Nr. 36/2023
Recherche de la vérité / Traitement des sources / Discrimination

(Association des juristes progressistes c. «Tribune de Genève»)

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Zusammenfassung

Mit der Veröffentlichung eines Artikels mit dem Titel «Le ‹coup de la Russe›, un véritable cauchemar pour les hommes» («Der ‹Russinnen-Trick› wird zum Albtraum für Männer») hat die «Tribune de Genève» die Pflicht zur Wahrheitssuche und die Regeln für den Umgang mit Quellen nicht eingehalten: Indem die «Tribune de Genève» es versäumte, den Kontakt mit der beschuldigten Person zu suchen, die Glaubwürdigkeit der Aussagen ihrer Quellen zu überprüfen und zudem die verfügbaren Daten zum behandelten Thema nicht erwähnte, hat sie Pflichten nicht eingehalten, die, wie der Schweizer Presserat in Erinnerung ruft, die Grundlage des Journalistenberufs bilden.
Hingegen hat die «Tribune de Genève» nicht gegen den Journalismuskodex in Bezug auf Diskriminierung verstossen. Gemäss der Praxis des Schweizer Presserats kann nicht jede abwertende Aussage über eine Gruppe oder eine Einzelperson automatisch als erniedrigend oder diskriminierend angesehen werden. Die im Artikel verwendeten Ausdrücke sind vage und vielfältig genug, um eine Stigmatisierung zu vermeiden, und ihre Erwähnung war nach Ansicht des Rates für das Verständnis des angeprangerten Mechanismus (Missbrauch des Ausländergesetzes) notwendig.

Résumé

En publiant un article intitulé «Le ‹coup de la Russe›, un véritable cauchemar pour les hommes», la «Tribune de Genève» n’a pas respecté le devoir de rechercher la vérité et les règles de traitement des sources : En omettant de chercher à contacter la personne mise en cause, en ne vérifiant pas la crédibilité des propos tenus par ses sources et en ne mentionnant pas les données disponibles sur la thématique traitée, la «Tribune de Genève» n’a pas respecté des devoirs qui, rappelle le Conseil suisse de la presse, sont à la base du métier de journaliste.
En revanche, la « Tribune de Genève n’a pas enfreint la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» en matière de discrimination. En effet, selon la pratique du Conseil suisse de la presse, toute déclaration dépréciative à l’égard d’un groupe ou d’un individu ne peut automatiquement être considérée comme avilissante ou discriminatoire. Les expressions utilisées dans l’article sont suffisamment vagues et diverses pour éviter toute stigmatisation, et leur mention était, juge le Conseil, nécessaire à la compréhension du mécanisme dénoncé (utilisation abusive de la loi sur les étrangers).

Riassunto

L’articolo pubblicato dalla «Tribune de Genève» con il titolo «Le ‹coup de la Russe›, un véritable cauchemar pour les hommes» (La ‹mossa della russa›, un vero incubo per gli uomini), non ha rispettato il dovere di ricerca della verità e le norme che regolano il trattamento delle fonti: la «Tribune de Genève» non ha contattato la persona chiamata in causa, non ha verificato la credibilità delle dichiarazioni rilasciate dalle proprie fonti e non ha citato i dati disponibili sull’argomento trattato, venendo così meno a quei doveri che, come ribadisce il Consiglio svizzero della stampa, stanno alla base della professione di giornalista.
D’altro canto, la «Tribune de Genève» non ha violato la «Dichiarazione dei doveri e dei diritti del giornalista» in materia di discriminazione. Infatti, secondo la prassi del Consiglio svizzero della stampa, qualsiasi affermazione dispregiativa nei confronti di un gruppo o di un individuo non può essere automaticamente considerata sminuente o discriminatoria. Le espressioni utilizzate nell’articolo sono sufficientemente vaghe e diversificate da consentire di evitare qualsiasi stigmatizzazione e, a giudizio del Consiglio della stampa, la loro menzione era necessaria per la comprensione del meccanismo denunciato (uso abusivo della legge sugli stranieri).

