Nr. 20/2023
Recherche de la vérité / Devoir de rectification

(X. c. «Le Courrier»)

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I. En fait

A. Le 18 juillet 2021, « Le Courrier» publie un article intitulé «Anna Gabriel, du parlement catalan à Unia». La journaliste Christiane Pasteur fait le portrait de l’ancienne députée et porte-parole du parti CUP en Espagne, et qui vit à Genève en tant qu’exilée politique depuis 2017, sous le coup d’un mandat d’arrêt espagnol. L’indépendantiste catalane risquerait jusqu’à 30 ans de prison pour rébellion, sédition et détournement de fonds. Une grâce octroyée quelques semaines plus tôt par le gouvernement espagnol ne la concernerait pas. En effet, son cas devait être jugé à Madrid et non à Barcelone – une anomalie qui l’aurait convaincu qu’elle n’y rencontrerait pas la justice. Elle est donc restée en Suisse pour ne pas risquer le destin de ses collègues restés en Espagne et emprisonnés. Anna Gabriel réclame l’amnistie pour toutes les personnes actuellement en prise avec des procédures judiciaires pour avoir participé à des manifestations en Catalogne. Elle a décidé de s’établir à Genève et explique : « J’ai découvert d’autres valeurs que j’apprécie. Je ne reçois pas de menaces de mort. Et ici les gens ne peuvent pas croire que je pourrais écoper de quinze ou de trente ans de prison. » Elle est maintenant employée en tant que secrétaire régionale adjointe au syndicat Unia.

B. Le 25 août 2021 X. saisit le Conseil suisse de la presse. Pour le plaignant, la journaliste a enfreint le chiffre 1 (recherche de la vérité) de la « Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste » (ci-après « Déclaration ») avec la phrase suivante « Sous le coup d’un mandat d’arrêt en Espagne pour rébellion, sédition et détournement de fonds publics, Anna Gabriel risquerait jusqu’à trente ans de prison si elle rentrait dans son pays.» Selon le plaignant la journaliste n’a pas retranscrit la vérité, mais s’est fait la porte-parole d’Anna Gabriel. En effet cette dernière ne risquerait pas la prison en Espagne. Pour preuve il cite l’acte d’accusation du Tribunal Suprême de Madrid du 21 mars 2018, qui stipule qu’Anna Gabriel Sabathé est priée de comparaitre pour un possible délit de désobéissance et en vertu de l’art. 410 du Code pénal espagnol. Or ce dernier prévoit comme peine maximale une amende et/ou l’inhabilitation (impossibilité d’exercer une fonction publique) entre 6 et 24 mois. Le plaignant invoque également une violation du chiffre 2 de la «Déclaration». L’argumentation en ce sens se limite aux éléments déjà mentionnés plus haut. Il sollicite un rectificatif public et un espace d’expression équivalent au bénéfice des catalans et espagnols non sécessionistes, sans pourtant se référer au chiffre correspondant de la « Déclaration ».

C. Le 11 janvier 2021 Christiane Pasteur prend position pour « Le Courrier » et demande le rejet de la plainte. L’article en question ne portait pas sur le sort des indépendantistes catalans exilés ou sur la situation politique en Espagne. Il s’agissait seulement du portrait de la future secrétaire régionale du syndicat Unia. Pour cela « Le Courrier » a retracé le parcours de Anna Gabriel dans les grandes lignes. Son mandat au parlement catalan et son départ après le référendum dans sa région seraient bien évidemment évoqués, puisque les conditions de sa venue à Genève auraient déjà largement étés médiatisés en Suisse et en Europe. Si Anna Gabriel affirmait qu’elle risquait jusqu’à trente ans d’emprisonnement pour « rébellion, sédition et détournement de fonds publics », la journaliste fait valoir qu’elle n’avait pas raison de douter du bien-fondé de ses propos. Elle ne connaissait pas l’acte d’accusation espagnol du 21 mars 2018, car elle n’enquêtait pas sur ce point particulier. Elle a tout de même procédé à des vérifications d’usage et trouvé trois articles qui confirment les faits présentés par Anna Gabriel : Le 21 février 2018 sur la RTS qui parle d’accusation de ‹ sédition, rébellion et malversation de fonds publics › suite à la proclamation avortée d’indépendance. La situation que vit Carles Puigdemont, sous le coup d’un mandat d’arrêt. Une situation que pourrait prochainement vivre Anna Gabriel, selon la décision que prendra le juge de la Cour suprême de Madrid en charge du dossier. » Le 23 février 2018 « Le Temps » écrit : « Transformée, la jeune quadragénaire revient d’une voix calme sur les raisons qui l’ont poussée à ne pas se présenter devant la justice espagnole, qui mène une enquête contre elle pour ‹ rébellion, sédition et malversation de fonds publics › dans le cadre du processus séparatiste catalan. Soit une peine passible de 30 ans de prison. » Le 14 juillet 2020 l’ATS écrit également : «la justice espagnole avait lancé début 2018 un mandat d’arrêt pour ‹ rébellion, sédition et malversation de fonds›».

