Nr. 86/2020
Recherche de la vérité / Omission d’informations essentielles

(Bondolfi c. «Le Temps»)

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I. En fait

A. Le 7 septembre 2018 sur son site internet, puis le 8 septembre 2018 dans sa version papier, «Le Temps» publie un article intitulé «L’écovillage du Grandvaux est le théâtre d’une guerre de clans», signé Servan Paca. Et le chapeau précise: «Un groupe d’anciens locataires de l’habitat collectif mis en place par l’association La Smala, en Lavaux, critique le comportement dictatorial de son porte-voix, Théo Bondolfi. L’intéressé dénonce une cabale.» Le journal avait consacré le 30 août 2018 un article à la coopérative, à la suite duquel «plusieurs témoignages sont parvenus à la rédaction», tous jugeant problématique «la personnalité de celui qui porte et promeut la philosophie de La Smala». L’article donne en particulier la parole à Pierre-André Pouly. Ce dernier a emménagé dans la coopérative en octobre 2017 et y a engagé des fonds. «Mais son bail a été résilié il y a peu. Sa voix était trop critique, estime-t-il». Pouly met en cause en particulier le fait que Bondolfi interdirait de parler aux employés et stagiaires de l’association, qui, «selon d’autres témoignages, subissent d’énormes pressions psychologiques». L’inauguration récente de l’écovillage, en présence des autorités, aurait été une mascarade. Et l’article de citer un ancien locataire qui souhaite rester anonyme: «L’aménagement extérieur a été posé en vitesse. Rien n’est écologique dans cette maison.» De plus, témoigne Pierre-André Pouly, «deux agents de sécurité avaient été engagés et nous ont empêché d’accéder à la manifestation. (…) Le comité de la coopérative a refusé notre inscription sous prétexte que nous avions exprimé certains désaccords». Pour «prendre en otage des personnes (…) éclairées et saines d’esprit» Bondolfi agirait «par des contrats de bail contraignants, des engagement financiers importants dans la coopérative, des clauses de confidentialité, ou, simplement, par la menace psychologique». Contacté par «Le Temps», «Théo Bondolfi s’appuie sur les témoignages des membres du comité de la coopérative. (…) Au téléphone, ils assurent tour à tour qu’il s’agit d’épisodes isolés, malheureux. Et que ces habitants ont systématiquement refusé les séances de médiation qui leur ont été proposées.» Puis, l’article fait état d’un courrier du vice-président de La Smala: «Nous nous réunissons régulièrement pour tirer des enseignements des difficultés rencontrées.» Mais il le répète: «Les allégations sont infondées. Nous sommes choqués par tant de stigmatisation.»

B. Le 7 décembre 2018, puis le 7 mars 2019 sous forme améliorée, Théo Bondolfi saisit le Conseil suisse de la presse. En plus d’une prise de position du Conseil, le plaignant aimerait que l’article du «Temps» soit supprimé sur le web (ou du moins anonymisé) et que le journal «envisage de consacrer un article non pas sensationnaliste sur une personne dans un écohabitat». Il ajoute que le comité des associations concernées considère l’article paru comme déséquilibré et qu’il a été «guidé» par les contestataires.

Pour ce qui est des violations alléguées de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration») le plaignant mentionne le chiffre 1 (rechercher la vérité), le chiffre 3 (ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels), le chiffre 5 (devoir de rectification) et le chiffre 7 (s’interdire des accusations anonymes et gratuites).
Chiffre 1, entre autres: le journaliste n’aurait pas contacté des témoins recommandés par le plaignant, car «l’article était écrit avant de me contacter». En effet, le journal voulait publier l’article sans attendre, pour des raisons de concurrence. De même, il a refusé de visiter le lieu avant publication, ce qui lui aurait permis de constater qu’il ne s’agissait pas d’une «passoire écologique». Par ailleurs, concernant les moyens de pression évoqués dans l’article (contrats de bail contraignants, engagements financiers importants, clauses de confidentialité, menaces psychologiques) le plaignant dit pouvoir prouver que c’est faux, mais que le journaliste ne l’aurait pas interrogé à ce propos.
Chiffre 3: le journaliste aurait occulté que «nous sommes une équipe de gens heureux et engagés» (courrier du vice-président). Il éviterait ainsi «soigneusement de permettre que la thèse de la cabale soit réaliste».
Chiffre 5: rien n’est explicité dans la plainte.
Chiffre 7: les éléments mentionnés rejoignent ceux cités en appui de la violation alléguée du chiffre 1.

Globalement, le plaignant reproche au journal de n’avoir pas respecté ses promesses d’article en échange d’un logo sur le flyer annonçant l’inauguration de l’écovillage. En particulier, le journaliste aurait refusé de se rendre sur place pour publier un premier article «en connaissance de cause, équilibré. Au lieu de cela, il a rédigé en urgence (ce premier article) basé uniquement sur notre communiqué de presse».