I. En fait

A. Le 13 septembre 2022, la «Tribune de Genève» publie un article écrit par Bettina Weber, une journaliste zurichoise de Tamedia, et diffusé dans plusieurs titres du groupe (en version traduite en l’occurrence). Intitulé «Le ‹coup de la Russe›, un véritable cauchemar pour les hommes», cet article est centré sur le témoignage d’un homme, désigné par le nom d’emprunt Walter W., et dont l’ex-épouse est russe. Selon cet article, cette dernière a accusé de manière fallacieuse son époux de violences afin de profiter d’une clause de l’article 50 de la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI). Cette disposition légale prévoit que le droit de séjour d’une personne non-européenne s’éteint automatiquement si son mariage est dissout après moins de trois ans, à moins, notamment, qu’elle ait été victime de violences conjugales. Selon l’article, la méthode qui consisterait à abuser de l’article 50 LEI pour éviter de se faire expulser dépasserait le cas particulier de Walter W. et porterait le nom «politiquement incorrect» de «coup de la Russe». Pour étayer ces dires, la journaliste cite outre Walter W., un policier anonyme, le chef de l’Office des migrations du canton de Zurich et un avocat zurichois.
B. Le 23 novembre 2022, l’Association des juristes progressistes (AJP) dépose plainte contre la «Tribune de Genève» auprès du Conseil suisse de la presse. Selon l’AJP, l’article en question contreviendrait aux chiffres 8, 1, 3 et 2, sous les aspects des directives 8.2 (interdiction des discriminations), 1.1 (recherche de la vérité), 3.1 (traitement des sources), 2.2 (pluralisme des points de vue) et 2.3 (distinction entre l’information et les appréciations), de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»).
L’AJP estime que la journaliste de Tamedia a désinformé le public en faisant une présentation fausse et tendancieuse du recours à cette clause de l’article 50 LEI. En ne citant que des avis convergents, en ne vérifiant pas la véracité des propos rapportés et en omettant des informations, cet article ferait croire, à tort, que «les hommes suisses sont particulièrement en danger» et que quand ils sont accusés à tort, ils seraient impuissants à se défendre et même pas entendus par les autorités. Se concentrer sur un genre (les femmes), mentionner la nationalité de l’épouse (russe) et évoquer des «hommes africains» seraient en outre discriminatoire.
C. Invitée à se déterminer, le 12 avril 2023, la «Tribune de Genève» conteste tous les griefs soulevés par l’AJP. Pour la publication, cet article n’est pas discriminatoire, partisan et non conforme à la recherche de la vérité et au traitement des sources. Il ne vise pas à traiter la question des violences faites aux femmes mais celle du détournement par certaines personnes de l’article 50 LEI. Il est d’intérêt public d’évoquer un fait qui n’est «certes pas habituel mais existe».
D. La 2ème Chambre, composée d’Annik Dubied (présidente), Madeleine Baumann, Joëlle Fabre, Sébastien Julan, Fati Mansour, Denis Masmejan et Anne-Frédérique Widmann, a traité la plainte lors de sa séance du 11 septembre 2023 ainsi que par voie de correspondance.

