Nr. 57/2010
Recherche de la vérité / Audition lors de reproches graves Loyauté de la recherche / Identification / Dignité humaine

(X. c. «Vigousse»/«Le Matin»)

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I. En fait

A. En date du 14 mai 2010, le journal satirique «Vigousse» publie, sous la plume de Patrick Nordmann, un article intitulé «Des escrocs bien plantés!», dans lequel il fait état d’une «arnaque pyramidale» dont les auteurs présumés, «G.M.» et «P.D.», sont en passe d’être jugés par la justice valaisanne. L’hebdomadaire précise que cette «belle escroquerie à la Madoff» a fait «une bonne septantaine de floués» et qu’«une bonne vingtaine de millions» ont disparu dans la nature. Surnommés tantôt «escrocs», «margoulins», «grigous», «lascars», «aigrefins» ou «fripouilles», ils se sont «goinfrés près de 9 millions de francs» dans un «train de vie digne de leur statut de financiers de haut vol».

B. Le 20 mai 2010, le quotidien «Le Matin» publie un article sous le titre «Les Madoffs valaisans ont détourné 23 millions!» Signé par Joël Cerutti, cet article donne davantage de précisions sur l’affaire. On y apprend que 64 personnes ont été escroquées pour plus de 23 millions de francs en plus de dix ans. Les clients étaient presque tous basés à l’étranger et avaient des liens d’amitié avec les prévenus. Les modalités de l’escroquerie sont expliquées, avec une société principale à Sion et d’autres dans divers pays. Les prévenus sont également mieux cernés que dans l’article de «Vigousse». «G.M.» est qualifié de «Madoff sédunois», il a «la soixantaine bien sonnée». «P.D.» est son «proche associé». Tous deux sont accusés d’escroquerie par métier, de faux dans les titres et d’abus de confiance. Ils ont fait neuf mois de prison préventive.

C. Le 26 mai 2010, «Le Matin» publie un deuxième article sur la même affaire, toujours sous la signature de Joël Cerutti. Intitulé «Un passé très chargé», il affirme que «G.M.» n’en était pas à son coup d’essai. Remontant aux années 1980, il fait état de ses activités dans les assurances et dans l’immobilier, où, selon une source anonyme, il percevait «des dessous-de-table de la taille d’une montagne». «G.M.» aurait aussi été «expulsé» de la loge maçonnique de Bex dont il était membre, et aurait «flirté avec la scientologie». Depuis sa sortie de prison, il bénéficierait, selon «Le Matin», de l’AVS et de l’aide sociale.

D. Le 28 juin 2010, X. porte plainte devant le Conseil suisse de la presse. Il estime que l’utilisation des initiales de son nom (G.M.) n’est que «pure hypocrisie, dans la mesure où les détails fournis permettent à quiconque de l’identifier avec certitude». Le plaignant affirme également que MM. Cerutti et Nordmann n’ont «pas fait un travail d’investigation sérieux, puisqu’ils se sont basés uniquement sur un rapport de 43 pages d’une personne qui me charge depuis le début de cette affaire». Il précise qu’aucun des deux journalistes n’a daigné prendre contact avec lui. Pour lui, les articles incriminés ne sont qu’«une suite d’allégations non vérifiées destinées à satisfaire leur informateur et à me nuire dans ma vie privée». En l’espèce, ils font «le procès avant le procès». Selon le plaignant, les articles de «Vigousse» et du «Matin» ont violé les chiffres 1 (recherche de la vérité), 3 (audition lors de reproches graves), 4 (ne pas utiliser de méthodes déloyales pour obtenir des informations), 7 (respect de la vie privée des personnes) et 8 (respect de la dignité humaine) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

E. Le 2 juillet 2010, X. adresse une nouvelle lettre au Conseil suisse de la presse. Il demande que les journalistes confirment auprès du Conseil les sources de leurs renseignements, qu’ils expliquent la raison pour laquelle ils ont publié leurs articles «sans contrôler la véracité des informations qu’ils ont reçues» et enfin quel moyen ils ont à disposition pour rétablir la vérité. Le plaignant accompagne cette missive d’un texte de sa plume où il précise en détail ce qu’il qualifie être «les faits réels».

