Nr. 8/2001
Indépendance du journaliste

(FSJ/SLJ c. Jeannet)Prise de position du Conseil suisse de la presse du 2 février 200

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I. En fait

A. Dans son édition du 11 juin 2000, la « SonntagsZeitung » révèle l’existence d’un différend au sein de la rédaction du mensuel « Bilan ». D’une part, deux membres de la rédaction ont invoqué la clause de conscience pour présenter le 5 juin leur démission avec effet immédiat ; le motif en est la nouvelle formule du magazine représentant, selon les démissionnaires, une changement de la ligne rédactionnelle. D’autre part, des critiques sont émises par une partie de la rédaction concernant de prétendus manquements du rédacteur en chef, M. Alain Jeannet, à la déontologie professionnelle ; l’article de la « SonntagsZeitung » signale en particulier l’obtention d’une montre à des conditions de faveur et évoque de possibles articles de complaisance publiés dans le magazine économique.

B. La publicité accordée à cette affaire suscite de nombreux articles dans la presse romande. Le différend provoque de plus des remous internes qui s’étendent à l’ensemble du groupe Edipresse, auquel appartient « Bilan ».

C. En date du 11 août 2000, la Fédération suisse des journalistes (FSJ) et le Syndicat lémanique des journalistes (SLJ) déposent une plainte auprès du Conseil suisse de la presse. Cette plainte ne fait pas état de la clause de conscience invoquée par les journalistes démissionnaires, aspect qui relève de l’organe de conciliation FSJ-Presse Romande prévu par la Convention collective de travail signée par les deux parties. Elle s’en tient au respect de la déontologie professionnelle et recense de manière détaillée neuf cas considérés comme litigieux. Les plaignants fournissent au Conseil de la presse une liste de témoins. Ils lui demandent enfin de traiter ses informations dans la discrétion, en particulier de ne citer dans la mesure du possible, dans sa prise de position, « aucune des entreprises et personnes extérieures à Edipresse mentionnées dans la présente plainte ».

D. L’examen de la plainte est confiée à la 2ème Chambre du Conseil de la presse.

E. Le 16 octobre 2000, M. Alain Jeannet fait parvenir au Conseil de la presse une réponse circonstanciée, dans laquelle il conteste point par point les reproches qui lui sont adressés et donne à son tour une liste de témoins capables d’attester sa version des faits. En conclusion, il demande que d’éventuelles enquêtes complémentaires aient lieu au cours d’audiences publiques, que l’intégralité des débats soit transcrite dans un sténogramme et qu’il soit autorisé à recourir à l’assistance d’un avocat.

F. La FSJ adresse en date du 7 novembre 2000 une lettre au Conseil de la presse, dans la quelle elle insiste sur la nécessité, à ses yeux, d’entendre des témoins directs et invite le Conseil à se montrer particulièrement vigilant « dans le traitement des cas où une récusation pourrait s’avérer indiquée », faisant notamment référence aux « relations avec Edipresse ». Le SLJ adresse par ailleurs au Conseil de la presse une lettre datée du 8 novembre 2000 réagissant sur quelques aspects formels de la réponse de M. Alain Jeannet.

G. Quant aux aspects de procédure, la plainte a été examinée lors de sa séance du 10 novembre 2000 par la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever et Madeleine Joye, de MM. Dominique Bugnon, Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger (représentants du public). La 2ème Chambre a tout d’abord pris acte que la plainte n’était pas dirigée contre Edipresse, mais à titre individuel contre le rédacteur en chef de l’une des publications appartenant à ce groupe de presse. Elle constate qu’aucun de ses membres, quelle que soit la nature de relations anciennes ou présentes avec ce groupe, n’était désigné par l’une des parties en raison de sa « proximité particulière à l’égard d’une des parties de la plainte qui rendrait plausible une restriction essentielle de la capacité d’adopter une position impartiale » (art. 11 du Règlement du Conseil suisse de la presse). Aucune demande de récusation n’ayant été donc formulée nommément, il appartenait à chacun des membres ayant ou ayant eu des relations avec Edipresse de se prononcer à titre personnel sur son éventuelle « incapacité de se prononcer impartialement » au sujet de la plainte (art. 12 du Règlement). Aucun d’eux n’a considéré se trouver dans cette situation. Aucune récusation n’a donc été enregistrée. En ce qui concerne la demande des parties d’entendre des témoins, cette demande a été écartée pour les motifs évoqués au point 3 des considérants. Cette position a été immédiatement communiquée aux parties.

