Nr. 40/2000
Liberté de commenter / Loyauté

(Riklin c. „La Liberté“) Prise de position du Conseil suisse de la presse du 10 novembre 2000

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I. En fait

A. Au cours de l’année 1999, un vif débat s’est développé dans le canton de Fribourg autour des procédés de la justice en général et de deux juges d’instruction en particulier. Cette polémique a notamment porté sur une enquête ouverte à l’encontre du chef de la brigade des stupéfiants, le brigadier Paul Grossrieder. Franz Riklin professeur de droit à l’Université de Fribourg est intervenu à plusieurs reprises dans le débat pour critiquer vivement l’action des juges d’instruction qui violaient, selon lui, les règles fondamentales de la procédure pénale. Le professeur Riklin a notamment pris position à plusieurs reprises dans les médias.

B. Dans ce contexte, Franz Riklin a rédigé, en septembre 1999, une lettre qu’il a intitulée „Nouveaux aspects du régime arbitraire de Monsieur Lamon“ (Patrick Lamon est l’un des juges d’instruction mis en cause dans la polémique). Après avoir cité plusieurs épisodes où le juge aurait selon lui violé les règles de la procédure, il conclut: „Dans un Etat de droit digne de ce nom, les graves abus de Lamon devraient entraîner sa suspension immédiate et l’ouverture d’une enquête pénale pour des accusations telles que séquestration, abus d’autorité, faux intellectuel, contrainte, violation du secret de fonction et entrave à l’action pénale.“ Cette lettre a été publiée par l’hebdomadaire francophone „l’Objectif“ ainsi que dans les „Freiburger Nachrichten“. „La Liberté“, qui l’avait également reçue, a décidé de ne pas la publier. Son rédacteur en chef, Roger de Diesbach, a expliqué cette décision le 21 septembre dans un commentaire intitulé „Monsieur le professeur, nous ne chantons pas dans la même chorale.“ Dans ce texte, Roger de Diesbach reproche en substance à Franz Riklin d’avoir calomnié un collaborateur de „La Liberté“ et de s’efforcer d’instrumentaliser les médias pour son combat.

C. Suite à la publication de l’article litigieux, Franz Riklin a rédigé le 13 décembre 1999 une nouvelle lettre, qu’il a adressée à Roger de Diesbach, avec copie à plusieurs journalistes fribourgeois ainsi qu’à des représentants de l’imprimerie de St. Paul, qui édite „La Liberté“. A la réception de cette lettre, „La Liberté“ a proposé à Franz Riklin de publier un article reproduisant son point de vue. Franz Riklin a refusé cette solution.

D. Le 17 février 2000, Franz Riklin a saisi le Conseil de la presse d’une plainte contre Roger de Diesbach. Il reproche à ce dernier d’avoir supprimé des éléments d’information essentiels (chiffre 3 de la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes) en donnant une version tronquée de sa prise de position. Le rédacteur en chef de „La Liberté“, fait valoir Franz Riklin, n’a retenu de sa lettre que les passages les plus tranchés, omettant l’argumentation qui l’amène à ces prises de positions. S’il avait le droit de ne pas publier sa lettre, estime-t-il, Roger de Diesbach n’avait pas celui de procéder comme il l’a fait.

E. La plainte de Franz Riklin a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Daniel Cornu, Madeleine Joye, Sylvie Arsever, Dominique von Burg, Dominique Bugnon, Ueli Leuenberger et Jean-Pierre Graber (représentants du public). Mme Madeleine Joye, journaliste à „La Liberté“ s’est récusé.

F. Invité à faire valoir son point de vue, Roger de Diesbach a expliqué, en substance, que „La Liberté“ avait tenu ses lecteurs informés des faits sur la base desquels s’était développé le débat entourant les méthodes des juges d’instruction et des arguments des différents protagonistes. La lettre de Franz Riklin, fait-il valoir, n’apportait aucun élément de fait nouveau. Dans ces conditions, il se justifiait de n’en reproduire que les passages les plus critiques.

G. La 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse a achevé l’examen de la plainte dans ses séances du 1er septembre et 10 novembre 2000.