F. Dans sa réplique du 17 août 2010, le journal «Vigousse» estime n’avoir enfreint aucun des préceptes déontologiques des journalistes. Il fait remarquer que l’article incriminé ne contenait aucun détail de lieu (à part le canton), ni d’identité permettant de reconnaître formellement «G.M» et «P.D.». Il souligne aussi que le terme «escroc» utilisé dans le titre correspond à la dénomination des pièces judiciaires consultées. Idem pour les montants cités. Enfin, il lui a semblé superflu d’«entendre» les personnes concernées, estimant qu’elles n’auraient fait que «nier les faits pour lesquels ils sont prévenus et inculpés».

G. Dans sa prise de position du 13 octobre 2010, «Le Matin» estime également n’avoir enfreint aucune règle déontologique dans la publication des deux articles mis en cause par le plaignant. Estimant qu’il y avait un «intérêt public» à traiter de pareilles «chaînes de Ponzi» ou «jeux de l’avion», le quotidien réfute toute violation de la «Déclaration». La recherche de la vérité a été faite par une «enquête détaillée» et, observe le journal, X. n’apporte aucune preuve inverse dans sa plainte. Le plaignant n’évoque pas non plus les méthodes déloyales qu’aurait utilisées le journaliste pour obtenir des informations. Concernant le respect de la vie privée du plaignant, «Le Matin» souligne que les informations données dans l’article sont en lien avec sa vie professionnelle, que son nom n’a pas été révélé (seulement les initiales) et que son visage, caché par un bandeau, n’a pas été dévoilé. Enfin, «Le Matin» ne voit pas en quoi le respect de la dignité humaine aurait pu être violé dans ses articles.

H. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré, Anne Seydoux et Michel Zendali.

I. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 2 décembre 2010 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. La 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse procède par une analyse transversale des trois articles incriminés, en abordant consécutivement les chiffres 1, 3, 4, 7 et 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»), qui font l’objet de la plainte.

2. a) Le plaignant dénonce une violation du devoir de recherche de la vérité (chiffre 1 de la «Déclaration»). Il affirme que les auteurs des articles «n’ont pas fait un travail d’investigation sérieux, puisqu’ils se sont basés uniquement sur un rapport de 43 pages d’une personne qui me charge depuis le début de cette affaire». Il précise que dans les trois articles incriminés, les montants avancés sont «erronés» et que «ce sera à la justice d’en établir le décompte». De plus, le second article du «Matin» (26.5.2010) comporterait des erreurs, selon le plaignant: X. n’aurait pas été «expulsé» de sa loge maçonnique, mais aurait volontairement présenté sa démission. Et il n’aurait jamais eu de contact avec les milieux de la scientologie.

b) Pour sa défense, le journal satirique «Vigousse» affirme s’être reposé sur des «pièces judiciaires» pour les montants cités. L’article cite un «rapport de police». «Le Matin», pour sa part, prétend avoir effectué une «enquête détaillée», «sérieuse et rigoureuse», avant la rédaction de ses articles. Le premier texte du «Matin» cite comme sources «ses victimes», le «chef de l’information de la police cantonale valaisanne», un «rapport de dénonciation», le «juge d’instruction» chargé du dossier, et même indirectement le plaignant. Le second article cite «quelqu’un qui l’a con
nu», un «membre» de la loge maçonnique, «un de ses anciens amis», «un banquier» ainsi que d’autres sources anonymes. Concernant la rumeur d’un contact avec la scientologie, «Le Matin» précise avoir donné très précisément comme telle cette nouvelle non confirmée, en utilisant l’expression «on murmure».

c) Le Conseil suisse de la presse estime que «Vigousse» n’a pas violé le chiffre 1 de la «Déclaration». Le journal satirique s’est basé sur des pièces judiciaires pour étayer son article. Il cite d’ailleurs un «rapport de police». Concernant les chiffres fournis, il prend ses précautions en usant un formule approximative «une bonne septantaine de floués et une bonne vingtaine de millions disparus».