H. Les parties ayant été invitées à compléter leur première prise de position avant le 7 décembre 2000, M. Alain Jeannet a fait parvenir en date du 8 décembre deux déclarations écrites de témoins cités dans deux cas controversés. Quant aux plaignants, ils ont demandé un délai supplémentaire, qui leur a été fixé au 5 janvier 2001.

I. La 2ème Chambre a procédé à un premier examen matériel de la plainte lors de la séance du 15 décembre 2000, sur la base des éléments alors à sa disposition. Sa composition était modifiée dans la mesure où M. Michel Zendali a remplacé Mme Madeleine Joye, démissionnaire.

J. Les pièces complémentaires annoncées par les plaignants ont été adressées à la 2ème Chambre par un courrier daté du 4 janvier 2001. Les plaignants répondent à un certain nombre des arguments avancés par M. Jeannet et apportent des témoignages écrits concernant divers éléments de leur plainte, émanant de journalistes n’appartenant plus à la publication. De plus, certains documents évoquent des faits survenus après le dépôt de la plainte. En conséquence, M. Jeannet a demandé au Conseil de la presse de pouvoir s’exprimer sur ces points. Il en rendu en date du 30 janvier 2001 un mémoire complémentaire.

K. La 2ème Chambre a arrêté sa prise de position définitive lors de sa séance du 2 février 2001. Elle s’en tient aux cas et situations évoqués dans la plainte du 11 août 2000, estimant que l’apport d’éléments nouveaux par les plaignants est trop tardif en regard du déroulement de la procédure. Ces éléments n’ont pas de liens matériels directs avec les points soulevés dans la plainte. Ils devraient, pour être pris en considération, faire l’objet d’une nouvelle procédure de plainte.

II. Considérants

1. La plainte de la FSJ et du SLJ présente deux aspects peu communs en regard du fonctionnement habituel du Conseil de la presse. D’une part, elle rassemble divers cas litigieux, dont chacun pourrait faire l’objet d’une plainte et par conséquent d’une prise de position séparée. Son orientation générale est de démontrer, par un effet de convergence, des violations des dispositions de la Déclaration des devoirs et des droits. Elle se fonde en particulier sur les chiffres 9 (« N’accepter aucun avantage, ni aucune promesse qui pourraient limiter son indépendance professionnelle ou l’expression de sa propre opinion ») et 10 (« S’interdire de confondre le métier de journaliste avec celui de publicitaire ; n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs publicitaires »). D’autre part, la plainte repose, dans la plupart des cas, sur des témoignages de collaborateurs ou le récit de discussions à l’intérieur de la rédaction, voire sur le respect d’une charte interne élaborée par les journalistes de « Bilan ». En d’autres termes, elle ne tire pas argument de textes ou d’images effectivement publiés. Un seul élément de la plainte est fondé, matériellement, sur une publication : il s’agit de la photographie, jointe au dossier, du rédacteur en chef cé
lébrant un produit d’une entreprise romande et parue dans le rapport annuel 1999 de cette entreprise.

2. Concernant le premier aspect, le Conseil de la presse a décidé de tenir compte dans la mesure du possible de l’exemplarité des cas litigieux, en relation avec les dispositions concernées de la Déclaration des devoirs et des droits, plutôt que de discuter chacun d’eux dans le détail. En ce sens, il estime répondre à l’attente des plaignants qui est « clairement d’obtenir du Conseil suisse de la presse certains éclaircissements quant aux règles éthiques et déontologiques applicables, qui pourront servir de guide à l’ensemble de la profession, notamment dans ses relations avec les acteurs économiques ». Pour la clarté de l’exposé, il a donc choisi de regrouper les cas soumis par les plaignants et de les traiter dans l’ordre suivant : les interventions du rédacteur en chef sur la production journalistique avant parution (interview d’un conseiller fédéral et cotation de livres) ; l’acceptation d’avantages et l’entretien de relations personnelles de nature à compromettre l’indépendance journalistique (obtention d’une montre à prix d’usine et divers aspects des relations avec des acteurs économiques) ; les relations avec la publicité (activités en relation avec le marketing de la publication, menace de suppression de publicité et promotion d’un produit d’une entreprise).