L’intimée joint à sa réponse une lettre de Me Olivier Peter, conseil d’Anna Gabriel. Selon lui sa cliente est visée par une procédure qui a fait l’objet d’importantes critiques internationales. Et qui persiste à qualifier les faits reprochés à Anna Gabriel de malversation, sédition et rébellion, des infractions punies par jusqu’à 30 ans en prison. La décision du 21 mars 2018 de la poursuivre uniquement pour désobéissance ne serait qu’une réaction à la déclaration de l’Office fédéral de la justice Suisse, refusant l’extradition de Anna Gabriel en raison de la nature politique des faits. Me Peter souligne en outre que la poursuite d’une désobéissance, qualifiée de moins grave que la rébellion ou la sédition ne serait n’est pas dans la compétence de la Cour suprême. Et qu’en plus la demande de la défense d’Anna Gabriel de transférer le dossier à l’instance inférieure en Catalogne a été rejetée en octobre 2020, du fait que la qualification de désobéissance n’était pas définitive. Une aggravation des charges ne peut donc pas être exclue, et d’affirmer qu’Anna Gabriel risquerait d’être arrêtée en Espagne avant de faire l’objet d’une mise en prévention complémentaire pour rébellion, sédition et malversation serait, selon Me Peter, parfaitement exacte.

« Le Courrier » a modifié l’article online en question juste après avoir pris connaissance de l’acte d’accusation du Tribunal suprême de Madrid. Le texte mentionne maintenant qu’un seul chef d’accusation et a été transformé en : « Sous le coup d’un mandat d’arrêt en Espagne pour délit de désobéissance, Anna Gabriel risque une amende et l’impossibilité d’occuper une fonction publique durant 6 à 24 mois, si elle rentrait dans son pays. » D’ailleurs le plaignant n’avait pas signalé l’erreur à la rédaction. »

D. Selon l’art. 13 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

E. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Susan Boos (présidente), Annik Dubied (vice-présidente) et Jan Grüebler (vice-président), a traité la présente prise de position le 23 juin 2023 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Le chiffre 1 de la Déclaration stipule que les journalistes doivent rechercher la vérité. Le sujet de l’article n’était pas l’indépendantisme catalan, mais un portrait de la syndicaliste Anna Gabriel. Bien entendu, son passé de femme politique a également été abordé, ainsi que la raison de son départ d’Espagne. Dans une certaine mesure, les médias doivent aussi se fier aux déclarations de leurs interlocuteurs – surtout lorsque le contenu porte sur des sujets secondaires. D’autant plus que, selon la journaliste, plusieurs médias avaient auparavant repris les mêmes faits. Étant donné que la formulation est au conditionnel (« Anna Gabriel risquerait »), et le sujet de l’article n’est pas l’indépendantisme catalan, on peut au plus reconnaître une inexactitude, suffisamment nuancée pour ne pas avoir valeur de transgression. D’autant plus que l’avocat d’Anna Gabriel a indiqué que l’accusation portée contre sa cliente n’était pas, selon lui, définitive. Le chiffre 1 de la « Déclaration » n’a donc pas été violé.

2. L’argumentation relative à la violation du chiffre 2 (liberté d’information) est imprécise, voire absente. Pour le Conseil de la presse une violation du chiffre 2 n’est pas reconnaissable.

3. En ce qui concerne la demande de « rectificatif public » « Le Courrier » y a donné suite, dès qu’il a eu connaissance du fait. En outre, le Conseil de la presse n’a pas la compétence d’émettre des directives.

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. En publiant l’article « Anna Gabriel, du parlement catalan à Unia » le 18 juillet 2021 « Le Courrier » n’a pas violé le chiffre 1 de la « Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste ».