Nr. 29/2010
Distinction entre photos rédactionnelles et promotionnelles

(Impressum c. Keystone)

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I. En fait

A. L’agence de photos Keystone fournit par abonnement des photographies aux rédactions. C’est la plus importante agence de presse de Suisse. Elle a aussi depuis 1982 une filiale, Photopress, qui diffuse des photos de promotion, commandées et payées par des entreprises commerciales. Elles sont elles aussi envoyées aux rédactions par le même fil. Ces photos-là comportent la signature «Photopress».

B. En date du 17 janvier 2010, lors de la Coupe du monde de ski de Wengen, l’agence Keystone a transmis aux rédactions un document qui présente Silvan Zurbriggen passant devant une publicité Emmi. Le même jour, elle a envoyé une photo signée Photopress, montrant le skieur croate Ivica Kostelic devant la même publicité Emmi. Dans les deux cas – photo de presse et photo promotionnelle – la publicité prend une place très importante sur le cliché. Les deux photos sont prises du même endroit, avec pratiquement le même cadrage.

C. Le 22 janvier 2010, la même marque a mandaté Photopress pour couvrir le super G à Cortina D’Ampezzo. Des photos, montrant le skieur deux fois plus petit que le logo du sponsor en arrière-plan, ont été diffusées sur le fil de Keystone avec trois mentions différentes: Keystone, Photopress, et Keystone Photopress.

D. Le 9 février 2010, «La Liberté» et «Le Courrier» publient une enquête qui démontre que des photos de sport sont diffusées par Keystone en tant qu’images ordinaires alors qu’elles sont à la vérité commandées par des grandes entreprises suisses.

E. Le 19 février 2010, Impressum – les journalistes suisses dépose plainte auprès du Conseil suisse de la Presse contre Keystone. L’organisation dénonce «l’amalgame entre messages rédactionnels et publicitaires». «Cette logique de photos promos qui ne disent pas leur vraie nature est inadmissible», déclare impressum, qui estime que le chiffre 10 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (s’interdire de confondre le métier de journaliste avec celui de publicitaire) a été violé.

F. Keystone réplique le 22 mars 2010. L’agence précise qu’elle envoie chaque jour 1000 images aux rédactions abonnées, cette couverture d’événements bénéficiant d’un traitement journalistique. A côté de ce photojournalisme, Keystone envoie par le même réseau des photos qui sont payées par des firmes ou des groupes d’intérêt, elles sont signées «Photopress». Les photos marketing représentent 1% des activités de Keystone. L’agence note qu’«aujourd’hui dans le domaine du sport il n’est plus possible de faire des images qui ne frôlent pas le sponsoring». Et de souligner que les sportifs eux-mêmes en sont souvent les supports.

G. Suite à la plainte, en fait dès le 22 février 2010, Keystone a changé sa politique et institue une séparation plus claire entre le photojournalisme, signé Keystone, et les photos commanditées qui sont dorénavant non seulement signalées par la signature Photopress, mais portent en plus l’indication «Image commerciale».

H. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Nadia Braendle, Anne Seydoux, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré. Dominique von Burg, président, et Michel Zendali.

I. La 2ème Chambre a traité la plainte dans sa séance du 4 juin 2010 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. En 1982, Keystone a acquis l’agence Photopress et l’a transformée en agence spécialisée dans les photos publicitaires. Photopress emploie une photographe à plein temps, et reçoit de cas en cas le renfort de photographes de Keystone. Les photos produites par Photopress sont commanditées et payées par des entreprises, dans un but de relations publiques ou de promotion. Peut-on dès lors publier ce type de photos dans la partie rédactionnelle d’un journal?

Le Conseil suisse de la presse pense que oui, pour autant qu’elles se distinguent clairement des photos journalistiques (qui dépendent de l’actualité ou du choix du photojournaliste). A ce propos, Keystone rappelle que les photos promotionnelles étaient signées Photopress et non Keystone, et qu’ainsi les rédactions et le public étaient avertis de leur caractère commercial. En fait, le Conseil note que peu de journalistes savaient que Photopress voulait dire service commercial, payé par un client. Il constate donc que si les dénominations employées par Keystone ne sont pas claires pour les journalistes, le public a encore moins de chances de décoder la provenance des photos.

