage. C’est écrit en petits caractères sur la droite de l’image. La directive 3.6 indique que les photomontages doivent être très clairement signalés comme tels, afin que les lecteurs soient mis à l’abri de tout risque de confusion.

En l’espèce, la déclaration du photomontage est correcte – même si l’écriture est petite. En outre, quant au contenu du montage, le Conseil de la presse ne voit pas de danger de confusion pour le public. En effet, les images originales ne sont pas détournées de leur sens premier dans le montage.

5. Finalement, les plaignants mettent en question l’indépendance de l’auteur de l’article. «Nous avons appris par hasard que l’épouse de Sylvain Müller (…) est une amie de (…) la ‹meneuse› de la cabale à notre encontre (…) Cette amitié est attestée par la page Facebook jointe en annexe. L’attitude de ce journaliste est ainsi d’autant plus grave qu’il aurait dû à notre sens se récuser.»

Pour le Conseil de la presse, ce grief est manifestement infondé. D’une part, les journalistes ne sont pas responsables des amitiés de leurs époux. D’autre part, dans sa réponse à la plainte, «24 Heures» expose de manière convaincante que le reproche des plaignants n’a pas de base réelle.

III. Conclusions

1. La plainte est partiellement admise.

2. «24 Heures» a violé le chiffre 3 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (audition lors de reproches graves) en ne confrontant pas les plaignants avec les reproches concrets contenus dans l’article «Les parents Wawrinka accusés de despotisme» du 19 août 2010.

3. Pour le reste, la plainte est rejetée.

4. «24 Heures» n’a pas violé les chiffres 1 (rechercher la vérité), 3 (montages), 7 (identification) et 9 (indépendance) de la «Déclaration».