Nr. 64/2006
Discrimination/Présomption d’innocence

(CRAN c. Radio Suisse Romande) Prise de position du Conseil suisse de la presse du 29 décembre 2006

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I. En fait

A. Le 19 mai 2005, le journal du matin de la Radio Suisse Romande a rendu compte de l’issue violente du contrôle d’identité d’un Burkinabé par la police genevoise. L’un des deux policiers avait été mordu, le Burkinabé souffrait d’une double fracture de la clavicule. Les personnes impliquées avaient déposé plainte pénale les unes contre les autres. La RSR a donné l’occasion aux deux parties de présenter leur version et a également interrogé un représentant de SOS-Racisme. Ce dernier a affirmé que, lors d’interventions en rapport des délits liés avec la drogue, la police manifeste des préjugés raciaux à l’égard de Noirs. Ce qui la conduit fréquemment à des soupçons injustifiés et à des abus. Affirmation à laquelle le journaliste a rétorqué: «Mais enfin, vous ne niez pas que le trafic de drogue soit aussi et souvent le fait des Noirs».

B. Le 14 juillet 2005, l’organisation CRAN (Carrefour de réflexion et d’actions contre le racisme anti-noir; observatoire du racisme anti-noir en Suisse) a saisi le Conseil de la presse. Selon elle, la phrase «Mais enfin, vous ne niez pas que le trafic de drogue soir aussi et souvent le fait des Noirs», portait atteinte à la présomption d’innocence (directive 7.5 concernant la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste») et à l’interdiction de la discrimination (chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs», directive 8.2). La police n’avait trouvé aucune drogue sur la personne en question. La phrase contestée renforçait en outre un préjugé latent, selon lequel il y aurait un danger plus prononcé chez les Noirs de commercer avec des drogues interdites.

C. A la demande du Conseil de la presse, CRAN a fourni le 2 décembre 2005 une copie de l’émission en cause.

D. Le 20 janvier 2006, la Radio Suisse Romande a contesté la compétence du Conseil de la presse et demandé le rejet de la plainte. La Radio Suisse Romande, relevant de la SRG SSR Idée suisse, est soumise à la surveillance des programmes des médias électroniques. C’est pourquoi CRAN aurait dû adresser sa requête à l’ombudsman (médiateur). Les règles de déontologie du Code des journalistes, récemment ancrées dans les Principes du programme, ne s’appliqueraient en outre pas directement à la RSR. Matériellement, la contribution médiatique n’aurait pas enfreint la présomption d’innocence et les questions du journaliste n’auraient pas davantage porté atteinte à la dignité humaine ou contenu des sous-entendus discriminatoires.

E. Conformément à l’art.10 al. 7 du règlement du Conseil de la presse, la présidence peut se prononcer définitivement sur des plaintes qui, dans leurs traits essentiels concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui paraissent d’une importance mineure.

F. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Peter Studer (président), Sylvie Arsever et Esther Diener-Morscher (vice-présidentes) a liquidé la présente prise de position le 29 décembre 2006 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Dans la mesure où la Radio Suisse Romande soulève la question de la compétence du Conseil de la presse, il convient de relever que sa compétence, conformément à l’art. 1, alinéa 4 de son règlement, s’étend à la partie rédactionnelle et aux questions de déontologie qui s’y rattachent de l’ensemble les médias publics, périodiques et/ou qui se consacrent à l’actualité. Pour éviter des doublons inutiles avec l’autorité de surveillance des médias électroniques, le Conseil de la presse suspend usuellement la procédure, s’il y plainte auprès des deux instances, jusqu’à ce que soit déposé le rapport final du médiateur des médias électroniques, et il inclut les documents de cette procédure dans celle du Conseil de la presse. Dans le cas précis, aucune plainte parallèle n’a été déposée auprès de l’ombudsman de la Radio -Télévision Suisse Romande, de sorte que la compétence du Conseil de la presse est d’emblée donnée.

2. a) Aux termes de la directive 7.5 relative à la «Déclaration», il convient de respecter la présomption d’innocence lors de comptes rendus judiciaires. Conformément à la pratique du Conseil de la presse (voir les détails dans les prises de position 60 et 61/ 2003), la présomption d’innocence est respectée lorsqu’un compte rendu mentionne que la condamnation n’a pas encore été prononcée ou qu’elle n’est pas encore entrée en force.

b) Le compte rendu de la Radio Suisse Romande répond à ces exigences. Il indique l’état de la procédure (plainte pénale déposée par les deux parties) et mentionne, fait important en rapport avec la présomption d’innocence, que le Burkinabé en cause conteste les reproches formulés à son égard par la police. Il n’y a donc pas eu atteinte au chiffre 7 de la «Déclaration».