3. Le second aspect pose une question de procédure. Convient-il, ainsi que le requièrent implicitement ou explicitement les parties, de procéder à une véritable enquête, au sens d’une instruction judiciaire, afin d’établir l’exactitude des faits ? Convient-il, dès lors, de procéder à l’audition de témoins, que la procédure ait un caractère confidentiel ou, au contraire, public ? Il est certain que la tenue d’audiences représenterait des difficultés pratiques considérables, dans la mesure où le Conseil de la presse ne dispose ni de moyens financiers ni de ressources personnelles à cet effet. De plus, le Conseil de la presse n’a pas, comme une juridiction pénale, l’autorité pour convoquer des témoins. Tout au plus peut-il les inviter et le résultat de son enquête dépendra pour une part de la disponibilité et de la bonne volonté de chacun d’eux. C’est pourquoi le Conseil de la presse a décidé de renoncer à procéder à l’audition de témoins et de s’en tenir dans cette affaire à sa pratique habituelle, qui est de se fonder sur les éléments disponibles : non seulement les articles publiés, mais aussi les prises de position des parties ainsi que les documents que celles-ci lui transmettent. De ce fait, la demande de M. Alain Jeannet d’être assisté d’un avocat se voit privée de son objet en ce qui concerne des audiences publiques. Au surplus, le Conseil de la presse ne voit aucune objection à ce qu’une partie recoure à un avocat, étant entendu que cette assistance est à sa seule charge, le Conseil de la presse ne prévoyant ni frais de procédure ni dédommagements aux parties.

4. Le Conseil de la presse est ordinairement amené à se saisir d’actes journalistiques constatés et constatables (soit la publication de textes, d’images ou de sons dans les médias), éléments matériels sur lesquels il a la possibilité de se prononcer quant au respect des dispositions de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste. C’est pourquoi le Règlement prévoit (chiffre 8.2) qu’ « une copie du compte rendu médiatique litigieux, soit du texte et/ou du son, respectivement de l’image, doit être jointe à la justification de la plainte ». Cette exigence est conforme à sa mission, dans la mesure où l’ensemble de la Déclaration est placé en préambule sous le respect « du droit du public à connaître les faits et les opinions », dès lors que « le droit à l’information, de même qu’à la libre expression et à la critique, est une des libertés fondamentales de tout être humain ». C’est donc essentiellement par rapport à ce droit du public qu’il convient de juger de l’observation de la Déclaration. Cela dit, le Conseil de la presse peut aussi être amené à évaluer à la lumière de la Déclaration des événements qui se produisent à l’intérieur d’une rédaction ou entre une rédaction et des tiers (en particulier lorsqu’une rédaction est soumise à la pression d’un annonceur). Il est toutefois conscient que le fait de s’immiscer dans les relations internes d’une rédaction peut l’exposer au risque de mener des procès d’intention quant aux motivations exprimées ou secrètes de n’importe quel acte journalistique. C’est la raison pour laquelle il tient à observer dans ce domaine une certaine retenue et s’en tenir aux faits patents.

5. Dans leur mémoire, les plaignants font référence à une charte rédactionnelle interne de « Bilan ». Le Conseil de la presse s’en tient, quant à lui, à la Déclaration des devoirs et des droits. Celle-ci fait référence à une « ligne générale de l’organe d’information » (lettre c de la Déclaration des droits), ainsi qu’à des conditions de travail « garanties par une convention collective » (lettre f), sans préjuger des contenus particuliers de l’une ou de l’autre. Le Conseil de la presse ne peut donc, par respect des formes, suivre les plaignants lorsqu’ils se réfèrent à cette charte de « Bilan », dont ils admettent eux-mêmes qu’elle n’est reconnue ni par la société éditrice ni par le rédacteur en chef du magazine. Cela dit, le Conseil de la presse n’ignore pas que l’existence d’une charte est prévue par la Convention collective de travail en vigueur dans la presse romande (art. 5). La question de savoir si la Charte du groupe Edipresse s’étend sans autre à l’ensemble des publications de ce groupe ou si une charte spécifique devrait exister au sein de « Bilan », en raison de ses caractéristiques propres, relève des relations internes entre l’éditeur et la rédaction du magazine économique.

6. Le premier volet de la plainte concerne les interventions du rédacteur en chef sur la production journalistique.

a) Les plaignants reprochent au rédacteur en chef de « Bilan » d’avoir modifié des passages d’une interview d’un conseiller fédéral après que le texte eut été approuvé par celui-ci et sans l’accord explicite de l’auteur. Le rédacteur en chef réplique, d’une part, qu’il a participé à l’interview en compagnie du rédacteur de l’article et, d’autre part, que la dernière version, qui ne modifie pas selon lui le sens des passages revus (respectant sur ce point la directive 4.5, ainsi que la prise de position 1/96), a été soumise avant publication à l’attaché de presse du conseiller fédéral. Le Conseil de la presse constate que rien ne l’empêchait cependant de consulter plus avant l’auteur de l’article à propos des dernières modifications apportées au texte.

b) Les plaignants reprochent aussi au rédacteur en chef d’avoir attribué à des critiques de livres rédigées par deux de ses collaborateurs (dont une collaboratrice extérieure) des cotations sous forme d’étoiles, sans consulter les journalistes concernés. Le rédacteur en chef fait valoir que ses collaborateurs étaient informés de l’introduction d’un système de cotation dès la nouvelle formule du magazine et que le rédacteur régulier concerné était en reportage, donc inatteignable au moment de son intervention.