II. Considérants
1. Dans sa prise de position du 12 avril 2023, le rédacteur en chef adjoint de la «Tribune de Genève» annonce avoir retiré l’article du site internet «pour des raisons d’opportunité». Cette décision, n’enlève rien à la recevabilité de la plainte de l’AJP, qui est donc traitée.
2. Selon la directive 8.2 (interdiction des discriminations), «la mention de l’appartenance ethnique ou nationale, de l’origine, de la religion, de l’orientation sexuelle et/ou de la couleur de peau peut avoir un effet discriminatoire, en particulier lorsqu’elle généralise des jugements de valeur négatifs et renforce ainsi les préjugés à l’égard des minorités. Les journalistes mettent donc en balance la valeur de l’information et le risque de discrimination et respectent le principe de proportionnalité.» La question principale est donc ici de savoir si cette pesée d’intérêt a eu lieu et si la journaliste de Tamedia s’est rendue responsable de généralisations susceptibles de renforcer les préjugés.
Selon la pratique du Conseil suisse de la presse, toute déclaration dépréciative à l’égard d’un groupe ou d’un individu ne peut automatiquement être considérée comme avilissante ou discriminatoire (prises de position 15/2013, 37/2009, 7/2010). Le Conseil défend la liberté d’informer et ne se considère pas comme «le gardien du politiquement correct» (prise de position 15/2013). Dans ce contexte, le Conseil de la presse note que la journaliste a pris soin de préciser que le «coup de la Russe» porte un «nom politiquement incorrect» et «n’est pas une question de nationalité, ni même forcément de sexe». Elle écrit aussi que des «personnes non-européennes», des femmes, des hommes, une Russe mais également des Africains se rendraient responsables de cette arnaque à l’article 50 LEI. Même si le cas de l’épouse russe occupe presque l’entièreté de l’article, de l’avis du Conseil, cette multiplicité d’exemples exclut toute généralisation discriminatoire.
Conformément à la directive 8.2 (interdiction des discriminations), le Conseil s’est également demandé si évoquer des nationalités et des groupes ethniques se justifiait ici par le devoir d’informer. Pour le Conseil de la presse, les expressions précitées sont suffisamment vagues et diverses pour éviter toute stigmatisation. De surcroit, leur mention est nécessaire à la compréhension du mécanisme dénoncé (utilisation abusive de la loi sur les étrangers).
En revanche, le Conseil estime que la journaliste aurait dû traiter les ex-époux de manière équivalente en les désignant tous deux par un prénom et une lettre en référence au nom de famille au lieu de réserver ce traitement au seul mari (l’épouse étant désignée uniquement par un prénom). Toutefois, pour constituer une violation de la «Déclaration», les propos discriminatoires doivent atteindre une intensité minimale (49/21, 15/2013, 7/2010, 37/2009 et 16/2007) et le Conseil juge que ce n’est pas le cas ici. La «Tribune de Genève» a donc respecté la directive 8.2 (interdiction des discriminations).
3. Le chiffre 1 de la «Déclaration» respectivement la directive 1.1 (recherche de la vérité) stipule que «la recherche de la vérité est au fondement de l’acte d’informer». Les journalistes sont tenus de prendre en compte les données disponibles et de vérifier la véracité des informations à leur disposition. Conformément au chiffre 3 de la «Déclaration», au regard de la directive 3.1 (traitement des sources), ils doivent également s’assurer de l’origine d’une information et de son authenticité. Il s’agit là des bases du métier et de devoirs inhérents à la profession de journaliste. Pour le Conseil de la presse, la journaliste a ici failli au premier de ces devoirs.
L’article de la «Tribune de Genève» s’articule autour du témoignage de l’ex-mari, ici désigné par un nom d’emprunt: Walter W. La journaliste n’a pas cherché à contacter son ex-épouse ou les avocats de cette dernière. Pour se soustraire à cette obligation, la «Tribune de Genève» évoque les prises de position 10/97 et 36/2006 du Conseil de la presse qui stipulent que lors de reportages «portant sur des thèmes particulièrement délicats, tels que les mauvais traitements, les viols ou les harcèlements sexuels, il peut être dérogé à titre exceptionnel au principe ‹audiatur et altera pars›» car sinon il y aurait le risque que des reportages «ne soient pas réalisés sur ces problèmes». Face à ce type de témoignage, le journaliste n’a pas l’obligation de vérifier les faits auprès des tiers mis en cause. Il lui suffit de s’assurer de la crédibilité de la personne et de la vraisemblance de ce qui est exposé (prise de position 36/2006). Le Conseil de la presse estime que cette exception, qui vise à protéger les victimes qui risquent des pressions ou des actes d’intimidation, ne s’applique pas au cas d’espèce. Chercher à interroger l’ex-épouse ou ses avocats n’aurait fait peser aucun risque sur Walter W. Compte tenu, de surcroit, de la gravité des accusations articulées contre elle, la journaliste était tenue de chercher à contacter l’ex-épouse ou ses représentants. Outre Walter W., la journaliste a contacté trois autres personnes qui confortent le témoignage de ce dernier. L’impression générale qui en ressort est qu’il s’agit d’un «phénomène» qui ne se limite pas au cas des ex-époux W. et qu’il est relativement facile d’accuser à tort son ou sa conjoint-e et d’abuser ainsi de l’article 50 LEI. Or, comme le souligne la partie plaignante, depuis des années, des associations d’aides aux migrantes et avocats de victimes de violences conjugales dénoncent au contraire une pratique «extrêmement sévère» des autorités suisses, et des exigences de preuve élevées qui conduiraient des personnes étrangères à perdre leur droit de séjour. Sans se prononcer sur le fond, le Conseil de la presse estime que ces éléments d’informations auraient dû apparaître pour que lecteur puisse se faire un avis équilibré sur cette thématique. En ne vérifiant pas la crédibilité des propos tenus par ses sources et en ne mentionnant pas les données disponibles sur la thématique traitée, le Conseil estime que la «Tribune de Genève» n’a pas respecté le chiffre 1 (recherche de la vérité) et 3 (traitement des sources) de la «Déclaration».
Pour le Conseil de la presse, il existait bien, en revanche, un intérêt public à traiter ce sujet. La journaliste n’a pas violé ses devoirs en relation avec l’affirmation selon laquelle les hommes accusés «ne sont pas entendus» puisqu’il est clair qu’elle parle ici de la procédure en relation avec l’obtention d’un permis de séjour et non d’une éventuelle procédure pénale. L’accusation concernant les statistiques n’est pas pertinente non plus puisque la «Tribune de Genève» parle bien ici de l’absence de statistiques concernant les abus de l’article 50 LEI.
4. Le Conseil de la presse estime que les directives 2.3 (distinction entre l’information et les appréciations) et 2.2 (pluralisme des points de vue) ne sont pas pertinentes dans le cas d’espèce, cette dernière directive ne s’applique qu’aux médias en situation de monopole.

III. Conclusions
1. La plainte est partiellement admise.
2. En omettant de chercher à contacter l’ex-épouse russe de Walter W. ou/et ses avocats, en ne vérifiant pas la crédibilité des propos tenus par ses sources et en ne mentionnant pas les données disponibles sur la thématique traitée, la «Tribune de Genève» a violé les chiffres 1 (recherche de la vérité) et 3 (traitement des sources) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».
3. La «Tribune de Genève» n’a en revanche pas violé le chiffre 8 (interdiction des discriminations), ni le chiffre 2 (distinction entre l’information et les appréciations et pluralisme des points de vue) de la «Déclaration».