Nr. 11/2000
Journalisme et charge publique

(Association des médecins de canton de Genève c. „Le Temps“) Prise de position du Conseil suisse de la presse du 31 mars 2000

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I. En fait

A. Dans son édition du 10 décembre 1999, „Le Temps“ publie un article sur la limitation des équipements médicaux à Genève, assorti d’un commentaire. L’article fait état de la position du gouvernement cantonal, présentée au cours d’une conférence de presse et défendant l’introduction d’une clause du besoin pour des équipements particulièrement coûteux. Ce projet a reçu l’appui des assureurs, mais il enregistre l’opposition des médecins. Dans son commentaire, L. soutient le projet. Il écrit notamment: „Et d’examens superflus en examens répétés, chaque patient happé par le système médical ou hospitalier en a fait un jour l’expérience“. A la fin de l’article principal figurent les quelques lignes suivantes: „Par souci de transparence, la rédaction rappelle que L., avant de travailler au „Temps“, était le secrétaire général du Département de la santé. A ce titre, il a collaboré à l’élaboration de la loi sur la clause du besoin.“

B. G., secrétaire général de l’Association des médecins du canton de Genève (AMG), s’adresse au Conseil de la presse par lettre du 22 décembre 1999. Il signale que le commentaire de L. fait l’objet d’une demande de „droit de réponse“ et joint au dossier une lettre au „Temps“, rédigée par un médecin radiologue genevois. Il précise toutefois que sa plainte au Conseil de la presse porte sur un autre point, à savoir la relation entre l’activité journalistique de L. et ses anciennes fonctions dans l’administration. G. relève que le fait d’avoir travaillé à l’élaboration du projet de loi et en particulier à l’exposé des motifs aurait dû inciter L. à „garder une certaine réserve et s’abstenir d’intervenir dans les domaines dont il a été si proche tout récemment“. Il considère que la précision apportée par „Le Temps“ ne constitue pas une précaution suffisante.

C. La présidence du Conseil de la presse confie l’examen de la plainte à la 2ème Chambre.

D. Dans sa réponse du 13 janvier 2000 au Conseil de la presse, H. rédacteur en chef du „Temps“, fait valoir que L. a rendu compte le 6 octobre 1999 d’une conférence de presse de l’AMG signalant l’opposition du corps médical à la clause du besoin, et qu’il est donc attentif aux thèses des médecins. Il relève que les faits mentionnés dans l’article principal ne sont pas mis en cause. Il signale que la rédaction en chef du journal assume aussi bien l’article d’information de L. que son commentaire, les deux textes ayant été relus avant publication. Il considère que si un conflit de loyauté devait apparaître entre les fonctions antérieures de L. et ses activités journalistiques actuelles, il reviendrait à l’Etat de Genève, son ancien employeur, de s’en plaindre. Selon la lettre de H., les rapports entre ce dernier et „Le Temps“ ont été déterminés de manière précise: „L’obligation de réserve, de toute façon limitée dans le temps, est respectée et ne s’étend en aucun cas à un commentaire“. Enfin, H. rappelle les précisions données au lecteur sur les activités antérieures de M. L., quittées plus de huit mois avant la parution de l’article, „par souci de transparence et alors que rien ne nous l’imposait“.

E. Dans une lettre du 31 janvier 2000 au Conseil de la presse, G. amène des éléments nouveaux. Selon lui, L., après avoir quitté ses fonctions au Département de l’Action sociale et de la Santé, aurait refusé „pour une question d’éthique“ de participer à la rédaction d’un opuscule que l’AMG entendait éditer en hommage à son ancien président. En outre, G. donne des précisions sur les éléments contestés du commentaire: „(…) il est faux de prétendre que les médecins réclament le numerus clausus sur l’installation de nouveaux médecins, de même qu’il est mensonger d’affirmer que nous avons appelé à des mesures protectionnistes“. Cette contestation porte sur des allégations dont on déduit qu’elles fondent selon l’AMG la demande de „droit de réponse“ qui, en l’état du dossier, semble concerner la lettre adressée au journal par le médecin radiologue et non une demande formelle au sens de l’art. 28 CC. Cet aspect n’est pas inclus dans la plainte au Conseil de la presse.