Le Conseil de la presse constate que ces griefs tiennent essentiellement aux relations internes entre le responsable de la rédaction et ses collaborateurs. Les conditions de fabrication des journaux et magazines laissent, en tout temps, une marge d’intervention nécessaire au rédacteur en chef, responsable de la publication. Celui-ci peut en disposer soit directement, soit par délégation de compétence à des adjoints, chefs de rubrique, chefs d’édition ou secrétaires de rédaction (formul
ation d’un titre, réécriture d’un lead, coupes imposées par la mise en page, etc.). S’il est évident qu’une concertation avec les journalistes concernés est préférable à des décisions d’autorité, il n’est pas toujours possible d’assurer les conditions de cette consultation dans les délais de production, comme le rappelle la prise de position 3/97. Le Conseil de la presse relève au demeurant que le chiffre 3 de la Déclaration, ainsi que la directive 3.1 (traitement des sources), auxquels se réfèrent les plaignants, s’appliquent aux sources extérieures et non à la production interne de la rédaction.

Quant à l’attribution de cotations sans l’accord des journalistes concernés, elle est dommageable dans la mesure où le lecteur ne peut manquer de comprendre que l’évaluation est portée par l’auteur de la critique, qui a lu le livre. Elle constitue donc une erreur. Elle semble toutefois un acte de caractère trop bénin pour être considérée comme une obligation faite à chacun de ces deux journalistes d’exprimer une opinion qui serait « contraire aux règles de sa profession et de sa conscience » (lettre b de la Déclaration des droits). Les divergences sur les modes de fonctionnement interne ne renvoient pas, comme telles, à la Déclaration des devoirs et des droits, mais à d’éventuelles dispositions d’une charte interne de la rédaction (voir point 5 ci-dessus). Le Conseil de la presse estime en conséquence que les deux cas d’intervention sur la production rédactionnelle soulevés par les plaignants ne peuvent être considérés comme des violations de la Déclaration.

7. Le deuxième volet de la plainte porte sur l’obtention d’avantages ou de promesses qui pourraient limiter l’indépendance professionnelle du journaliste, renvoyant à l’application du chiffre 9 de la Déclaration des devoirs et des droits.

a) Concernant les avantages matériels, l’aspect de l’affaire le plus fréquemment évoqué publiquement est le fait que le rédacteur en chef a reçu de son épouse, en cadeau d’anniversaire de mariage, une montre payée au prix d’usine (environ 30% du prix public, qui est de l’ordre de 1’100.- francs) – après qu’il eut décliné l’offre d’abord émise par le fabricant d’accepter purement et simplement l’objet. L’arrangement a eu lieu au cours d’un dîner privé, début novembre 1999. Par la suite, un article sur la diversification des produits (« branding ») mis sur le marché par ce même fabricant devait paraître dans le premier numéro de la nouvelle formule du magazine (le lancement initialement arrêté en mai a été repoussé en juin 2000) ; la parution a été reportée au numéro suivant (juillet-août). L’ampleur du cadeau (ou plus exactement de la réduction consentie par rapport au prix public) dépasse les « usages courants » (directive 9.1). Dans sa prise de position du 10 septembre 1990 concernant les « Normes et règles d’éthique » du Washington Post, le Conseil de la presse a admis que les cadeaux dits « d’hospitalité » ne pouvaient pas toujours être refusés et proposait comme critère la transparence envers le public. Ainsi, un cadeau peut être accepté s’il ne compromet pas l’indépendance du journaliste et s’il est possible d’en faire état de manière publique. Outre le fait qu’il paraît difficile d’assimiler la réduction consentie à un « cadeau d’hospitalité », M. Alain Jeannet n’aurait donc pas dû accepter la montre litigieuse, quelles que soient les conditions de l’acquisition, et bien qu’il ait précisé, dans son ultime prise de position, qu’elle « n’était pas neuve et avait déjà été portée ».

