Nr. 87/2020
Recherche de la vérité / Omission d’informations essentielles / Accusations anonymes et gratuites

(Bondolfi c. «24heures»)

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I. En fait

A. Le 7 septembre 2018 sur sa version papier, puis le 8 septembre 2018 sur son site internet, «24heures» publie un article intitulé ‹Le ‹gourou› de Grandvaux fait fuir ses cohabitants» et signé Cécile Collet. Le sous-titre précise: «Enthousiastes de vivre enfin dans un lieu ‹idéal›, les habitants de Gare 17 sont partis, fâchés contre son fondateur Théo Bondolfi». Quinze anciens cohabitants ou collaborateurs de la Maison Berber, «écolieu», ont «quitté ou presque le lieu où ils avaient mis du temps, de l’espoir et pour certains de l’argent». «En fait, explique un ex-habitant anonyme, nous avons vite découvert que tout sonnait faux. Que tout ne tournait pas autour d’un projet commun, mais autour d’une personne qui ramenait tout à elle.» L’article évoque une «lettre dénonciatrice» à la coopérative, avec copie à la municipalité, reprochant notamment au président de Bâtir Groupé d’imposer «une structure antidémocratique» ainsi que des «tentatives d’intimidation». C’est le comportement du président «envers un jeune migrant hébergé» qui aurait mis le feu aux poudres. Par ailleurs l’article cite le témoignage anonyme d’une jeune femme employée et, affirme-t-elle, jamais défrayée. Quelques jours avant la parution de l’article a eu lieu l’inauguration officielle de l’«écolieu», en présence de femmes et d’hommes politiques vaudois de premier plan. Mais, précise l’article, «la municipalité de Bourg-en-Lavaux avait, elle, décidé de ne pas s’y rendre au vu des nombreuses plaintes enregistrées». «Tous les voisins ont des problèmes, indique le syndic (…). Ils appellent Monsieur Bondolfi le gourou.» Cependant, poursuit l’article, ce dernier, interviewé par la radio, «vantait au contraire une certaine qualité de vie avec le voisinage». «Chaque chose qu’il a dite est un mensonge», affirme au contraire le dernier investisseur sur le départ. L’article précise qu’il ne reste presqu’aucun locataire initial, même si certains y reviennent pour suivre des ateliers. Comme le dit une des signataires de la lettre, «Théo met énormément d’énergie pour créer une belle image de lui et de ses projets puis pour faire taire les gens (…). A Grandvaux, j’ai rencontré des personnes formidables. Mais rester là-bas, c’était être complice de ces agissements.» En conclusion de l’article, le directeur mis en cause répond ainsi aux attaques personnelles dont il est l’objet: «Je suis le porte-parole et ai agi en tant que délégué. On stigmatise une personne mais lorsqu’on vit ensemble, il y a des règles et il faut les respecter.» Admettant «des tensions», il juge toutefois les attaques «démesurées». Des propositions de dialogue et des séances de médiation «ont été faites, précise-t-il, mais il y a eu refus de discussions». L’article fait enfin état d’un communiqué du comité de La Smala et de Bâtir Groupé, selon lequel «les allégations sont infondées».

B. Le 7 décembre 2018, puis le 7 mars 2019 sous forme améliorée, Théo Bondolfi saisit le Conseil suisse de la presse. En plus d’une prise de position du Conseil, le plaignant aimerait que l’article de «24heures» soit supprimé sur le web (ou du moins anonymisé) et que le journal «envisage de consacrer un article non pas sensationnaliste sur une personne dans un écohabitat».

Pour ce qui des violations alléguées de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration») le plaignant mentionne le chiffre 1 (rechercher la vérité), le chiffre 3 (ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels) et le chiffre 7 (s’interdire des accusations anonymes et gratuites).
Chiffre 1, entre autres: les 15 personnes ayant quitté le lieu ne seraient pas représentatives, et la journaliste aurait refusé d’entendre d’autres habitants; le plaignant n’aurait pas été entendu quant à la lettre envoyée à la coopérative et à la municipalité; il n’aurait pas non plus été entendu quant à son comportement envers un jeune migrant; il conteste que le syndic ait prononcé les déclarations qui lui sont attribuées («tous les voisins ont des problèmes (…) ils appellent M. Bondolfi le gourou»).
Chiffre 3: c’est également le fait que la journaliste aurait refusé d’entendre d’autres habitants qui est relevé.
Chiffre 7: Le titre de l’article («Le ‹gourou› de Grandvaux fait fuir ses cohabitants») est taxé d’accusation anonyme et gratuite par le plaignant, de même que le témoignage anonyme d’une jeune stagiaire.