F. A la suite de l’apport de ces compléments, le rédacteur en chef du „Temps“ précise par lettre du 10 février 2000 au Conseil de la presse que la lettre du médecin radiologue a été, publiée dans l’édition du 27 décembre 1999.

G. La plainte a été examinée lors de sa séance du 31 mars par la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever et Madeleine Joye, de MM. Dominique Bugnon, Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger (représentants du public). Mme Sylvie Arsever, journaliste au „Temps“ s’est récusée.

II. Considérants

1. La plainte de l’AMG concerne les chiffres 2 et 9 de la „Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste“, révisée le 21 décembre 1999.

2. Le chiffre 2 de la „Déclaration“ fait devoir au/à la journaliste de „défendre la liberté d’information et les droits qu’elle implique, la liberté du commentaire et de la critique, l’indépendance et la dignité de la profession“. Ce n’est pas la liberté du commentaire qui est mise en cause par l’AMG dans sa plainte au Conseil de la presse, mais la qualité de L. pour exercer cette liberté dans un domaine particulier, lié à ses anciennes activités dans l’administration publique. Si l’on se réfère à ses propres arguments, l’AMG aurait pu aussi bien fonder une plainte sur le fait que ce commentaire alléguait des faits qu’elle considère comme „faux“ ou „mensongers ». Dans ce cas, il aurait été judicieux de se référer à la prise de position 6/93 du Conseil de la presse du 1er octobre 1993 (recueil 1993, p. 71ss.), dont les conclusions rappellent que, dans leurs commentaires aussi, les journalistes ne doivent travestir ni les faits, ni les documents, ni les opinions exprimées par autrui, conformément aux dispositions du chiffre 3 de la „Déclaration“. L’AMG ayant choisi de discuter ce dernier aspect par la voie d’une demande de „droit de réponse“ – en fait une lettre adressée par un médecin radiologue –, le Conseil de la presse n’a pas demandé au „Temps“ de prendre position sur le sujet. Il s’en tient donc à l’objet du litige qui lui est soumis: la relation des activités journalistiques deL. avec ses anciennes fonctions dans l’administration publique.

3. C’est la première fois que le Conseil suisse de la presse est amené à traiter d’un conflit d’intérêts ou de loyauté entre deux activités non pas simultanées, mais décalées dans le temps. Il s’est écoulé, en effet, plus de huit mois entre la fin des activités de L. comme secrétaire général du Département de l’action sociale et de la santé et la rédaction du commentaire controversé. Jusqu’ici n’ont été examinées que des activités concomitantes, en référence au chiffre 9 de la „Déclaration des devoirs et des droits“ („N’accepter aucun avantage, ni aucune promesse qui pourraient limiter son indépendance professionnelle ou l’expression de sa propre opinion“). Dans sa prise de position 7/96 du 7 novembre 1996 (recueil 1996, p. 88ss.), le Conseil de la presse considère que pour préserver son indépendance, le/la journaliste doit observer une séparation stricte entre activité politique et activité journalistique. De manière générale, l’exercice de la profession journalistique n’est pas compatible avec l’occupation d’une charge publique. Cette incompatibilité n’est toutefois pas absolue. Lorsque des circonstances particulières justifien
t une concomitance des deux activités – notamment en raison du principe de milice lié au système politique suisse –, les journalistes doivent respecter deux conditions: une information du public au sujet de leur mandat et de sa nature; une retenue en cas de „forte proximité“ avec le sujet traité.

4. En dépit de l’absence de concomitance des deux activités, on doit remarquer que les deux parties font référence à ces conditions, chacune privilégiant l’un d’elles. Cela indique que les conflits d’intérêts ou de loyauté ne doivent pas tout à la simultanéité des activités, mais peuvent poser des problèmes même lorsque cette simultanéité n’est pas réalisée. La question de savoir si la fonction de secrétaire général d’un département cantonal doit être assimilée à une fonction politique peut être discutée. En l’occurrence, il convient cependant de rappeler que le Conseil suisse de la presse n’a pas traité seulement des conflits d’intérêts en matière politique, soit la compatibilité d’une activité journalistique avec un mandat politique (politisches Amt) ou l’appartenance à un parti (prise de position 7/96, recueil 1996, p. 88ss.). Il a aussi traité des engagements de caractère privé pouvant influencer les activités journalistiques ou le traitement de l’actualité (prise de position 2/92 du 18 juin 1992, recueil 1992, p. 12ss.). On peut considérer que la fonction de L. dans l’administration se trouvait à la croisée de ces deux domaines, public et privé, dès lors que l’un et l’autre requièrent des conditions identiques : transparence envers le public et retenue en cas de „forte proximité“.