La question est cependant aussi de savoir si cette importante remise a influencé les décisions du rédacteur en chef. Les plaignants le supposent (« ce cadeau paraît en outre avoir réellement influencé Alain Jeannet »), tirant notamment argument du report de la parution de l’article. Le Conseil de la presse constate que cet article a finalement paru, qu’il contient des éléments critiques et que les plaignants ne prétendent pas qu’il ait été modifié ou infléchi dans un sens favorable au fabricant. Le constat ne peut donc être fait sur la base de cette publication d’une limite imposée à l’indépendance professionnelle du rédacteur en chef ni à celle de ses collaborateurs. Le chiffre 9 de la Déclaration des devoirs et des droits parle toutefois des avantages qui « pourraient » limiter l’indépendance professionnelle. Il ne suffit donc pas que cette limitation n’ait pas été réalisée à court ou moyen terme pour que n’importe quel avantage soit considéré comme acceptable. Le fait que le fabricant en question ait été par ailleurs sérieusement envisagé, avant même l’étude de cas consacrée au « branding », comme sujet d’un portrait (« L’homme du mois ») ne constitue cependant qu’un indice, la perception des faits par le rédacteur en chef et l’un des journalistes démissionnaires différant assez nettement sur ce point. En tout étant de cause, la remise de prix consentie continue donc de mettre le bénéficiaire en situation de délicatesse à l’égard de la déontologie.

b) Au chapitre des « avantages » peuvent être également rangés divers cas touchant aux relations personnelles ou professionnelles du rédacteur en chef avec des représentants des milieux économiques. Ainsi, « Bilan » a fait paraître dans son édition de juin 2000 un article (« Radiographie d’un sponsoring ») sur la politique de parrainage, dans le domaine nautique, d’une importante banque privée genevoise, dont le responsable de communication est un ami personnel du rédacteur en chef. Ce même responsable de communication s’est vu offrir la possibilité de tenir une chronique touristique dans le magazine.

c) Les plaignants relèvent encore qu’une caisse contenant un mathusalem de champagne est arrivée à la rédaction de la part dudit responsable. Il est toutefois établi que ce cadeau était destiné à l’ensemble de la rédaction à l’occasion de la sortie de la nouvelle formule du magazine. Ce cadeau peut être considéré comme conforme aux « usages courants », il n’est pas de nature à compromettre l’indépendance des collaborateurs et l’on ne peut faire grief au rédacteur en chef de l’avoir accepté. Au-delà de cet aspect plutôt anecdotique, c’est toutefois l’ensemble des relations sociales du rédacteur en chef de « Bilan » qui est mis en question par la plainte.

d) Un autre exemple est donné par les plaignants : les rapports du rédacteur en chef avec un homme de relations publiques, également impliqué dans le parrainage nautique et chargé par ailleurs de la communication d’une grande entreprise chimique de Genève. Le rédacteur en chef se voit reprocher d’avoir envoyé un journaliste à un voyage de presse organisé par cette entreprise, sans l’informer de ses relations avec le chargé de la communication. Le rédacteur en chef reconnaît avoir déjà rencontré la personne en question dans l’exercice de sa profession, mais conteste dans ce cas précis tout lien d’amitié.

La prise de position 2/92 signale d’emblée que l’on « ne peut pas interdire aux journalistes d’entretenir des relations amicales avec des personnalités intéressantes ». Cependant, ajoute-elle, « plus ces personnes sont importantes (ou le deviendront), plus elles deviennent des sujets d’article intéressants ». « C’est pourquoi les journalistes se doivent toujours de garder une certaine distance dans leurs relations amicales ». Le corollaire en est la recommandation d’éviter tout ce qui serait de nature à créer des conflits d’intérêts (ainsi : « Les journalistes qui ont des liens personnels ou des intérêts économiques privés devraient se récuser. Il y a motif de se récuser quand les liens sont très étroits »).

Il n’est pas question dans le dossier soumis au Conseil de la presse de liens économiqu
es, sous forme de participations financières par exemple, ni de l’occupation de fonctions publiques ou privées qui seraient de nature à compromettre l’indépendance du rédacteur en chef. La plainte ne parle que de liens d’ordre privé. Exiger d’un rédacteur en chef qu’il s’abstienne lorsqu’il existe de tels liens, non seulement pour lui-même, mais pour l’ensemble de ses collaborateurs, risquerait de conduire au paradoxe qu’un rédacteur en chef serait d’autant plus respectueux des règles professionnelles qu’il serait dépourvu de tout lien social. Il reste qu’un rédacteur en chef, comme tout autre journaliste, est tenu de faire état à l’intérieur de sa rédaction, pour des motifs de transparence, des liens étroits qui peuvent le lier à tel ou tel acteur de l’actualité ou des domaines traités dans sa publication.

