Nr. 39/2000
Recherche de la verité / Devoir de rectification

(Association du personnel enseignant de la Sarraz / Société pédagogique vaudoise c. „Le Matin“) Prise de position du Conseil suisse de la presse du 10 novembre 2000

Drucken

I. En fait

A. Le 16 mars 2000, „Le Matin“ publie un article sous le titre „Viré de l’école parce qu’il est noir“. Cette formulation est reprise dur le placard. L’auteur, Marie-José Brélaz, explique que des parents „bien-pensants“ d’un bourg de la campagne vaudoise ont obtenu qu’un orphelin angolais de 14 ans soit renvoyé de son collège. Le garçon, dont l’identité est préservée, vit dans une famille d’accueil et „rame plutôt mal que bien à l’école“, indique l’article d’après lequel les parents sortent „la grosse artillerie des préjugés racistes pour mener cabale“, parce qu’ils ne supporteraient pas que leurs enfants „forcément au-dessus de tout soupçon, doivent en découdre avec un étranger, noir de surcroît“. L’auteur fait mention d’une lettre à la famille d’accueil, où le directeur de l’école précise que le garçon „met en péril l’harmonie entre élèves, leur sécurité, ainsi que les relations parents-institution“ alors qu’il n’aurait pas eu, auparavant, de problème disciplinaire grave dans le cadre scolaire. Le directeur, qui „s’avoue fort emprunté“, précise qu’il s’agit d’une fin de scolarisation et non d’un expulsion. L’enfant devant rejoindre à brève échéance un oncle dans le Jura, l’article suggère qu’un peu de patience, voire une remise à l’ordre auraient permis d’arrondir les angles en attendant ce déplacement.

B. Le 17 mars 2000, „Le Matin“ annonce en „Une“ que le jeune Noir va réintégrer sa classe de 8e – une solution momentanée „car il serait souhaitable qu’il puisse être accueilli dans une classe de développement correspondant mieux à ses difficultés scolaires“. En page intérieure, une interview de la conseillère d’Etat Francine Jeanprêtre qui juge l’adolescent „un peu rebelle mais par forcément dangereux“. Le 18 mars 2000, le journal indique le prénom de l’élève (Domingos), précise que l’affaire s’est passée au collège de La Sarraz et révèle que le garçon va rejoindre une classe de Cossonay. Il donne la parole au père d’une élève selon lequel Domingos représentait un réel danger pour la sécurité des autres enfants. L’école lui aurait écrit qu’elle n’était pas en mesure d’assurer la sécurité de sa fille. „Le Matin“ publie également une série de lettres de lecteurs scandalisés par cette affaire.

C. Le 20 mars 2000, une quarantaine d’enseignants de la Société pédagogique vaudoise (SPV), en particulier de l’Association du personnel enseignant de la Sarraz (APELS) „occupent“ la rédaction du „Matin“ et dénoncent les „dérives“ sensationnalistes de la presse en général. Le journal en rend compte dans son édition du lendemain.

D. Le 16 avril 2000, „Le Matin“ publie la lettre d’un lecteur – apparemment parent ou proche des parents d’élèves de la Sarraz – qui évoque des menaces de violences, des agressions et les problèmes de sécurité. Il cite „24 Heures“ du 18 mars : „La thèse de la violence scolaire semble avoir définitivement pris le dessus sur la chronique d’un racisme ordinaire“.

E. Le 5 mai 2000, l’APELS et le SPV déposent une plainte au Conseil de la presse dans laquelle ils formulent plusieurs reproches. „Le Matin“ aurait mené l’enquête de manière unilatérale en n’interrogeant pas les autorités municipales ni les enseignants concernés. Il aurait commis une accusation gratuite en amalgamant „école, viré, noir“, condamnant ainsi l’école et ses enseignants. Il n’a jamais rectifié les manchettes et les placards, maintenant que l’élève a été exclu parce qu’il est noir. Pour les enseignants, blessés d’avoir été indirectement accusés de racisme, cette enquête a constitué un appel à la haine, avéré par le ton des lettres de lecteurs. La plainte s’appuie enfin sur une déclaration du rédacteur en chef du Matin qui aurait dit devant témoins : „S’il n’avait pas été noir, nous n’aurions pas fait la manchette“. Elle se réfère aux articles 1, 3, 5, 7 et 8 de la „Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste“.