Le plaignant mentionne encore qu’une demande de droit de réponse a été refusée par «24heures». Il fait en outre valoir que l’article résulte d’une campagne «coordonnée par une seule personne» destinée à lui nuire. Il se plaint enfin que la journaliste aurait refusé de surseoir à la publication, étant donné que «Le Temps» allait également publier un article. «L’existence d’une concurrence accrue dans la presse justifie-t-elle une parution sans interroger au moins quelques-uns de la quinzaine de témoins s’étant proposés de bonne foi?» conclut le plaignant.

C. Le 6 mai 2019, le rédacteur en chef de «24heures», Claude Ansermoz, prend position. Il conteste tout d’abord la recevabilité de la plainte, estimant que le Conseil de la presse n’aurait pas dû accorder de prolongation pour vices de forme, et demande une non entrée en matière.

A défaut, le rédacteur en chef prend position sur le fond.
Chiffre 1 de la «Déclaration»: Concernant le nombre de personnes entendues, il précise qu’une vingtaine de personnes ont témoigné «de leur déception en raison de la discordance entre la description du projet (…) et leur vécu». Quant à la lettre envoyée à la fondation et à la municipalité, le rédacteur en chef affirme que le plaignant a été confronté par téléphone à toutes les «attaques» portées contre lui. «Ce dernier, ajoute Claude Ansermoz, a néanmoins toujours refusé de s’exprimer au sujet des attaques personnelles le concernant, admettant qu’il peut y avoir eu des ‹tensions› mais définissant ces attaques comme ‹démesurées› et se contentant de répondre de manière vague.» Quant au communiqué du comité de La Smala, auquel le plaignant a renvoyé, il a été en partie cité dans l’article. Enfin, le plaignant aurait été confronté aux accusations concernant son attitude à l’égard d’un jeune migrant, «accusations qu’il n’a pas contestées» selon le rédacteur en chef.
Chiffre 3: «24heures» précise que la journaliste a entendu des cohabitants, et non des collaborateurs, comme le plaignant le souhaitait. Dans la mesure où l’article était centré sur les cohabitants, ce choix se justifiait pour le rédacteur en chef. Le journal précise en outre que c’est le 13 septembre, soit plusieurs jours après la parution de l’article, que le plaignant a transmis une liste de personnes à interroger, cohabitants comme collaborateurs.
Chiffre 7: Le titre ne peut être une accusation anonyme, souligne d’abord Claude Ansermoz puisque l’auteur du terme «gourou» est connu. Ce terme en outre synthétiserait les reproches formulés dans la lettre cités plus haut, et le plaignant y aurait été confronté. Concernant enfin le témoignage anonyme de la jeune stagiaire, «24heures» fait valoir que cet anonymat a été requis par la personne elle-même, et que la position du plaignant a été requise, ce dernier refusant de s’exprimer au-delà de termes généraux. Le rédacteur en chef relève que l’on se trouve face à un conflit entre la protection des sources (chiffre 6 de la «Déclaration») et l’interdiction d’accusations anonymes (chiffre 7), mais que le Conseil de la presse a eu l’occasion de prendre position pour la primauté de la protection des sources socialement fragiles (avis 11/2002).

D. Le 20 mai 2019, le plaignant s’adresse à nouveau au Conseil de la presse pour contester certaines affirmations contenues dans la prise de position de «24heures». Le même jour, trois membres du comité de La Smala s’adressent également au Conseil de la presse, pour contester en particulier que le plaignant ait été confrontés à toutes les accusations le concernant. Le 9 juillet enfin, le plaignant transmet au Conseil de la presse copie d’une lettre d’excuses de la personne qui, à ses dires, aurait cherché à lui nuire et aurait donc déclenché toute l’affaire.