Le Conseil de la presse est conscient de la difficulté qu’il peut y avoir à cerner la nature des liens sociaux, notamment la notion d’amitié qui n’est pas nécessairement entendue de la même manière par les personnes concernées. Il constate qu’en l’occurrence les liens d’amitié du rédacteur en chef de « Bilan » avec le responsable de communication de la banque privée ne sont pas niés et que l’auteur de l’article était au courant. En revanche, ses relations avec l’autre personne citée dans la plainte ne sont pas de la même nature, quelles que puissent être les aptitudes personnelles de M. Alain Jeannet à la sociabilité. L’article publié dans « Bilan » sur le sponsoring nautique est essentiellement descriptif. Il est certes valorisant pour les divers acteurs, mais les circonstances – soit la construction d’un parrainage – ne permettent guère une approche critique.

8. Dans un troisième volet, la plainte fait état d’abord de deux cas liés à des relations entre « Bilan » et des entreprises. Ces cas sont compris par les plaignants comme un risque de mélange entre des activités rédactionnelles et des activités de caractère publicitaire (ou promotionnel). Ils concernent le chiffre 10 de la Déclaration des devoirs et des droits.

a) Il s’agit premièrement de la rédaction par un rédacteur de « Bilan », à la demande du rédacteur en chef, d’un chapitre économique destiné au livre que le Paleo Festival de Nyon édite pour son 25ème anniversaire, ainsi que la rédaction, par le même, d’un article sur les aspects financiers du Paleo Festival de Nyon et du Montreux Jazz Festival (paru dans l’édition juillet-août 2000). Il est de plus en plus fréquent que des collaborateurs de journaux soient associés à des opérations rédactionnelles destinées à présenter une manifestation. Cette contribution est ambiguë lorsque la manifestation est soutenue par le journal lui-même. Il appartient alors aux journalistes de veiller à maintenir une distance critique, et donc leur crédibilité auprès du public. En l’occurrence, ni le chapitre économique du livre ni la présentation comparée des festivals de Nyon et de Montreux ne relèvent du reportage publicitaire au sens de la directive 10.2.

b) Le second cas soulevé par les plaignants tient au fait que le lancement de la nouvelle formule de « Bilan » a été assorti de la présence très visible d’une marque de champagne appartenant à un groupe de luxe et de l’horlogerie actif en Suisse romande. La présence de la marque, répond le rédacteur en chef, était le fruit d’un accord avec le département commercial du magazine, en échange du champagne servi aux invités. La rédaction n’était donc pas impliquée, ni le rédacteur en chef.

Le Conseil de la presse est conscient de l’emprise grandissante des services de marketing des médias sur les rédactions et des risques que cette emprise fait courir à l’indépendance des journalistes dans la manière de traiter les événements auxquels le média est associé. Il ne peut manquer cependant de tenir compte du fait que le département commercial d’un médias doit aussi jouir d’une marge de manœuvre qui lui permette d’assurer sa présence sur le marché et son développement. Dans le cas présent, aucun élément matériel ne lui est fourni qui lui permettrait de conclure à un traitement de faveur de la marque de champagne ou de son groupe dans « Bilan ». Dans les deux cas cités par les plaignants, aucune violation de la Déclaration des devoirs et des droits ne peut donc être constatée.

c) Au même volet des relations avec la publicité appartient le refus de faire paraître dans « Bilan » un article sur la Rentenanstalt déjà publié par « Bilanz ». Il est dénoncé par les plaignants comme un acte de soumission à une pression de la compagnie en question via une agence de publicité de Zurich. La thèse des plaignants et celle du rédacteur en chef sont contradictoires. Les premiers voient dans cette décision une violation du chiffre 2 de la Déclaration des devoirs et des droits (« défendre la liberté de l’information et les droits qu’elle implique »), ainsi que du chiffre 10, déjà cité, en particulier sous l’aspect de la directive 10.3 (qui renvoie à la prise de position 10/94 « Denner c. Cash ») : « Le/la journaliste veille à préserver la liberté de l’information lorsqu’elle est atteinte, entravée ou menacée par des intérêts privés, en particulier sous forme de boycottage ou de menace de boycottage par un annonceur, pour autant que l’information réponde à un intérêt public légitime ». De son côté, le rédacteur en chef ne conteste pas avoir été informé de la suppression de la publicité de la compagnie dans « Bilanz ». Mais il assure avoir consulté des collaborateurs informés du dossier préalablement à toute décision. Il déclare avoir choisi de ne pas faire paraître l’article en raison de la nécessité de procéder, sur un point, à un complément d’enquête et, surtout, de tenir compte d’un fait nouveau : l’annonce de la tenue d’une séance extraordinaire du Conseil d’administration de la compagnie, quelques jours avant la parution prévue de l’édition mensuelle de son magazine. Compte tenu des délais de fabrication d’un mensuel, cette séance était trop tardive pour qu’il en puisse être tenu compte dans l’article prévu.

Sur la base des éléments qui lui ont été communiqués, le Conseil de la presse s’en tient au constat que le boycottage publicitaire effectif de « Bilanz » par la compagnie d’assurance – dès lors qu’il était considéré comme avéré par le rédacteur en chef lui-même – n’a pas fait l’objet d’une information dans « Bilan », ce qui est contraire à la directive 10.3 précitée. Cette disposition correspond à l’interprétation donnée jusqu’ici par le Conseil de la presse à l’exigence de défendre la liberté de l’information (chiffre 2) en relation avec la publicité (chiffre 10). Le Conseil de la presse rappelle à ce propos que le boycottage d’un média par un annonceur doit être aussitôt porté à la connaissance du public et que cette information doit être assurée non seulement par le média concerné mais aussi, par solidarité et dans le mesure où l’information répond à un intérêt public légitime, par l’ensemble de la branche (prise de position 10/94) ; par conséquent elle aurait dû l’être par les plaignants eux-mêmes, à partir du moment où ils en ont eu connaissance. De manière conséquente, le Conseil de la presse a donc décidé de déroger à son sujet à la réserve observée quant à l’identité des divers acteurs évoqués dans le dossier.

d) Le dernier cas soulevé par les plaignants appartient également au troisième volet concernant les relations avec la publicité. Il s’agit de la parution, dans le rapport annuel d’une entreprise romande, d’une photographie sur une pleine page du rédacteur en chef de « Bilan » accompagnée sur la page voisine d’une déclaration célébrant les « badges d’accès » fabriqués par cette entreprise, contenant nota
mment ces mots : « Moi, si ça me simplifie la vie, je suis prêt à me faire greffer une puce X (le nom de la marque) sous la peau ». L’opération à laquelle s’est prêté le rédacteur en chef du magazine n’est pas une opération de caractère publicitaire, au sens propre (il ne s’agit pas d’une annonce ; il n’a pas reçu d’honoraires pour sa contribution). Il s’agit d’une opération de promotion. Au profit de qui ? M. Jeannet soutient qu’il s’agit d’une promotion en faveur de « Bilan », assurée par sa présence personnelle (le texte d’introduction à sa déclaration mentionne le prochain lancement de la nouvelle formule du magazine). Il relève que le fait d’assurer la présence d’un titre auprès d’opérateurs économiques importants « n’a rien d’inhabituel », donnant trois exemples d’apparitions de responsables de journaux dans des communications de type publicitaire. Les plaignants considèrent que l’opération est une publicité en faveur de l’entreprise, dont ils signalent que le propriétaire est par ailleurs membre du conseil d’administration du groupe Edipresse, propriétaire de « Bilan ».

Cette question du bénéficiaire de la promotion est décisive dans la mesure où il convient de se référer ici à la prise de position du 10 novembre 1987 sur « le respect de la dignité professionnelle ». Cette prise de position répond à une demande du Comité central de la FSJ au sujet de la publicité, par voie d’affiche, faite par un média utilisant le portrait d’un collaborateur. Le Conseil de la presse a admis qu’un journaliste puisse contribuer à la publicité pour l’organe d’information auquel il collabore : « Il est conforme à la réalité des faits qu’une rédaction contribue au rayonnement, à l’« image de marque », donc à la diffusion, de la publication pour laquelle elle travaille ». En revanche, les journalistes ne sauraient participer à une opération publicitaire pour un produit commercial quelconque : « Il serait directement contraire à l’esprit et à la lettre de l’art. 9 de la Déclaration (réd. aujourd’hui le chiffre 10) qu’un journaliste serve d’«homme-sandwich » à un produit commercial quelconque ».