F. Le traitement de la plainte est confié par la présidence à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse.

G. Le 14 juin 2000, Daniel Pillard, rédacteur en chef du „Matin“, répond que l’enquête a été menée dans les règles de l’art, la journaliste ayant contacté – outre le jeune Africain et sa mère d’accueil – l’Office du tuteur général et le directeur du collège de la Sarraz. Elle aurait également pu consulter la correspondance échangée entre la mère d’accueil et les autorités scolaires. Au fil de ses entretiens elle aurait acquis la conviction que cette affaire a été provoquée par „une cabale menée par des parents d’élèves motivés par des sentiments d’inspiration raciste“, motivation confirmée par la mère d’accueil. En outre, lors de l’entretien avec la rédactrice, le directeur du collège aurait reconnu avoir subi de fortes pressions et n’aurait „nié l’hypothèse raciste à aucun moment“. La rédaction a donc acquis la conviction que l’enfant „n’aurait jamais été exclu du collège de manière aussi expéditive si, au lieu d’être un orphelin noir à la dérive, il avait été le fils d’une famille normalement intégrée au village“, écrit M. Pillard qui parle du devoir du journal de dénoncer ce qui lui est apparu comme un acte de racisme ordinaire. Il se défend en revanche d’avoir accusé le corps enseignant de racisme, „Le Matin“ s’étant contenté de sous-entendre que le directeur du collège et la Municipalité avaient cédé bien légèrement à une cabale. Les mêmes arguments ont été opposés à la Municipalité en réponse à une lettre du 28 mars.

H. La plainte de la SPV et de l’APELS a été examinée par la 2ème Chambre du Conseil de la presse lors des ses séance du 1er septembre et du 10 novembre 2000. La Chambre est composée de Mmes Sylvie Arsever et de MM. Dominique Bugnon, Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber et Ueli Leuenberger (représentants du public).

II. Considérants

1. La plainte concerne plusieurs chiffres de la „Déclaration“, à savoir le chiffre 1 („rechercher la vérité“), le chiffre 3 („ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels“), le chiffre 5 („rectifier toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte“) et le chiffre 7 („respecter la vie privée … s’interdire les accusations anonymes ou gratuites“). Elle évoque aussi le chiffre 8 („respecter la dignité humaine“).