3. a) La plaignante estime que la phrase «Mais enfin, vous ne niez pas que le trafic de drogue soit aussi et souvent fait des Noirs» lésait la dignité humaine du Burkinabé concerné par le contrôle d’identité policière et, de plus, discriminait la communauté des «Noirs» (chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste»).

b) Le chiffre 8 de la «Déclaration» dit: «Respecter la dignité humaine; le/la journaliste doit éviter toute allusion, par le texte, l’image et le son, à l’appartenance ethnique ou nationale d’une personne, à sa religion, à son sexe ou à l’orientation de ses mœurs sexuelles, ainsi qu’à toute maladie ou handicap d’ordre physique ou mental, qui aurait un caractère discriminatoire». Dans ses prises de position sur l’interdiction de la discrimination et sur la dignité humaine (voir en dernier lieu la prise de position 32/2006.) le Conseil de la presse a constamment rappelé qu’une déclaration dépréciative à l’égard d’un groupe ou d’un individu devait atteindre une intensité minimale pour être considérée comme avilissante ou discriminatoire.

c) Si la phrase contestée devait être comprise comme le fait valoir la plaignante, il y aurait atteinte au chiffre 8. Donner à entendre que quelqu’un aurait davantage de chances de s’adonner au trafic de drogues du seul fait de la couleur noire de sa peau porte atteinte à sa dignité humaine. De l’avis du Conseil de la presse, la phrase contestée «Mais enfin, vous ne niez pas que le trafic de drogue soit aussi et souvent fait des Noirs» n’a pas trait, ni directement, ni indirectement, au cas concret particulier du Burkinabé. Il doit être compris en lien direct avec le reproche adressé par le représentant de SOS – Racisme à la police genevoise selon lequel des préjugés raciaux contre les Noirs au sein du corps de la police conduisaient fréquemment à des suspicions injustifiées et à des abus, notamment en rapport avec des délits de drogue. En outre, le reportage n’affirme nulle part que le Burkinabé en question aurait été en possession de drogues ou aurait commercé avec des drogues. Il n’y a dès lors pas eu atteinte à la dignité humaine.

d) Concernant le reproche de discrimination formulé par la plaignante, il convient de relever d’emblée qu’en dépit du libellé incomplet la discrimination rabaissant un groupe de personnes sur la base de caractères physiques (p.ex. la couleur de la peau) entre dans le champ du chiffre 8 de la «Déclaration» (prise de position 13/2006). Conformément à la pratique du Conseil de la presse au sujet de l’interdiction de la discrimination, toute mention d’une appartenance ethnique, nationale ou religieuse et de la couleur de la peau d’une personne dans les comptes rendus médiatiques n’est pas en soi à considérer comme discriminatoire. De l’avis du Conseil de la presse, en effet, l’interdiction d’allusions discriminatoires ne doit pas être interprétée extensivement dans le sens du «politiquement correct» (32/
2001). Une référence à l’appartenance ethnique, nationale ou religieuse n’est discriminatoire que si elle est liée à un jugement de non-valeur de nature blessante et intenable dans les faits. L’interdiction de discriminer, en outre, n’interdit pas de critiquer des individus, mais elle doit empêcher des généralisations injustifiées (49/2001). Cela est particulièrement vrai lorsque de telles mentions tendent à renforcer des préjugés existant envers des minorités (directive 8.2 concernant la «Déclaration» – Interdiction de la discrimination).

e) La plaignante interprète la phrase litigieuse dans ce sens qu’elle insinuerait de façon latente que la probabilité de trafiquer avec de la drogue serait plus forte chez les gens de couleur noire et cela en raison de cette particularité congénitale. Une telle déclaration serait discriminatoire. Là encore, le Conseil de la presse estime que le libellé et le contexte de la phrase «Mais enfin, vous ne niez pas que le trafic de drogue soit aussi et souvent fait des Noirs» sont à interpréter différemment. Lorsque le représentant de SOS-Racisme reproche à la police de traiter de façon discriminatoire les êtres humains de couleur noire, il était admissible sur le plan journalistique d’opposer à cette manière de voir la réalité indiscutable selon laquelle – et cela pour des raisons économiques et sociales et non à cause de la couleur de la peau – un nombre relativement important de jeunes Noirs se trouvent impliqués dans certains délits liés à la drogue.

III. Conclusion

La plainte est rejetée.