d) Concernant le premier article du «Matin», le Conseil suisse de la presse n’observe de même pas de violation du chiffre 1 de la «Déclaration». Le journal cite de multiples sources, certaines nommément.

e) En revanche, le second article du «Matin», qui évoque le passé «très chargé» du prévenu, contrevient au chiffre 1 de la «Déclaration». Il fait appel à de multiples sources anonymes ainsi qu’à une rumeur, pour expliquer qu’il «n’en était pas à son coup d’essai». Le plaignant aurait, entre autres, perçu «des dessous-de-table de la taille d’une montagne» dans des affaires immobilières. Il aurait été «expulsé» de sa loge maçonnique, et aurait «flirté avec la scientologie».

Le Conseil rappelle que la mention de la source est en principe souhaitable dans l’intérêt du public, mais reconnaît le droit du journal à protéger ses sources. Il constate en revanche que le quotidien a diffusé une rumeur sans en avoir vérifié l’information. La rumeur est anonyme. Si le journaliste a le droit d’avoir des sources anonymes, il doit toutefois les vérifier, et ne pas se contenter d’écrire «on murmure» (cf. prises de position 9/2008 et 18/2009). Dans son second article, «Le Matin» a donc contrevenu au chiffre 1 de la «Déclaration».

3. a) Le plaignant reproche aux journalistes de n’avoir pas pris contact avec lui pour l’entendre (Directive 3.8 relative à la «Déclaration»: audition lors de reproches graves). «Vigousse» se défend en affirmant qu’il lui a semblé superflu d’entendre les personnes concernées «qui n’auraient fait que nier les faits pour lesquels ils sont prévenus et inculpés». «Le Matin» ne se prononce pas sur ce point dans sa réplique.

b) L’hebdomadaire «Vigousse» émet des reproches à l’encontre du plaignant, qui peuvent être considérées comme graves. Par analogie à l’art. 28 alinéa 4 du Code pénale («L’auteur d’un compte rendu véridique de débats publics ou de déclarations officielles d’une autorité n’encourt aucune peine») un journaliste peut exceptionnellement renoncer à contacter la personne concernée s’il se contente de publier des extraits d’un document officiel (prises de position 31/2004, 12/2006, 15/2009, 21/2010).

Si «Vigousse» avait décrit de manière précise, dans son article, les documents judiciaires qu’il tient comme sources de ces reproches graves, il aurait pu se passer de contacter le plaignant. N’ayant pas fait mention de ses sources judiciaires, il aurait dû lui donner la parole. La Directive 3.8 est donc violée. Avant de publier des reproches graves, les journalistes sont obligés de contacter la personne concernée quelle que soit la prise de position attendue.

c) «Le Matin» émet également des reproches graves à l’encontre du plaignant. Dans son premier article, il se réfère au «rapport de dénonciation», donc une source officielle dans le sens mentionné ci-dessus. En outre il cite le plaignant, au moins indirectement («Au sortir de la prison des Iles en décembre dernier, il a clamé à qui voulait l’entendre qu’il était ‹victime de la plus grande erreur judiciaire du siècle en Valais›»).

Dans le second article, le journal multiplie les accusations anonymes graves, concernant l’affaire mais surtout le passé du plaignant. Il s’agit de faits qui ne font pas part de la procédure pénale en cours et qui sont nouveaux pour les lecteurs du «Matin». Dès lors, l’auteur de l’article aurait dû contacter le plaignant pour obtenir son point de vue.

4. X. invoque aussi le chiffre 4 de la «Déclaration» (ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations). La plainte ne donne toutefois pas d’arguments pour appuyer cette accusation que réfutent d’ailleurs les journaux incriminés, qui ont fait valoir le sérieux de leurs recherches (voir le point 2 des considérants). Le Conseil suisse de la presse estime qu’il n’est pas déloyal de se baser sur des documents défavorables au plaignant.

5. a) Le plaignant se réfère également au chiffre 7 de la «Déclaration» (respecter la vie privée des personnes). La Directive 7.4 est particulièrement concernée dans cette affaire. Il y est prescrit que: «Lors des comptes rendus judiciaires, les journalistes soupèsent avec une attention particulière la question de l’identification. Ils tiennent compte de la présomption d’innocence.» Pour le Conseil suisse de la presse, le chiffre 7 de la «Déclaration» n’a pas été violé.

b) Concernant la question de l’identification, les deux journaux ont publié les initiales «G.M.» du plaignant. «Le Matin» a accompagné ces initiales des précisions «Madoff sédunois» et «la soixantaine bien sonnée». Le Conseil suisse de la presse estime que pareilles précisions ne suffisent pas en soi à identifier le plaignant «par des tiers n’appartenant pas à l’entourage familial, social ou professionnel, et qui donc sont informés exclusivement par les médias» (Directive 7.2 relative à la «Déclaration»; identification).

c) S’agissant de la présomption d’innocence, selon la jurisprudence du Conseil de la presse, elle est respectée lorsqu’il ressort d’un compte rendu que la procédure judiciaire est encore en cours et qu’une éventuelle condamnation n’a pas encore été prononcée ou qu’elle n’est pas encore entrée en force (voir les prises de position 60/2009, 32/2008, 31/2007). C’est le cas dans les trois articles incriminés. «Vigousse» précise même dans son introduction que «tout inculpé est présumé innocent avant de passer devant une cour de justice».

6. Le plaignant invoque finalement le chiffre 8 de la «Déclaration» (respecter la dignité humaine). Faute de précisions dans la plainte, le Conseil suisse de la presse imagine que le plaignant fait allusion à l’utilisation, dans les articles, de termes comme «escroc» ou «escroquerie», alors que la procédure judiciaire est encore ouverte et que, selon le plaignant, son casier judiciaire est vierge. L’hebdomadaire satirique «Vigousse» multiplie en plus les qualificatifs forts: «escrocs», «margoulins», «grigous», «lascars», «aigrefins», «fripouilles», etc.). Pour le Conseil, il est tout à fait admissible de commenter un délit avec des mots forts, même si l’affaire n’est pas encore jugée. Pareil vocabulaire se conçoit en particulier dans le genre satirique, les lecteurs de «Vigousse» étant parfaitement au courant du ton de la publication et donc capables de faire la part des choses. Il n’y a donc pas de violation du chiffre 8 de la «Déclaration».

III. Conclusions

1. La plainte contre «Vigousse» est partiellement admise.

2. «Vigousse» a violé le chiffre 3 (audition lors de reproches graves) de la «Déclaration des devoirs et des droit du/de la journaliste». S’agissant de reproches graves, le journal satirique aurait dû préciser quelles étaient les pièces judiciaires utilisées comme sources pour l’article «Des escrocs bien plantés!» publié le 14 mai 2010, ou alors auditionner le plaignant.

3. Pour le reste, la plainte contre «Vigousse» est rejetée. Le journal satirique n’a pas enfreint les chiffres 1 (recherche de la vérité), 4 (loyauté de la recherche), 7 (identification) et 8 (dignité humaine) de la «Déclaration».

4. La plainte contre «Le Matin» est partiellement admise.

5. «Le Matin» a violé le chiffre 1 de la «Déclaration» (recherche de la vérité) en publiant une rumeur sans en vérifier la véracité – «on murmure de G.M. aurait flirté avec la scientologie» («Un passé très chargé» du 26 mai 2010).

6. Dans le même article, en publiant des reproches graves sur le passé du plaignant sans lui donner l’occasion de donner son point de vue, «Le Matin a violé le chiffre 3 de la «Déclaration» (audition lors de reproches graves).

7. Pour le reste, la plainte contre «Le Matin» est rejetée. Le journal n’a pas enfreint les chiffres 4 (loyauté de la recherche), 7 (identification) et 8 (dignité humaine) de la «Déclaration».