II. Considérants

1. Le Conseil de la Presse a eu à plusieurs reprises l’occasion de se pencher sur des contestations relatives aux lettres de lecteurs. Dans sa prise de position 5/1998 du 30 avril (Z. contre Zofinger Tagblatt) il a souligné, sans se prononcer sur la portée déontologique de cette appréciation, qu’il était „contradictoire“ de commenter une lettre de lecteur sans „informer, au moins de manière succincte, le lectorat du contenu“ de cette lettre.

2. Dans le cas précis, il faut relever que la lettre du professeur Riklin intervient dans le cadre d’un débat touffu, aux rebondissements nombreux, dont on peut admettre que les lecteurs d’un quotidien régional comme „La Liberté“ connaissent l’existence à défaut d’en comprendre forcément toutes les articulations. Dans un tel contexte, on ne saurait exiger des journalistes qu’ils résument l’ensemble du débat à l’occasion de chaque article ou de chaque prise de position. Ils n’en doivent pas moins s’efforcer d’en rendre compte de façon aussi équitable que possible.

3. Vu sous cet angle, l’article litigieux constitue un cas limite. Le lecteur de „la Liberté“ – quotidien qui dispose, sinon d’un monopole, du moins d’une position dominante sur le plan régional – n’est guère en mesure, à sa lecture, de comprendre le détail des raisons pour lesquelles Franz Riklin s’en prend aussi vertement à la justice. Les critiques du professeur et les arguments sur lesquels il se fondait pour les formuler avaient toutefois fait l’objet les 9 et 13 septembre de deux articles préalables auxquels l’article litigieux renvoie expressément. Dans ces conditions on ne peut pas faire à Roger de Diesbach le grief d’avoir supprimé des éléments essentiels d’information s’agissant de restituer la position du professeur Riklin.

4. Dans la deuxième partie de l’article litigieux, Roger de Diesbach reproche à Franz Riklin de vouloir „utiliser“ la presse et commente: „Pour le professeur Riklin, la seule bonne presse est celle qui embouche sa trompette, cire ses pompes et lui sert de laquais“. L’article litigieux ne mentionnant pas les éléments de fait sur lesquels le journaliste se fonde pour faire cette appréciation peu élogieuse à l’égard du professeur, on peut douter qu’il remplisse sous cet angle les exigences du point 3 de la Déclaration (ne pas supprimer des éléments d’information essentiels). Franz Riklin a toutefois limité expressément sa plainte au grief examiné sous chiffre 3 ci-dessus, de sorte que le Conseil de la presse n’entrera pas en matière sur cette question.

5. Globalement considéré, le procédé consistant à saisir l’occasion d’une lettre de lecteur dont seules les grandes lignes sont exposées aux lecteurs pour s’en prendre vertement à son auteur n’est que difficilement compatible avec l’obligation de loyauté contenue dans le préambule de la Déclaration. Franz Riklin n’est toutefois pas un auteur de lettre de lecteur comme un autre. C’est un professeur de droit qui a choisi de s’en prendre de façon très polémique à la justice fribourgeoise. Le ton, lui aussi polémique, de l’article litigieux, doit être analysé dans ce contexte et Franz Riklin était de taille à se défendre, il l’a notamment démontré diffusant largement sa réaction de 15 pages. Dans ce contexte, la proposition faite par le quotidien de consacrer au professeur un nouvel article où sa position serait résumée constituait une réponse adéquate aux griefs de ce dernier.

III. Conclusions

1. Dans le cadre d’un débat nourri qui se développe sur plusieurs mois, on ne saurait exiger des journalistes qu’ils rappellent à chaque article l’ensemble des éléments sur lesquel
s chaque protagoniste fonde sa position. Ils n’en sont pas moins tenus à respecter les règles de la loyauté et de l’équité.

2. Le principe de loyauté n’est en général pas respecté lorsqu’un journal choisit d’utiliser une lettre de lecteur non publiée pour critiquer son auteur. En donnant la parole à Franz Riklin avant l’article litigieux, en faisant expressément référence à cette prise de position dans ce dernier et en offrant au professeur la possibilité – qu’il a refusée – de s’exprimer à nouveau dans un article ultérieur, la Liberté est toutefois restée dans les limites de la déontologie.