Nr. 46/2006
Recherche de la vérité / Traitement des sources

(CRAN c. «Le Matin Dimanche») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 7 septembre 2006

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I. En Fait

A. Les 17 et 18 mars 2006, le Carrefour contre le racisme anti-noir (CRAN) a tenu à Genève la première conférence européenne sur le racisme anti-noir. Les médias ont été avertis de l’évènement que seuls «Le Courrier» et le «Matin Bleu» ont annoncé.

B. Le comique français Dieudonné Mbala Mbala figurait parmi les personnalités qui se sont exprimées lors de cette conférence. Son exposé a suscité un sentiment de malaise chez certaines des personnes présentes qui y ont décelé une tonalité antisémite.

C. «Le Matin Dimanche», qui n’avait pas de représentant à la manifestation, a eu vent de cet incident et a entrepris de le reconstituer. Michel Jeanneret a contacté la conseillère nationale Anne-Catherine Menétrey et la vice-président de la Commission suisse contre le racisme Boël Sambuc, toutes deux présentes à la conférence. Elles lui ont confirmé que le discours de Dieudonné les avait choquées. Il a également interpellé le vice-président du CRAN, André Loembe, qui a nié tout caractère antisémite aux propos de l’humoriste mais refusé de mettre à sa disposition une transcription de l’intervention de ce dernier. Il a cherché en vain à contacter Dieudonné lui-même.

D. Le 26 mars 2006, «Le Matin Dimanche» a publié en bas de page un article intitulé «Dieudonné: dérapage verbal du ‹comique› à Genève». On y lit notamment «Propos antisémites, appel à la haine, démagogie: les termes fusent au sein du public qui a assisté le 17 mars dernier à un discours tenu à Genève par le ‹comique› Dieudonné». Anne-Catherine Menétrey y est citée affirmant qu’‹il a prétendu en substance que le racisme antinoir est plus grave de la Shoah› et Boël Sambuc y parle de ‹propos antisémites intolérables›. L’article cite également André Loembe pour lequel ‹dire que Dieudonné a tenu des propos déplacés est un mensonge› et le secrétaire général de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation, Johanne Gurfinkiel, qui n’était pas présent à la Conférence mais condamne en termes génériques le fait de ‹mettre en concurrence des victimes de discrimination›.»

E. Le 6 avril 2006 le CRAN a sollicité du «Matin Dimanche» un droit de réponse qui lui a été refusé en raison du fait que le texte ne remplissait pas les conditions de l’article 28 h du Code civil.

F. Le 28 avril 2006, le CRAN a saisi le Conseil de la Presse. Il invoque des infractions au chiffre 1 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (recherche de la vérité, ainsi qu’aux directives 2.3 (distinction entre l’information et le commentaire) et 3.1 (traitement des sources). En substance, le CRAN fait grief au «Matin» d’avoir donné une version biaisée des événements sur la base d’informations de seconde main et d’avoir déformé les propos d’Anne-Catherine Menétrey. A l’appui de cette dernière accusation, il produit un courriel où cette dernière confirme que ses propos ont été «quelque peu modifiés ou en tout cas exagérément raccourcis» et précise avoir dit que l’intervention de Dieudonné avait «provoqué un certain malaise auprès des européens présents dans la salle en mettant en relation la shoah et le racisme anti-noir comme s’il voulait dire que ce dernier est plus grave».

G. Michel Danthe, rédacteur en chef du «Matin Dimanche» a répondu en date du 29 juin 2006. Il soutient que Michel Jeanneret a fait correctement son travail d’enquête et relève que seule l’obstruction des organisateurs de la conférence l’ont empêché d’avoir accès au texte de l’intervention de Dieudonné. Il assure en outre avoir conseillé à Gerome Topka, secrétaire général du CRAN, de réagir dans le courrier des lecteurs plutôt que par voie de droit de réponse, ce que ce dernier aurait refusé.

H. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Sylvie Arsever (présidente) et Nadia Braendle, ainsi que de Dominique von Burg, Pascal Fleury et Jean-Pierre Graber. Charles Ridoré et Michel Zendali se sont récusés.

I. La 2ème Chambre a traité la plainte lors de sa séance du 7 septembre 2006 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Le Conseil de la Presse a pu disposer d’un enregistrement vidéo des propos de Dieudonné ainsi que d’une transcription. Le comique y évoque entre autres une «compétition victimaire» «obscène» et une «hypertrophie de la communication» autour de la Shoah, affirmant que cette «hiérarchisation» victimaire est «insoutenable». La question de savoir si ces propos justifient l’accusation d’antisémitisme peut rester ouverte. Une partie de l’assemblée les a ressentis comme tels: même le courriel d’Anne-Catherine Menétrey que le CRAN produit à l’appui de sa plainte le confirme.

2. Le Conseil de la Presse n’a pas davantage à se poser la question de savoir s’il était judicieux de la part du «Matin», qui n’avait pas jugé la conférence elle-même digne d’intérêt, de donner un écho à cet incident. Cette appréciation ressortit entièrement à la liberté rédactionnelle.

3. La seule question est dès lors de savoir si Michel Jeanneret a récolté l’information qui constitue la base de son article du 26 mars conformément aux exigences du chiffre 1 de la «Déclaration». C’est le cas: le journaliste a contacté deux témoins dignes de foi et les organisateurs eux-mêmes, qui ont refusé de mettre le texte de l’intervention de Dieudonné à sa disposition. Il a également tenté en vain d’atteindre ce dernier. On ne saurait donc lui reprocher d’avoir négligé une source essentielle ou d’avoir omis de donner la parole aux personnes mises en cause.

4. Le CRAN fait valoir que les propos d’Anne-Catherine Menétrey auraient été déformés. La comparaison entre le texte de l’article et celui du courriel que cette dernière à adressé à Gerome Topka ne justifie toutefois pas ce reproche. La citation attribuée à la conseillère nationale résume son propos en forçant le trait mais elle n’en modifie pas le sens.

5. Le Conseil de la Presse n’a pas à se prononcer sur les conditions de l’exercice d’un droit de réponse. Il se bornera à relever l’affirmation non contestée de Michel Danthe selon laquelle le «Matin Dimanche» était disposé à accueillir une réaction du CRAN sous forme de courrier des lecteurs. Cette façon de faire était acceptable s’agissant de commenter une accusation grave – l’antisémitisme – mais à laquelle le CRAN avait déjà eu l’occasion de réagir dans l’article litigieux.

III. Conclusion

La plainte est rejetée.