Nr. 12/2003
Publication d’une rumeur démentie

(Syndicat lémanique des journalistes c. «Le Matin») Prise de Position du Conseil suisse de la presse du 19 mars 2003

Drucken

I. En fait

A. Le 21 novembre 2002, le «Blick» a publié un court article sous le titre «Calmy-Rey rit des rumeurs». Il y était affirmé qu’une rumeur tenace au Palais Fédéral attribuait à Micheline Calmy-Rey, alors candidate à la succession de Ruth Dreifuss, un amant au sein de l’administration fiscale genevoise. Cet homme aurait fourni des données fiscales à la conseillère d’Etat. La rumeur était clairement présentée comme sans fondement et absurde. L’amant présumé, précisait l’article «est en fait un fantôme. Il n’a ni nom ni visage, personne ne le connaît». La candidate était citée en ces termes: «Je n’ai pas besoin d’un amant pour avoir accès à des données fiscales et je n’en ai pas.»

B. Le 22 novembre 2002, «Le Matin» a consacré à la même rumeur un article de tête sur trois colonnes, intitulé «Rumeurs ridicules». Il s’agissait d’une interview de Micheline Calmy-Rey. Interrogée sur les accusations déjà démenties dans le «Blick», la candidate, dûment mise en garde contre le risque de voir désormais sa vie privée «épluchée», confirmait son démenti.

Cette interview était accompagné d’un complément intitulé «Des gens comme tout le monde?» Il y était fait allusion à un précédent article, paru dans «Le Matin Dimanche», pour lequel les papables à la succession de Ruth Dreifuss avaient été interrogés sur plusieurs aspects de leur personnalité, y compris privés. La présidente du Parti socialiste Christiane Brunner avait alors découragé les candidats de répondre, estimant que les questions qui leur étaient posées touchaient à leur vie privée. «Le Matin» semble avoir vu une contradiction entre cette attitude, vertement stigmatisée à l’époque, et le fait pour Micheline Calmy-Rey d’avoir démenti la rumeur la concernant dans le «Blick». Le dernier mot était laissé au radical Fulvio Pelli au nom du «monde politique». «Les hommes et femmes d’Etat sont des gens comme tout le monde, affirmait ce dernier. Si leur vie privée n’influence pas leur travail, laissons-les tranquilles.»

Dans le même numéro du «Matin» figurait encore un éditorial intitulé «La question délicate». Peter Rotenbühler, rédacteur en chef du «Matin», qui le signait, constatait l’intérêt croissant porté à la vie privée des hommes et des femmes politiques. Il justifiait le choix du «Matin» de faire écho à la rumeur concernant Micheline Calmy-Rey par le fait qu’elle aurait été très répandue à Genève. Tout en admettant qu’«on va certainement reprocher aux médias de faire écho à une rumeur qui, en principe, ressort au domaine strictement privé de la candidate», il se défendait en faisant valoir que «Le Matin» avait offert à cette dernière l’occasion de démentir les ragots. «Avec les réponses claires de Mme Calmy-Rey, tranchait-il, nous pouvons enfin revenir aux vraies questions, qui concernent ses compétences politiques.»

C. Le 26 novembre 2002, Pierre Meyer, président du Syndicat lémanique des journalistes, a écrit à Peter Rothenbühler pour demander à le rencontrer, si possible en présence du médiateur du «Matin», Jean-Marie Vodoz, afin de discuter avec lui de la compatibilité de cette opération avec l’article 7 de la Déclaration des devoirs et des droits de journalistes («Respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire; s’interdire les accusations anonymes ou gratuites»).

D. Le 28 novembre 2002, Peter Rothenbühler a répondu au SLJ que les articles litigieux n’avaient suscité aucune réaction «ni positive ni négative» parmi les lecteurs du Matin. «Une fois de plus, commentait-il, seuls les journalistes des publications concurrentes qui ont délibérément décidé de ne pas parler d’un sujet, se posent en censeurs et moralisateurs. Ce n’est pas pour moi un motif suffisant pour venir m’en expliquer devant vous.»

E. Le 20 décembre 2002, le SLJ a déposé plainte contre «Le Matin» auprès du Conseil de la Presse. Le SLJ interroge le Conseil sur deux points principaux. L’existence ou non d’un intérêt public justifiant, au regard du chiffre 7 de la Déclaration, la publication de la rumeur concernant Micheline Calmy-Rey. Et la réponse de Peter Rothenbühler au SLJ, dans laquelle le rédacteur en chef du «Matin» avait notamment fait valoir que c’était aux seuls lecteurs du «Matin» de juger les choix rédactionnels du quotidien. Cette réponse, demande la SLJ, n’invalide-t-elle pas les règles éthiques de la profession, dont, en tant que rédacteur en chef, il aurait dû être le «dernier garant»?

F. Sollicité de faire valoir un point de vue, Peter Rothenbühler a répondu par courrier du 14 janvier 2003 qu’il n’avait rien à ajouter à sa lettre du 28 novembre 2002.

G. La plainte du SLJ a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la Presse, composée de Sylvie Arsever, Nadia Braendle, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Dominique von Burg. Michel Zendali, rédacteur en chef adjoint du «Matin» s’est spontanément récusé.

H. Le SLJ a demandé en outre la récusation de Dominique von Burg, au motif que ce dernier, en tant que rédacteur en chef d’une autre publication d’Edipresse pouvait avoir un conflit d’intérêt s’agissant d’une plainte visant le rédacteur en chef du «Matin».

I. Le président de la 2ème Chambre a rejeté cette demande par courrier du 6 février 2003 en se référant à la position adoptée dans le cadre de la prise de position 8/2001 dans la cause FSJ/SLJ contre Jeannet. Dans celle-ci la Chambre avait constaté, «qu’aucun de ses membres, quelle que soit la nature de relations anciennes ou présentes avec le groupe Edipresse, n’était désigné par l’une des parties en raison de sa „proximité particulière à l’égard d’une des parties de la plainte qui rendrait plausible une restriction essentielle de la capa-cité d’adopter une position impartiale“ (art. 11 du Règlement du Conseil suisse de la presse). Aucune demande de récusation n’ayant été donc formulée nommément, il appartenait à chacun des membres ayant ou ayant eu des relations avec Edipresse de se prononcer à titre personnel sur son éventuelle „incapacité de se prononcer impartialement“ au sujet de la plainte (art. 12 du Règlement). Aucun d’eux n’a considéré se trouver dans cette situation. Aucune récusation n’a donc été enregistrée.» Concernant la situation particulière de M. Dominique von Burg, rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», le président de la 2ème Chambre a estimé, «qu’elle n’a pas changé entre-temps. Il n’y a donc toujours aucun indice qu’il ne serait pas capable de se prononcer avec impartialité du seul fait qu’une plainte mette en cause un article paru sous la responsabilité d’un rédacteur en chef d’un autre journal du groupe Edipresse.»

J. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 19 mars 2003.

II. Considérants

1. Le Conseil de la Presse a déjà été amené à se prononcer à de nombreuses reprises sur la question de la protection de la vie privée des personnages publics et notamment des politiciens en application du chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste». Il a précisé en substance que les hommes et les femmes politiques devaient accepter un intérêt accru pour leur vie privée, voire, si l’intérêt public l’exige, pour leur sphère intime. Pour qu’une telle irruption soit justifiable au regard de la déontologie, il faut toutefois qu’il existe un rapport entre les faits dévoilés et la charge publique de la personne concernée. Le Conseil a ainsi admis que l’intérêt public ne justifiait pas la discussion sur la place publique d’anciennes frasques imputables à Hans Kopp à un moment où sa femme Elisabeth était candidate au Conseil fédéral (prise de position du 27 novemb
re 1984). Il a également jugé injustifiée la révélation des visites faites par le mari d’une conseillère nationale, alors papable pour la direction du PDC, auprès d’une prostituée (36/2001). Il a en revanche estimé compatible avec la «Déclaration» la mention du fait qu’un responsable politique en vue contestait être le père d’un enfant né hors mariage, dans la mesure où ce fait avait une conséquence politique, la mère invoquant ce motif pour expliquer sa démission du Conseil communal de la Ville de Lausanne (6/1993).

2. En réponse à un argument avancé par la rédaction en chef du «Matin», le Conseil de la presse se doit de réaffirmer que son rôle est de veiller au respect de la «Déclaration», qui énonce les normes déontologiques de la profession. Ces normes sont fondamentales et ne sauraient être niées dans leur existence même par la réaction ou l’absence de réaction des lecteurs.

3. Il ne fait pas de doute que la rumeur répercutée par «Le Matin» constitue une grave intrusion dans la vie privée de Micheline Calmy-Rey. La question est donc de savoir si l’intérêt public justifie cette intrusion. Peter Rothenbühler a refusé de s’expliquer devant le Conseil de la Presse. De l’éditorial qu’il a signé dans «Le Matin», on peut toutefois déduire qu’il situe cet intérêt public, non dans le fait de faire connaître un soupçon qui, s’il était avéré, serait de nature à mettre en question la capacité de Micheline Calmy-Rey à remplir un mandat de conseillère fédérale, mais dans la possibilité donnée à cette dernière de démentir publiquement une rumeur présentée comme omniprésente et sournoise.

En soi, la nécessité de démentir une rumeur répandue peut justifier de la rendre publique, particulièrement si elle touche un homme ou une femme politique. Le démenti ne doit toutefois pas aboutir à conférer de la crédibilité ou de la substance à des ragots insignifiants.

L’accusation colportée contre Micheline Calmy-Rey s’apparente à de tels ragots. L’affirmation selon laquelle la Conseillère d’Etat en charge des finances aurait besoin d’un amant dans le service des impôts pour avoir accès à des données fiscales est suffisamment risible pour perdre toute crédibilité.

L’intérêt public au démenti d’une telle rumeur était donc, à supposer qu’il existât, particulièrement mince. Il ne justifiait en tout cas pas l’ampleur donnée à l’opération du «Matin» (une interview, un complément, un éditorial). L’ensemble de cette opération laisse d’ailleurs une impression ambiguë: l’importance même qui lui est donnée est difficilement compatible avec l’affirmation que la rumeur évoquée est ridicule et le lecteur peut en retirer l’impression que «Le Matin» cherchait en réalité à mettre Micheline Calmy-Rey en contradiction avec la décision prise peu avant de refuser de parler de sa vie privée au «Matin Dimanche».

4. Le SLJ demande encore au Conseil de la Presse de se déterminer sur la réponse de Peter Rothenbühler à sa demande d’explication. Le Conseil n’entend pas entrer en matière sur cette question, qui n’est pas de sa compétence, puisqu’elle ne porte pas sur une publication et n’a donc pas de portée sur l’information du public.

III. Conclusions

1. Dans la mesure où l’entrée en matière a été acceptée, la plainte est admise.

2. La nécessité de démentir une rumeur répandue peut justifier le fait de la rendre publique. Cela doit toutefois être fait avec retenue, de manière à ne pas donner un écho immérité à une rumeur infondée.

3. L’article diffusé le 22 novembre 2002 par «Le Matin» sous le titre «Rumeurs ridicules» ne satisfaisait pas à ces exigences. «Le Matin» a donc violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».