2. Par ailleurs, les deux photos de skieurs parues en janvier 2010, l’une signée Keystone et l’autre Photopress, étaient similaires: l’une et l’autre faisaient la part belle à la publicité Emmi qui apparaît en gros et prédomine sur l’image des sportifs. En fait, ces photos sont toutes deux commanditées par l’entreprise Emmi, elles sont signées du même photographe et elles sont passées sur le même fil de Keystone. Ce qui montre bien que les deux secteurs – photojournalisme et photo promotion – ne sont pas étanches.

Le plaignant, impressum, y voit «un système qui, à large échelle, diffuse de la publicité déguisée.» Et de conclure: «cette logique de photos promo qui ne disent pas leur vraie nature est inadmissible». Le Conseil estime que les photos publicitaires doivent être clairement différenciées, de sorte que rédaction et public reconnaissent immédiatement la nature du document. La pratique de Keystone traduit un manque de transparence.

3. En 1995, le Conseil s’est penché sur un cas similaire, il s’agissait de l’ATS et d’un de ses services, payé et sponsorisé, dénommé OTS. Le Conseil avait alors critiqué «la délimitation insuffisante entre information et intérêts commerciaux» (prise de position 5/1995) et mettait en garde contre le «danger de la publicité rampante». Le Conseil recommandait que «l’ATS sous-traite à une filiale les services en question et qu’elle les distingue plus clairement, sur le plan de l’organisation, de ses services de base». Enfin, il demandait que la délimitation soit nette «du point de vue optique».

Dans le cas présent, le Conseil est d’avis que la dénomination Photopress n’est pas suffisante pour indiquer une photographie commerciale. La «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste précise dans le chiffre 10 que la séparation entre la partie rédactionnelle et la publicité «doit être signalée de manière visible et claire pour l’entendement. Il est de la responsabilité du/de la journaliste d’observer cette séparation». Keystone doit pour le moins ajouter une indication montrant le caractère commercial des photos de Photopress.

Le Conseil a aussi traité de ce problème dans sa position 1/2007 (Info en danger) et relevait alors que «les utilisateurs de médias doivent être aisément en mesure de déterminer si l’origine est rédactionnelle ou commerciale, et donc payée par des tiers». En n’étant pas assez transparent, Keystone a induit les rédactions et le public en erreur, et a violé le chiffre 10 de la «Déclaration».

4. Keystone ne conteste pas les critiques de l’association impressum. Au contraire, l’agence a rapidement réagi et amélioré sa politique de signature. Dans sa réponse, elle indique qu’elle a changé de pratique et qu’elle ajoute la mention «image commerciale», en plus de la signature Photopress. L’agence estime qu’elle élimine par là tout risque de confusion. Le fait que Keystone ait rectifié sa pratique n’enlève toutefois rien à la légitimité de la plainte déposée par impressum, ni à la nécessité pour le Conseil de prendre position sur des publications antérieures.

5. Le Conseil suisse de la presse rappelle que les rédacteurs «sont seuls responsables, en dernier ressort, du respect de leur déontologie» (prise de position 1/2007). Il leur incombe de maintenir la délimitation entre journalisme et promotion commerciale dans leurs médias respectifs et donc de «s’interdire de confondre le métier de journaliste avec celui de publicitaire» (chiffre 10 de la «Déclaration»).

III. Conclusions

1. La plainte est admise.

2. La publication de photos commerciales n’est admissible que si elle est faite s’inscrit dans une complète transparence. En l’occurrence, il est indispensable que la dénomination «image commerciale» soit nettement indiquée sous l’illustration. En diffusant des photos publicitaires sur son fil, Keystone n’a pas pratiqué cette transparence; l’indication «Photopress» n’était pas assez explicite, ni pour les rédactions, ni a fortiori pour le public. L’agence a donc violé le chiffre 10 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».