2. Le traitement rédactionnel de l’affaire repose sur la thèse d’une cabale raciste: „Exclu de l’école parce qu’il est noir“, selon le placard et la manchette de l’édition du 11 mars 2000; „chronique du racisme ordinaire“, selon l’accroche de première page de l’édition du même jour. Cet éclairage des faits est confirmé par le rédacteur en chef du journal: „Au fil des entretiens, la journaliste a acquis la conviction que cette brutale interruption de scolarité avait été provoquée par une cabale menée par des parents d’élèves motivés par des sentiments d’inspiration raciste.“ Cet avis, ajoute-t-il, est aussi celui de la mère d’accueil, qui n’est toutefois pas citée dans l’article. La thèse de la cabale raciste nourrit donc l’ensemble de l’article, sans que le lecteur soit en mesure d’imaginer une explication différente ou complémentaire. Le directeur de l’école est cité dans l’article, mais il n’y est pas confronté directement à la thèse de la cabale raciste, sur laquelle il aurait pu s’exprimer publiquement. Sa position est résumée par la reprise d’éléments contenus dans sa lettre à la f
amille d’accueil, qui parle, selon les termes utilisés par le journal, de mise en péril de „l’harmonie entre les élèves“, de leur „sécurité“ et des „relations parents-institution“. Ces éléments sont cités sans qu’une relation explicite soit établie avec la question du racisme. Ils restent énigmatiques: faut-il entendre par là que la seule présence d’un élève Noir dans l’école est de nature à provoquer cette mise en péril? Aucun indice n’est donné qui permettrait au lecteur de le comprendre autrement. On apprend de plus que le directeur „s’avoue fort emprunté“ face à la démarche de parents auprès des autorités politiques, ce qui ne peut que confirmer la thèse de la cabale raciste. L’article lui-même n’est donc pas aussi clair que la réponse du rédacteur en chef du journal au Conseil de la presse, assurant qu’au cours de l’entretien, le directeur du collège aurait reconnu avoir subi de forte pression et n’aurait „nié l’hypothèse raciste à aucun moment“. Il faut noter aussi que la journaliste a encore pris contact avec l’Office du tuteur général, qui s’est refusé à toute déclaration. Les développements de l’affaire suscitent dès lors au moins une interrogation: comment se fait-il que la journaliste, au cours de ses entretiens, n’ait pas entendu parler de violence de la part de l’adolescent et n’ait à aucun moment recueilli le moindre indice qui lui aurait permis, sinon de renoncer à sa «conviction», du moins de la nuancer par l’apport de faits contradictoires? Sur un sujet aussi délicat, la question peut se poser aussi de savoir pourquoi la journaliste n’a pas mené de recherches plus approfondies. Ainsi, elle n’a pas pris d’emblée contact avec les autorités de la commune, acteur pourtant décisif, qu’elle soupçonne d’avoir cédé aux pressions des parents et influencé le directeur. Elle n’est pas remontée non plus jusqu’aux parents d’élèves auteurs de la démarche auprès des autorités, afin de s’assurer de leurs motivations. L’enquête n’a donc pas été, à proprement parler, unilatérale, mais elle reste fragmentaire et ne contient aucun élément permettant au lecteur d’émettre des doutes sur la réalité d’une démarche raciste. A ce titre, elle contrevient aux dispositions des chiffres 1 et 3 citées ci-dessus.

3. Les éléments d’information parvenus par la suite à la connaissance du public apportent un éclairage nouveau sur l’affaire. Il apparaît que le jeune homme était perçu comme un facteur de violence par d’autres élèves de l’établissement. Dans son édition du 18 mars 2000 déjà, la journaliste qui a rédigé l’enquête publie le témoignage du père d’une des élèves, qui s’est considérée comme menacée. Ce témoignage permet de donner le point de vue de parents concernés: „Une démarche de citoyen et pas de raciste“. Le décalage de deux jours par rapport à la première information et la disproportion dans le traitement rédactionnel privent toutefois cette précision du poids qui aurait été le sien si elle avait pris place dans l’article initial. „Le Matin“ rend compte d’une autre réaction à son article du 16 mars: une manifestation tenue le 20 mars 2000 dans ses locaux par des membres du corps enseignant vaudois, qui se défendent de toute motivation de nature raciste dans cette affaire. Il publie encore à ce sujet, quoique tardivement (dans l’édition du dimanche 16 avril 2000), une lettre circonstanciée d’un lecteur qui confirme la thèse de la violence scolaire. En dépit de ces éléments, le journal ne procède à aucun moment à une rectification formelle de son information première, mise en exergue par le placard et la manchette. Les plaignants considèrent en conséquence que le chiffre 5 de la „Déclaration“ n’a pas été respecté. Quel que soit l’attachement du Conseil de la presse au devoir de rectification, il convient de ne pas se cacher les difficultés pratiques de son application: d’une part, la „matérialité“ d’une inexactitude n’est pas toujours facile à démontrer, dans la mesure où subsiste souvent une part d’interprétation dans la perception et la compréhension de la réalité; d’autre part, une rectification n’est que rarement à la hauteur de l’information inexacte, à plus forte raison lorsque cette information a fait l’objet d’un placard et/ou d’une manchette. C’est pourquoi le point de vue des plaignants doit être nuancé sur ce point: la publication du témoignage du père d’une élève était tout de même de nature à amener le lecteur à se poser des questions sur la pertinence de la thèse de la „cabale raciste“. Il reste qu’il ne s’agit en aucun cas d’un acte qualifié de rectification de la part de la rédaction. La même remarque peut-être faite à propos du compte rendu de la manifestation des enseignants et de la publication de la lettre dans le courrier des lecteurs. Dans les situations concernant des faits d’une certaine gravité et/ou largement exploités par un média, et lorsque de nouvelles informations contradictoires ne sont pas portées à la connaissance du public avec la même ampleur que l’information initiale, la rédaction contribue à la recherche de la vérité en opérant, de manière visible, une rectification de sa version des faits initiale.