E. Le 16 octobre 2019, le plaignant informe le Conseil de la presse qu’une tentative de médiation a été entreprise auprès de la rédaction de «24heures». A sa demande, le Conseil de la presse suspend donc la procédure.

F. Le 14 juillet 2020, le plaignant informe le Conseil de la presse que la tentative de médiation a malheureusement échoué. La plainte est donc réactivée.

G. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

H. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Francesca Snider (vice-présidente) et Max Trossmann (vice-président), a traité la présente prise de position le 11 décembre 2020 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Les demandes du plaignant que l’article disputé soit anonymisé sur le web et que «24heures» consacre un article «pas sensationnaliste» à l’écohabitat sont sans objet pour le Conseil de la presse. En effet, il s’est toujours interdit de donner des instructions, quelles qu’elles soient, aux rédactions. De même, un média est libre de tenir compte de l’actualité – et de la concurrence – pour choisir la date de publication d’un article.

2. Concernant la demande de non entrée en matière formulée par «24heures», le Conseil de la presse estime que le chiffre 9a de son règlement (vices de forme) ne peut pas s’appliquer au cas présent. Il rappelle qu’il a régulièrement donné l’occasion à des plaignants de reformuler leurs requêtes pour la rendre conforme aux exigences du chiffre 9 du même règlement. Il est vrai que le Conseil de la presse a omis en l’occurrence de fixer un délai à cette reformulation – ce qu’il regrette – et ce qui explique le caractère très tardif de la plainte reformulée.

3. Pour ce qui est des courriers du plaignant (et de ses alliés) postérieurs à la prise de position de «24heures» (lettre D. des faits), le Conseil de la presse rend attentif à l’article 12 alinéa 2 de son règlement: «A réception de la réplique de la plainte, la présidence décide de son propre gré de la nécessité d’autres mesures d’instruction. Les parties ne peuvent prétendre à un second échange d’écritures.» Ces courriers ne sont donc pas pris en considération.

4. L’article de «24heures» viole-t-il le chiffre 1 de la «Déclaration»? Tout d’abord et surtout, le Conseil de la presse constate que les affirmations du plaignant et du journal sont la plupart du temps complètement contradictoires. Cela concerne en particulier la question de savoir dans quel mesure le plaignant a été confronté aux accusations dont il était l’objet, et dans quelle mesure ce n’est pas lui-même qui a renoncé à y répondre de manière détaillée. A cet égard, le Conseil de la presse rappelle qu’il ne se base que sur les prises de positions des parties, et que contrairement aux tribunaux, il ne dispose pas de moyens d’enquête. En l’état des divergences mentionnées, le Conseil ne peut pas constater de violation de la «Déclaration». Certes, le journal a pour l’essentiel entendu des cohabitants «contestataires», ce qui n’est toutefois pas condamnable pour autant qu’il le dise clairement, ce qu’il a fait. Quant à son argument selon lequel il ne voulait entendre de collaborateurs dans le cadre de cet article, il est également recevable aux yeux du Conseil de la presse. Par ailleurs, le plaignant ne livre pas de preuve que le syndic n’aurait pas prononcé la phrase que le journal lui attribue. Enfin, le Conseil de la presse relève que le journal a fait état du point de vue du plaignant et de son comité quant au caractère infondé des diverses allégations contenues dans l’article.

5. Le Conseil de la presse fait un constat analogue concernant le chiffre 3 de la «Déclaration» – la plainte et la réponse mélangeant les arguments concernant les chiffres 1 et 3.

6. Pour ce qui du chiffre 7 de la «Déclaration», le Conseil de la presse estime que le titre de l’article ne saurait être concerné. Comme le relève le journal, le terme «gourou» est clairement attribué au syndic, et le plaignant ne prouve pas le contraire. Enfin, dans le cas du témoignage d’une stagiaire, donc d’une professionnelle en situation précaire, le respect de son anonymat était entièrement justifié.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. En publiant l’article intitulé «Le ‹gourou› de Grandvaux fait fuir ses cohabitants», «24heures» n’a violé ni le chiffre 1, ni le chiffre 3, ni le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».