5. La première condition (la transparence) a été pleinement satisfaite par „Le Temps“, qui a rappelé la fonction de L.et précisé son rôle dans l’élaboration du projet. Le rédacteur en chef a-t-il raison d’affirmer (lettre du 13 janvier 2000) que le journal a assuré cette transparence „alors que rien ne (le lui) imposait“? La transparence relève d’une manière générale de la correction (fairness) requise par la déontologie journalistique, ainsi que le mentionnent les deux prises de positions déjà citées. En raison de la nature même du sujet et de son actualité, ainsi que du rôle joué par L. dans l’élaboration du projet, elle était due au public, quel que soit le temps écoulé depuis le départ de l’intéressé de l’administration.

6. La seconde condition (la retenue en cas de „forte proximité“), en revanche, n’a pas été satisfaite par L.. C’est précisément le manque de retenue avec l’objet de son commentaire et, peut-on supposer, avec l’autorité politique qui le soutient (le gouvernement genevois et particulièrement le Département directement concerné) qui fonde la plainte de l’AMG. La question peut-être ainsi posée: L.était-il fondé, du point de vue de la déontologie, à commenter en toute liberté la question de la clause du besoin en matière d’équipement médicaux, alors qu’il avait contribué par ses anciennes fonctions à la définir ? Elle concerne la liberté de commentaire (chiffre 2 de la Déclaration des devoirs et des droits) et les limites que pourrait lui imposer un conflit d’intérêt lié à deux activités professionnelles successives.

7. L’exercice de la profession de journaliste est soumis aux conditions générales de la liberté de la presse. Cela signifie que l’accès à la profession est ouvert: il ne dépend pas de l’obtention d’un diplôme spécifique. Les entreprises médiatiques sont donc libres de choisir leurs collaborateurs comme elles l’entendent. Ce choix s’opère en fonction des besoins du média et des qualités spécifiques d’un candidat, parmi lesquelles figurent sa formation et son expérience. Il semble difficile d’imposer à un média, quel qu’il soit, d’empêcher par principe un nouveau collaborateur de tirer un parti journalistique de ses connaissances et de ses expériences, qui ont précisément justifié son embauche. L’acceptation des arguments avancés par l’AMG aurait pour conséquence de fixer un délai avant de libérer un/une journaliste de son devoir de réserve par rapport à des obligations liées à son ancienne activité professionnelle. Outre que la fixation d’un tel délai serait nécessairement arbitraire, elle priverait provisoirement le/la journaliste de sa liberté d’information, de commentaire et de critique, bien qu’il n’existe pas de concomitance de fait entre son ancienne activité et sa pratique journalistique du moment. La liberté de commentaire l’emporte ici sur le devoir général de réserve, même lorsqu’une „forte proximité“ avec le sujet ou les acteurs est avérée, sauf dans les domaines pour lesquels un devoir de réserve ou de confidentialité aurait fait l’objet d’un accord explicite avec l’ancien employeur. La liberté est toutefois d’autant mieux légitimée que la transparence sur cette proximité est assurée à l’égard du public.

III. Conclusions

1. Sur la question soumise à son examen, qui portait non sur le contenu véridique des faits évoqués par un commentaire mais sur la légitimité de son auteur à s’exprimer, le Conseil suisse de la presse considère que ni L. ni „Le Temps“ n’ont enfreint la „Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste“.

2. Tout journaliste jouit de la pleine liberté d’information, de commentaire et de critique, quelles qu’aient été ses occupations, responsabilités ou charges antérieures, ainsi que la proximité de ses anciennes activités avec le sujet traité.

3. Dès lors qu’un/une journaliste traite d’un sujet en relation avec des compétences ou des responsabilités exercées antérieurement à un autre titre et que ce traitement présente un risque de conflit d’intérêts, il/elle respecte l’exigence de transparence requise par la déontologie professionnelle en mentionnant clairement ce lien à ses lecteurs. Une telle transparence ne relève pas de son bon vouloir ou de celui de son média, mais de la correction (fairness) envers le public.