Nr. 30/2006
Médiatisation d’un suicide

(Stop Suicide c. «L'Illustré») Prise de position du 1er juin 2006

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I. En fait

A. Dans son édition du 11 janvier 2006, l’hebdomadaire «L’Illustré» a publié un article intitulé «La malédiction Pidoux». Cet article, présenté sur une double page, est signé par le journaliste Arnaud Bédat, avec la collaboration américaine de William Reymond. Il relate le décès par suicide, en Corée, de Marc Pidoux, fils de l’ancien conseiller d’Etat et parlementaire fédéral Philippe Pidoux. Le sujet, présenté sur fond noir, est illustré d’une grande photo de Marc Pidoux et d’une reproduction d’un ancien article de décembre 1998 titré «Nous vivons un cauchemar», où l’on voit une photo des parents du défunt. Le dossier est accroché en pied de première page de «L’Illustré» par une petite photo du défunt et le titre «Marc, fils de Philippe Pidoux, s’est donné la mort». L’article est également annoncé sur la manchette de promotion du magazine.

B. En date du 15 mars 2006, l’Association Stop Suicide (ci-après Stop Suicide) dépose une plainte contre «L’Illustré» auprès du Conseil suisse de la presse. Ce mouvement, actif dans la prévention du suicide des jeunes, estime que l’article publié viole les Directives 2.3, 7.2, 7.9, 8.1 et 8.3 relatives à la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste». Stop Suicide demande finalement au Conseil suisse de la presse de formuler des recommandations quant à la manière de traiter le sujet du suicide par la presse, relativement aux faits évoqués.

Pour motiver sa plainte contre ««L’Illustré»», Stop Suicide fait également valoir diverses recommandations officielles et scientifiques concernant la couverture médiatique des suicides. L’association cite en particulier le guide «La prévention du suicide. Indications pour les professionnels des médias», publié en 2002 par l’Organisation mondiale de la santé, de même que le rapport «Le suicide et la prévention du suicide en Suisse» de l’Office fédéral de la santé publique, adopté par le Conseil fédéral en 2005. L’association se réfère aussi à plusieurs études scientifiques américaines montrant les risques d’imitation, en particulier chez les jeunes, après la couverture médiatique d’un suicide.

C. Le 21 avril 2006, à la demande du Conseil suisse de la presse, M. Christophe Passer, rédacteur en chef de «L’Illustré», communique la prise de position de l’hebdomadaire concernant la plainte de Stop Suicide. «L’Illustré» réfute les critiques de l’association. Il estime que le défunt Marc Pidoux, étant le fils d’une personnalité et ayant lui-même défrayé la chronique «dans l’un des faits divers les plus médiatisés du canton de Vaud» (affaire Lagonico), n’avait pas à bénéficier de la même protection médiatique que n’importe quel quidam. Il souligne aussi que «Marc Pidoux a annoncé lui-même son suicide sur son site internet par un mot laissé en testament, donc visible par tout un chacun». Pour lui, «ce message était sans ambiguïté et laissait clairement entendre que Marc Pidoux voulait mettre fin à ses jours, et ce en raison d’une rupture amoureuse».

D. Le 25 avril 2006, le Conseil suisse de la presse annonce aux parties que la plainte sera traitée par la 2ème Chambre, qui se compose de Sylvie Arsever (présidente), Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali.

E. La plainte est examinée par la 2ème Chambre lors de sa séance du 1er juin 2006 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. a) La Directive 7.9 demande que les médias respectent la plus grande retenue dans le compte rendu de suicides. Elle précise que les suicides ne peuvent faire l’objet d’une information que par exception, dans les situations suivantes: lorsqu’ils ont provoqué un grand écho public; lorsqu’il s’agit d’une personnalité publique et pour autant que le suicide ait une relation probable avec la fonction de la personne ou les raisons de sa notoriété; lorsqu’ils se sont produits en relation avec un crime révélé par la police; lorsqu’ils ont un caractère de manifestation et qu’ils visent à rendre l’opinion attentive à un problème non résolu; lorsqu’ils suscitent une discussion publique; lorsqu’ils donnent cours à des rumeurs et des accusations. Les prises de position 8/92 et 1/2003 du Conseil soulignent en particulier la nécessité, pour les journalistes, de faire preuve d’une grande retenue lorsqu’ils parlent de suicide, mais aussi d’éviter de donner des informations détaillées concernant les suicides pour éviter les risques d’imitation.

b) Stop Suicide affirme que «L’Illustré» n’a fait preuve d’aucune retenue, affichant une manchette sur le sujet, l’annonçant en «une» du magazine, sortant l’article avant le rapatriement du corps, publiant des photos et les derniers messages du défunt. Le plaignant estime également que l’article n’entre pas dans les catégories d’exceptions admises par la Directive. «L’Illustré» rétorque que «s’agissant d’une personne qui avait défrayé la chronique, il était difficile voire impossible de demander aux journaux de ne pas en parler, ou de le faire sans dire qu’il s’agissait d’un suicide». Il ajoute que plusieurs autres articles sont parus le même jour ou le lendemain dans divers quotidiens romands, confirmant que l’intérêt public était «évident» en cette affaire. Il rappelle que Marc Pidoux a annoncé lui-même son suicide sur son site internet par un mot laissé en testament, donc visible par tout un chacun.