4. Le fait que l’Ecole vaudoise, le corps enseignant vaudois, et en particulier les enseignants de l’établissement concerné, se soient sentis visés par le placard et la manchette du journal fonde l’aspect de la plainte concernant des „accusations anonymes et gratuites“ (chiffre 7). Le texte incriminé ne met cependant pas directement en cause l’Ecole comme institution, et moins encore les enseignants. L’article n’attribue aucune responsabilité à ces derniers, qui sont même curieusement absents de l’enquête, alors qu’ils auraient pu apporter des réactions ou témoignages intéressants. La journaliste n’incrimine pas non plus l’autorité cantonale de surveillance de „l’Ecole“, le responsable désigné de la décision étant la Municipalité. L’état du dossier indique que la SPV et l’APELS sont parfaitement légitimées à se plaindre quant aux aspects touchant aux chiffres 1, 3 et 5 de la Déclaration traités ci-dessus. Ils ne le sont au titre du chiffre 7 que dans la mesure où le lecteur moyen ferait un rapport direct entre „l’école“ et le corps enseignant. En revanche, la Municipalité et les parents qui se trouvent à l’origine de la démarche, ou tout au moins certains d’entre eux, sont en situation de se sentir atteints par des accusations gratuites et bruyamment proclamées de „racisme ordinaire“.

5. Les plaignants considèrent enfin que l’ensemble de l’opération, y compris la publication considérée comme „gourmande“ de lettres de lecteurs, contrevient aux dispositions du chiffre 8 de la „Déclaration des devoirs et des droits“, dans la mesure où se trouve favorisé un „racisme à l’envers“ possible générateur de haine au sein d’une communauté. Cette remarque rejoint le constat plus général d’une sorte „d’anti-racisme ordinaire“ apparaissant parfois dans les médias et dont l’effet est de ranger automatiquement les personnes de couleur parmi les victimes, quelle que soit leur part de responsabilité dans une situation conflictuelle. Dans le cas précis, une discussion sur cette question délicate et complexe semble superflue dans la mesure où un respect plus rigoureux des chiffres 1 et 3 de la Déclaration semble suffisant pour écarter le risque d’une interprétation des faits exclusivement orientée par une hypothèse de recherche, quelle qu’elle soit.

III. Conclusions

1. „Le Matin“ n’a pas observé les dispositions des chiffres 1 et 3 de la „Déclaration des devoirs et des droits“ en négligeant de prendre en compte des éléments d’information contradictoires et en ne prenant pas la précaution d’interroger des act
eurs qui auraient pu l’amener d’emblée à nuancer, voire à récuser la thèse d’une démarche raciste.

2. Le silence sur des faits ou des opinions contraires à la thèse défendue, alors qu’ils étaient accessibles au moment de la publication, a pour effet de favoriser les accusations gratuites, ce qui est contraire au chiffre 7 de la „Déclaration des devoirs et des droits“.

3. La publication ultérieure d’avis contradictoires, dans la partie rédactionnelle ou sous forme de lettres de lecteurs, ne tient pas lieu de rectification au sens du chiffre 5 de la „Déclaration des devoirs et des droits.“ Le devoir de rectification incombe à la rédaction. Il ne s’impose pas lorsque la publication de nouveaux éléments d’information avérés, conduisant à compléter ou nuancer une présentation des faits unilatérale, prend aux yeux du public une place et une importance comparables à celles attribuées à la première présentation controversée. Il est requis lorsque ces éléments nouveaux sont évoqués de manière trop discrète ou indirecte, afin de permettre au lecteur d’apporter des corrections à sa propre perception de la réalité.