Nr. 58/2008
Protection des victimes

(X. c. «Le Matin Dimanche») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 28 novembre 2008

Drucken

Zusammenfassung

Resumé

Riassunto

I. En fait

A. Le 15 juin 2008, «Le Matin Dimanche» a publié un article intitulé «Le baby-sitter était un bourreau sexuel», en ouverture de son cahier «Points forts». Ce texte, signé par le journaliste Julian Pidoux, revenait sur la condamnation à la prison ferme, quelques jours plus tôt, d’un jeune homme de 19 ans, pour actes d’ordre sexuel et viol sur une fillette de cinq ans et demi. L’article situe le lieu du délit, indique comment le baby-sitter avait été recruté et donne des détails sur la famille (statut marital de la mère, nombre d’enfants). Il donne enfin des précisions détaillées sur les abus subis par la fillette.

B. Le 16 juin 2008, une lectrice du journal dominical, X., s’adresse par courriel au rédacteur en chef Michel Danthe, pour lui faire savoir qu’elle a été «choquée par les détails des actes pédophiles» qu’a rapportés le journaliste. Elle lui demande les coordonnées de l’instance où elle pourra porter plainte.

C. Le 17 juin 2008, le rédacteur en chef Michel Danthe répond par courriel à la lectrice X. Regrettant que l’article ait pu la choquer, il explique que l’article visait, «en appelant les choses par leur nom», à «mettre en garde les parents contre l’engagement à l’aveugle de baby-sitters potentiellement dangereux». Ayant donné la position du journal, il fournit à la lectrice les coordonnées du Conseil suisse de la presse.

D. Le 24 juin 2008, X., non satisfaite des explications fournies par «Le Matin Dimanche», porte plainte auprès du Conseil suisse de la presse. Elle affirme que la description en détail des actes pédophiles subis par la petite fille, dans le paragraphe «Le bourreau ne tarde pas à agir», est «inadmissible» et l’a «beaucoup choquée et mis mal à l’aise». Ce paragraphe donne des détails précis sur les abus commis par le baby-sitter sur la fillette: «D’abord par des attouchements toujours plus intimes, allant de caresses à l’introduction de ses doigts dans le sexe de l’enfant, puis en la contraignant à embrasser son pénis. Mais ces actes pédophiles iront plus loin encore. Christophe (prénom fictif) poussera son vice jusqu’à pénétrer la petite Solange (prénom fictif). Une seule fois assure le baby-sitter devant ses juges; plusieurs fois à en croire la fillette. Et lorsque cette dernière tente, sous la douleur des abus qu’elle est en train de subir, de s’extirper des griffes de son violeur, le bourreau se fâche et a le sordide sang-froid de conseiller à sa victime de fermer les yeux pour avoir moins mal.»

Selon la plaignante, pareilles précisions contreviennent à la Directive 8.1 (Respect de la dignité humaine) relative à la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste», d’une part, parce que «la famille victime sera facilement identifiable» là où elle habite, d’autre part, parce que «le public, dont je suis, n’est pas non plus respecté dans sa sensibilité». La plaignante estime que «si, sous couvert de vérité, de clarification ou d’explication claire, on se permet ce genre de descriptions choquantes, c’est la porte ouverte à la pornographie (adulte ou enfantine) écrite dans les journaux à la portée de tout un chacun». Des descriptions détaillées de ce type «correspondent à des images pédophiles, et celles-ci sont interdites et punissables», estime-t-elle. La plaignante ajoute encore que «Le Matin Dimanche» «prend ses lecteurs pour des pervers». Selon elle, mentionner le terme d’«acte pédophile» serait suffisant.

E. Le 6 août 2008, «Le Matin Dimanche» rejette en bloc les critiques de la plaignante. La rédaction en chef souligne que l’article avait un «objectif didactique». Il s’agissait d’informer les parents «le plus clairement et le plus précisément possible» des dangers encourus lors de l’engagement d’un baby-sitter. Cette volonté d’information a été mise dans la balance avec le risque d’offusquer quelques lectrices ou lecteurs sensibles. «Il faut appeler les choses par leurs noms», note le journal dans sa réplique. Pour le journal, le respect de la dignité humaine n’est pas équivalent au respect de la sensibilité. «La sensibilité est une notion relative, dépendant à chaque fois de l’histoire et du vécu d’une personne particulière. La sensibilité ne peut donc pas être équivalente à la dignité. Le non respect de la sensibilité n’implique donc pas le non respect de la dignité humaine», défend-il. Pour le journal dominical, poser en principe opératoire que la sensibilité doit dicter la précision et la qualité de l’information signifierait la mise en péril de la liberté d’informer.

En outre, «Le Matin Dimanche» affirme, avoir veillé à empêcher l’identification de la famille de la victime en utilisant des prénoms fictifs et en localisant le drame dans un «degré de précision autorisé par les usages en cours dans la profession». Selon sa rédaction en chef, le choix de nommer la localité était voulu pour indiquer que pareil drame peut arriver même dans une petite bourgade de la région.

F. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, qui est composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré, Anne Seydoux. Michel Zendali, ancien rédacteur en chef du «Matin Dimanche», s’est récusé.

G. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 28 novembre 2008 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. a) Selon la directive 8.1 relative à la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste», «le respect de la dignité humaine est une orientation fondamentale de l’activité d’informer. Il doit être mis constamment en balance avec le droit du public à l’information. Le respect doit être observé aussi bien envers les personnes directement concernées ou touchées par l’information qu’envers le public dans son ensemble».

b) Après une discussion nourrie, le Conseil suisse de la presse reste partagé concernant la publication de détails anatomiques dans ce compte rendu d’audience destiné, selon «Le Matin Dimanche», à informer les parents le plus clairement et le plus précisément possible des dangers encourus lors de l’engagement d’un baby-sitter. Le Conseil suisse de la presse n’a pas la compétence pour dire si ces descriptions sont assimilables à des images pédophiles, comme le suggère la plaignante, mais il comprend qu’elles puissent «choquer» une frange des lecteurs. Il estime que les termes utilisés sont à la limite du tolérable et que leur utilisation n’est pas vraiment indispensable pour alerter les parents. Pour lui, «Le Matin Dimanche» aurait pu tout aussi bien faire passer son message «didactique» sans entrer dans des détails d’actes pédophiles, avec une description «anatomique» digne d’un médecin légiste.

c) «Le Matin Dimanche» était-il tenu, par respect pour les sensibilités de son lectorat, de renoncer à la description détaillée d’actes pédophiles? La prise de position 53/2004 avait pour objet la publication d’images d’une photographe connue représentant des enfants dans des poses à caractère indubitablement sexuel. Le Conseil de la presse avait alors nié une violation de la «Déclaration». «Dans un magazine de mode et life-style pour adultes on ne peut attendre que chaque mot et chaque image soit adaptée à des enfants ou à des jeunes gens. (…) Pour les journaux, tout comme pour des émissions de télévision, il est d’abord du devoir des parents de contrôler ce qui peut être vu par leurs enfants.»

Par analogie à cette prise de position, et en tenant compte du fait que les descriptions contenues dans l’article du «Matin Dimanche» ne s’imposent pas au public de manière aussi imméd
iate que des images choquantes (voir à ce propos avis 1/1998 et 45/2005), l’opinion majoritaire du Conseil de la presse est que la description détaillée de délits pédophiles ne suffit pas à fonder une violation de la directive 8.1. Concernant le respect de la sensibilité du public, le Conseil suisse de la presse reconnaît donc au «Matin Dimanche» sa liberté d’expression. De manière générale, il recommande toutefois aux médias de prendre d’autant plus de précautions dans l’évocation de scènes scabreuses que leur public cible est large et peut inclure de jeunes lecteurs et des personnes sensibles, ce qui est le cas pour «Le Matin Dimanche».

2. a) La plainte doit toutefois être admise pour une autre raison. Selon la directive 8.3 relative à la «Déclaration» (protection des victimes) «les auteurs de comptes rendus et reportages sur des événements dramatiques ou des actes de violence devront toujours peser avec soin le droit du public à être informé et les intérêts des victimes et des personnes concernées. Le/la journaliste proscrit toute présentation de caractère sensationnel, dans laquelle la personne humaine est dégradée au rang d’objet. C’est en particulier le cas de mourants, de personnes souffrantes, de cadavres dont l’évocation par le texte ou la présentation par l’image dépasseraient, par les détails des descriptions, la durée ou la grosseur des plans, les limites de la nécessaire et légitime information du public.» Dans sa jurisprudence le Conseil suisse de la presse a relevé par ailleurs que les comptes rendus judiciaires traitant de délits sexuels exigent des journalistes un soin et une attention particulières. «Cela est d’autant plus vrai s’il s’agit de mineurs, qu’ils soient victimes ou coupables» (45/2001).

b) S’agissant du risque d’identification de la famille, le Conseil suisse de la presse constate que «Le Matin Dimanche» a veillé à respecter l’anonymat des protagonistes de l’affaire, en utilisant des prénoms fictifs. Le journal a en revanche situé le lieu du drame. Il a donné des précisions sur le statut personnel et professionnel de la mère de famille, ainsi que sur le nombre et l’âge de ses enfants. L’article dit aussi que le baby-sitter était un «jeune homme de 19 ans», ce qui n’est pas très fréquent dans la garde d’enfants. Le Conseil suisse de la presse considère que les précisions données sur la situation familiale de la victime peuvent être utiles pour une bonne compréhension de l’affaire. Il estime qu’en soi, la localisation du drame ne suffit pas à identifier la famille «hors de son cercle familial, social ou professionnel, informé indépendamment des médias», comme le précise la directive 7.6 de la «Déclaration».

Toutefois, même si «Le Matin Dimanche» a respecté l’anonymat de la victime, le Conseil suisse de la presse relève que les choses se savent vite dans une petite ville. Dans ce sens, il était douteux de donner tellement de détails scabreux aux personnes susceptibles de connaître de près ou de loin la famille. Pour cette raison le Conseil de la presse estime que «Le Matin Dimanche» a enfreint la directive 8.3 relative à la «Déclaration». En publiant d’une part des détails anatomiques sur les abus subis par la fillette et d’autre part des précisions permettant l’identification de la famille par un entourage large, le journal dominical a contrevenu au respect de la dignité humaine de la victime et de sa famille.

III. Conclusions

1. La plainte est admise.

2. En combinant dans le même article une information très détaillée sur les abus subis par une fillette et une description de sa famille permettant à un entourage large de la reconnaître, «Le Matin Dimanche» a enfreint le chiffre 8 (protection des victimes), de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

Zusammenfassung

Resumé

Riassunto