Le Conseil de la presse juge à tout le moins douteux que les conditions d’exceptions de la Directive 7.9 aient été remplies. Avant la publication, le suicide n’a pas provoqué un grand écho public. A supposer qu’il s’agisse d’une personnalité publique – le défunt était une personne connue à la fois du fait de sa famille et de son implication dans l’affaire Lagonico -, le suicide n’avait pas de relation probable avec la fonction de la personne ou les raisons de sa notoriété. Le suicide ne s’est pas produit en relation avec un crime révélé par la police. Il n’avait pas un caractère de manifestation et ne visait pas à rendre l’opinion attentive à un problème non résolu. Il ne donnait pas cours à des rumeurs ni à des accusations; tout au plus, l’article a-t-il pu éventuellement empêcher le développement de telles rumeurs par la publication du «testament» du défunt. Le fait que ce «testament» ait été disponible sur internet semble difficilement assimilable, enfin, à une discussion publique. Le Conseil suisse de la presse laissera toutefois cette question ouverte du moment que, de toute façon, la manière d’informer dans ce cas de suicide viole la Directive 7.9 sur la pratique journalistique en matière de suicide.

c) Le Conseil suisse de la presse observe en effet un manque de retenue regrettable dans la présentation de ce suicide. L’article est annoncé en «une» de l’hebdomadaire et sur les affichettes. «L’Illustré» a publié des photos et les derniers messages du défunt. L’hebdomadaire donne des informations détaillées concernant le sucide lorsqu’il précise que Marc Pidoux «s’est jeté dans le vide depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel».

2. Stop Suicide estime que l’article incriminé viole aussi la Directive 8.1 sur la dignité humaine. Cette Directive stipule que le respect de la dignité humaine est une orientation fondamentale de l’activité d’informer. Il doit être mis constamment en balance avec le droit du public à l’information. Pour le plaignant, l’article, par son titre («La malédiction Pidoux») et son sous-titre («Le sort semble s’acharner sur la famille»), manque de respect envers les parents en présentant «une famille maudite». Pour sa part, «L’Illustré» estime avoir publié un article «nuancé» car «il ne se contentait pas de relater de façon brute des faits qui contenaient, forcément, une trag
ique part de brutalité».

Le Conseil suisse de la presse estime qu’il y a eu violation de la Directive 8.1. Même à supposer que, dans ce cas, le public ait eu le droit d’être informé, les journalistes se devaient d’adopter une grande retenue et d’éviter toute «théâtralisation» du drame par une titraille accrocheuse et l’étalage des problèmes vécus par la famille.

3. Dans sa plainte, Stop Suicide estime que «L’Illustré» viole la Directive 7.2, relative aux personnes en situation de détresse. Selon cette Directive, «des précautions particulières doivent être prises auprès des personnes en situation de détresse et de deuil ou sous le choc d’un événement, tant pour elles-mêmes que pour leur famille ou leurs proches». Pour le plaignant, les parents qui perdent un enfant se trouvent véritablement en situation de détresse, d’autant plus s’il s’agit d’un suicide. Dans le cas présent, la publication de l’article est intervenue avant même le rapatriement et l’enterrement du défunt, décédé en Corée. Pour sa défense, «L’Illustré» affirme n’avoir publié l’article qu’après avoir prévenu la famille. «J’ai personnellement joint son père et ensuite sa mère plusieurs jours avant que L’Illustré soit dans les kiosques», précise son rédacteur en chef Christophe Passer.

Le Conseil suisse de la presse estime que le fait de prendre contact avec la famille, et en particulier avec le père et la mère, était la moindre des précautions à prendre avant la publication. Cela dit, il considère que la Directive 7.2 ne s’applique pas au cas de figure. Les journalistes n’ont pas abusé de la situation de détresse de la famille par une quelconque interview ou enquête journalistique.

4. Stop Suicide invoque encore la Directive 2.3, estimant que l’article incriminé «amalgame information, appréciation et jugement». Le plaignant reconnaît que l’annonce du suicide en tant que tel peut être considérée comme une information, mais estime que la présentation de la raison du suicide est une simplification. Stop Suicide dénonce aussi une violation de la Directive 8.3 qui prévoit une protection des victimes. Ainsi, les auteurs de comptes rendus et reportages sur des événements dramatiques ou des actes de violence doivent toujours peser avec soin le droit du public à être informé et les intérêts des victimes et des personnes concernées. Le/la journaliste proscrit toute présentation de caractère sensationnel. Pour le plaignant, ce caractère sensationnel est évident, avec affichette, «une» et mise en page présentant «un caractère sensationnel».

Le Conseil suisse de la presse estime que dans ce cas particulier, ces deux directives ne sont pas en jeu. Quant au caractère «sensationnel» de l’information, il renvoie au point 2 des considérants.

III. Conclusions

1. La plainte est admise dans ses points principaux.

2. «L’Illustré» a violé les Directives 7.9 et 8.1 relatives à la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».

3. Les journalistes doivent faire preuve d’une grande retenue dans le compte rendu de suicides, quelle que soit la notoriété du défunt. Une publication peut être acceptable s’il s’agit de couper court à des rumeurs ou si le suicidé a publié lui-même des précisions concernant les raisons de sa mort. Dans tous les cas, la publication de détails touchant à la sphère privée du défunt doit être mesurée.

4. Les médias éviteront de fournir des informations détaillées sur le mode de suicide afin d’éviter les risques d’imitation, en particulier chez les jeunes. Ils se garderont de donner un caractère sensationnel à l’information.