En l’espèce, le Conseil de la presse constate que la promotion en faveur de l’entreprise et de son badge d’accès l’emporte de très loin, dans la publication litigieuse, sur la promotion en faveur du magazine lui-même. Une promotion semblable est assurée, dans le même rapport annuel, par d’autres acteurs en faveur d’autres produits de l’entreprise. Quant à la forme, la distinction entre publicité et promotion est ici tout à fait secondaire. En ce qui concerne la publicité, la démarche peut être définie comme la vente à un tiers d’un espace destiné à une communication commerciale ; en ce qui concerne la promotion, elle est l’usage à des fins propres au support lui-même d’un espace destiné à la communication commerciale ou aux relations publiques. Les plaignants ne distinguent pas les deux démarches. Le rédacteur en chef lui-même signale la différence qui pourrait exister entre les genres, mais il invoque comme précédents, à des fins de justification, des cas analogues dont deux ressortissent clairement à des opérations publicitaires au sens étroit.

Il faut noter à ce propos qui si les pratiques mentionnées n’ont pas été, comme telles, dénoncées comme des violations de la Déclaration des devoirs et des droits, cela ne signifie pas qu’elles soient admissibles ; cela est dû simplement au fait qu’elles n’ont pas suscité de plaintes spécifiques au Conseil de la presse. Que de telles pratiques soient contraires à la déontologie est clairement établi par la prise de position précitée. Et quel que soit par ailleurs le prestige professionnel des journalistes qui s’y prêtent.

III. Conclusions

1. Le litige entre les plaignants et le rédacteur en chef du magazine économique « Bilan » porte sur un ensemble de faits et de comportements, dont une part relève des relations internes de la rédaction et non directement de l’application de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste. Ces aspects doivent être régulés en premier lieu par l’application d’une charte rédactionnelle reconnue par la société éditrice et par les collaborateurs comme partie intégrante du contrat d’engagement. Le Conseil de la presse rappelle que tout journaliste à le droit de bénéficier de conditions de travail garanties par une convention collective (lettre f de la Déclaration des droits) et constate en l’espèce que la Convention collective de travail en vigueur dans la presse romande prévoit explicitement l’existence d’une telle charte rédactionnelle.

2. Un rédacteur en chef est responsable du contenu de la publication qu’il dirige. Cette responsabilité l’autorise à intervenir en tout temps sur le contenu, dans la mesure où son intervention n’a pas pour effet de dissimuler au public des faits importants. Pour le surplus, le Conseil de la presse ne connaît de cas touchant aux relations internes des rédactions que pour autant qu’ils conduisent à des violations de la Déclaration, conditions qui ne sont pas réalisées dans les deux cas considérés.

3. Le fait de n’accepter aucun avantage ni aucune promesse – en particulier aucun cadeau – est le meilleur moyen d’assurer l’indépendance du journaliste. Il est toutefois difficile de considérer ce devoir comme absolu, dans la mesure où il convient de prendre en considération les circonstances et la valeur du cadeau, ainsi que ses conséquences sur la liberté journalistique. C’est pourquoi le chiffre 9 de la Déclaration des devoirs prescrit au journaliste le refus des avantages matériels ou moraux « lorsqu’ils pourraient limiter son indépendance professionnelle ou l’expression de sa propre opinion ». Le Conseil de la presse considère que même si l’article publié ultérieurement ne permet pas de conclure à une perte de l’indépendance du rédacteur en chef, de son auteur (un journaliste de la rédaction), ou encore de la publication, l’avantage offert au rédacteur en chef dépasse les usages courants et n’aurait pas dû être accepté. La Déclaration n’a donc pas été respectée sur ce point.

4. Un journaliste ne doit accepter aucune consigne directe ou indirecte des annonceurs publicitaires. Le boycottage d’un média par un annonceur doit être considéré par l’ensemble de la branche comme une atteinte à la liberté de la presse ; il doit être signalé au public lorsque l’information répond à un intérêt public légitime. Il convient dès lors de faire grief au rédacteur en chef de son silence à propos du boycottage du magazine « Bilanz » par une grande compagnie d’assurance. Le Conseil de la presse se doit de relever par ailleurs que la décision frappant ce magazine aurait dû être rendue publique par les médias et la profession.

5. Il est légitime qu’un rédacteur en chef ou un journaliste participe, pour autant qu’il y consente, à la publicité ou à la promotion de son média, que la communication soit interne ou externe. Il est contraire à la Déclaration des devoirs et des droits qu’il prête son nom, son image ou sa voix à la publicité, à la promotion ou à toute autre forme de communication commerciale en faveur de produits ou de services autres que ceux de son propre média. En acceptant de se prêter à une opération promotionnelle d’une entreprise romande, le rédacteur en chef de « Bilan » a commis une violation de la Déclaration.