C. Le 8 avril 2019, sous la plume du rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet et de l’auteur de l’article, «Le Temps» prend position. La rédaction du journal a rencontré M. Bondolfi en juillet, à sa demande. Il souhaitait que le journal consacre un article sur le projet de Grandvaux et qu’il anime une table ronde lors de l’inauguration du lieu, le 1er septembre. Il «était, de plus, très désireux de nouer un partenariat avec Le Temps». Mais après réflexion, le journal y a renoncé. Le journal rappelle son article du 30 août, puis que le rédacteur en chef a animé la Table ronde du 1er septembre, en présence de plusieurs invités de marque. «Des personnes accueillaient à l’extérieur les invités, elles distribuaient des tracts s’estimant avoir été maltraitées par M. Bondolfi.» Interrogé le jour de l’inauguration sur ces tracts, précise «Le Temps», ce dernier «n’a pas donné d’explication substantielle». Entre autres pour «rééquilibrer le propos» suite à l’article du 30 août, la rédaction décide «de réaliser une enquête et de donner la parole à ces personnes qui s’opposaient (…)». Selon le journal «tous les reproches formulés à son encontre par les témoins lui ont été exposés par téléphone, mais il a constamment esquivé et proposé d’écouter des contre-témoignages de personnes qui étaient à ses côtés». Le journal reconnaît que l’auteur de l’article n’a pas visité les lieux, «mais le fait de poser ses questions par téléphone fait partie des usages de la profession». «Le Temps» rejette donc les accusations du plaignant et estime avoir fait son travail dans le respect de la déontologie et des usages de la profession.

D. Le 20 mai 2019, trois membres du comité de La Smala s’adressent également au Conseil de la presse, pour contester en particulier que le plaignant ait été confrontés à toutes les accusations le concernant. Le 9 juillet enfin, le plaignant transmet au Conseil de la presse copie d’une lettre d’excuses de la personne qui, à ses dires, aurait cherché à lui nuire et aurait donc déclenché toute l’affaire.

E. Le 16 octobre 2019, le plaignant informe le Conseil de la presse qu’une tentative de médiation a été entreprise auprès de la rédaction du «Temps». A sa demande, le Conseil de la presse suspend donc la procédure.

F. Le 14 juillet 2020, le plaignant informe le Conseil de la presse que la tentative de médiation a malheureusement échoué. La plainte est donc réactivée.

G. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

H. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Francesca Snider (vice-présidente) et Max Trossmann (vice-président), a traité la présente prise de position le 11 décembre 2020 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Les demandes du plaignant que l’article disputé soit anonymisé sur le web et que «Le Temps» consacre un article «pas sensationnaliste» à l’écohabitat sont sans objet pour le Conseil de la presse. En effet, il s’est toujours interdit de donner des instructions, quelles qu’elles soient, aux rédactions.

2. Pour ce qui est des courriers du plaignant (et de ses alliés) postérieurs à la prise de position du «Temps» (lettre D des faits), le Conseil de la presse rend attentif à l’article 12 al. 2 de son règlement: «A réception de la réplique de la plainte, la présidence décide de son propre gré de la nécessité d’autres mesures d’instruction. Les parties ne peuvent prétendre à un second échange d’écritures.» Ces courriers ne sont donc pas pris en considération.

3. L’article du «Temps» viole-t-il le chiffre 1 de la «Déclaration»? Le fait que l’article ait été publié sans que son auteur ne contacte les témoins recommandés par le plaignant, sans attendre (pour des raisons de concurrence) et sans que le journaliste n’ait visité les lieux ne constituent pas des violations du devoir de rechercher la vérité. Ces choix ressortissent de la liberté rédactionnelle. Quant aux preuves de la fausseté des allégations de pressions exercée par le plaignant, force est de constater que le plaignant n’en fournit aucune. Au vu des éléments en sa possession, le Conseil de la presse juge que le chiffre 1 de la «Déclaration» n’est pas violé.

4. Les éléments cités par le plaignant pour alléguer une violation du chiffre 3 de la «Déclaration» ne constituent pas aux yeux du CSP des éléments essentiels d’information – mais plutôt des avis exprimés par un des cadres de l’association, avis évidemment favorables mais au demeurant d’ordre très général. Quant au reproche implicite du plaignant qu’il n’aurait pas été entendu sur tous les reproches formulés dans l’article, «Le Temps» affirme le contraire. Le Conseil de la presse ne saurait donc constater de violation du chiffre 3 de la «Déclaration».

5. Pour ce qui est du chiffre 5 de la «Déclaration», le plaignant ne donne aucune précision. Rappelons simplement que s’il n’y a pas d’atteinte à la recherche de la vérité, il ne saurait y avoir un devoir de rectification. Le chiffre 5 n’est pas violé.

6. Pour ce qui du chiffre 7 de la «Déclaration», le Conseil suisse de la presse constate que la plainte ne mentionne aucun élément spécifique autre que ceux concernés par le chiffre 1.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. En publiant l’article intitulé «L’écovillage de Grandvaux est le théâtre d’une guerre de clans», «Le Temps» n’a violé ni le chiffre 1, ni le chiffre 3, ni le chiffre 5, ni le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».