Nr. 39/2010
Rechercher la vérité / Identification / Audition lors de reproches graves

(X. c. «Femina»)

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I. En fait

A.Dans son édition du 16 août 2009, sous la plume de Silviane Pittet, le magazine hebdomadaire «Femina» publie un article intitulé «Laura, née Dominik». L’article raconte l’histoire d’une transsexuelle. «Hermaphrodite élevée en garçon, Laura Tiziana Armani est devenue femme à 45 ans. Un long chemin semé de drames pour cette doctoresse qui a fui Bâle pour le lac de Lugano.»

Le texte de Silviane Pittet donne le nom de la famille d’origine de Bâle et explique que Dominik était né Hermaphrodite. Mais le père, «ancien conseiller d’Etat et patriarche (…) a décidé que Dominik était un garçon (…) ‹Il n’a jamais accepté que je sois ainsi› (…) ‹Non seulement il était violent, mais il a abusé de moi pendant des années›. (…) Dominik c’est une forte tête. Il craint son père mais refuse de se soumettre. A la maison, on l’embête en lui disant qu’il est tombé du ‹chariot du diable› et n’a rien a voir avec ses frères et ses sœurs.»

B. Le 3 novembre 2009, X. dépose plainte au Conseil de la presse contre «Femina» et dénonce la mention de son nom et de son ex-fonction politique. De plus, l’article lui reproche d’avoir abusé d’un enfant sans aucune vérification et d’avoir discriminé un de ses cinq enfants par rapport aux autres.

X. fait valoir que son fils Dominik était un garçon normal et a passé une jeunesse heureuse, qu’il a eu des relations sexuelles avec des jeunes femmes et qu’il est père de deux enfants. Jusqu’en 2005 la famille vivait en paix et étant donné que son fils est gravement malade personne ne condamne sa décision de continuer sa vie comme femme. En revanche, le plaignant dénonce les articles qui pourraient aggraver la maladie de son fils et l’inciter à un acte de violence contre soi-même voire contre sa famille. Dans ce contexte X. en appelle au sens de la responsabilité du Conseil suisse de la presse.

C. Le 4 février 2010 le rédactrice en chef de «Femina», Renata Libal, et Sylviane Pittet, l’auteur de l’article contesté, prennent position et demandent le rejet de la plainte. Le texte litigieux est paru dans le cadre d’une rubrique consacrée aux témoignages, «qui retracent l’itinéraire intime et personnel des personnes à qui la parole est donnée. Ainsi, cette rubrique ne se veut pas une enquête approfondie mais juste le récit du vécu d’une personne et de son ressenti.» Le fait que Laura Armani soit médecin au Tessin, qu’elle ait été impliquée dans la vie politique de sa région ou encore qu’elle s’exprime librement sur son passé et son changement de sexe et qu’enfin son histoire ait déjà fait l’objet de nombreuses articles a conforté le magazine dans le choix du témoignage. De l’avis de la rédaction de «Femina» Silviane Pittet a fait son travail dans le respect de la déontologie des journalistes.

D. Selon l’art. 12 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

E. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), d’Esther Diener-Morscher (vice-présidente) et d’Edy Salmina (vice-président), a traité la présente prise de position le 24 septembre 2010 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. En faisant appel au Conseil de la presse pour empêcher les effets négatifs d’articles sur sa famille, voire sur l’état de santé de son fils, le plaignant surestime le rôle du Conseil. Selon l’article 17.3, de son règlement, le Conseil suisse de la presse peut faire des constatations et formuler des recommandations dans ses prises de position. Mais il ne dispose d’aucun moyen de sanction. De même, il n’a aucun pouvoir de donner des directives aux rédactions. En l’occurrence il se limite donc à l’examen des faits soumis par le plaignant sous l’angle des normes déontologique contenus dans la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» et des directives y relatives.

2.Selon le sens de sa plainte, X. dénonce une violation des chiffres 1 (rechercher la vérité), 3 (audition lors de reproches graves) et 7 (identification) de la «Déclaration».

Le Conseil suisse de la presse s’est déjà prononcé dans ses prises des positions 25/2007, 61/2007 et 1/2009 sur des requêtes similaires du plaignant. La prise de position 25/2007 relève que le phénomène de la transsexualité, même s’il continue de choquer de nombreuses personnes, n’en est pas moins indéniable, et qu’il est légitime que les médias en fassent état. En revanche, dans sa prise de position 61/2007 le Conseil de la presse estime que dans un conflit familial le fait qu’un des protagonistes ait été un homme politique connu ne justifie pas, d’étaler son nom et sa biographie. Il n’y a en effet aucun lien entre ces fonctions antérieures et le conflit familial. Dans sa prise de position 1/2009 le Conseil a condamné à nouveau deux journaux pour avoir identifié le plaignant en relatant le drame familial.

3. «Femina» a donc aussi violé le chiffre 7 de la «Déclaration» de manière évidente. Si l’on considère que le Conseil suisse de la presse avait déjà souligné à plusieurs occasions qu’il n’y a aucun intérêt publique de lever le voile sur l’identité du plaignant dans des articles sur le «phénomène» Laura Armani, le magazine a fait preuve d’un grave défaut de diligence.

4. e même, «Femina» a violé le principe d’audition de la personne concernée avant de publier de reproches graves (Directive 3.8 relative à la «Déclaration»). L’article litigieux reprend le reproche de Laura Armani que le plaignant était violent et l’a «abusé pendant des années». Certes, dans sa prise de position 10/1997 le Conseil suisse de la presse avait considéré que lors de reportages portant sur des thèmes particulièrement délicats, tels que les mauvais traitements, les viols ou les harcèlements sexuels, il peut être dérogé à titre exceptionnel au principe de l’«audiatur et altera pars». Mais seulement à condition de garantir complètement l’anonymat, non seulement de la personne interrogée mais également du tiers mis en cause. En occurrence, cette condition n’est pas remplie. «Femina» aurait dû soit prendre contact avec le plaignant avant la publication, soit anonymiser soigneusement tous les personnes décrites dans l’article.

5. En revanche, pour le Conseil de la presse «Femina» n’a pas violé l’obligation de rechercher la vérité. Lors de témoignages sur des sujets particulièrement délicats le journaliste n’a pas l’obligation de vérifier les faits auprès des tiers mis en cause. Il lui suffit de s’assurer de la crédibilité de la personne et de la vraisemblance de ce qui est exposé (36/2006). Dans le cas présent, il est vrai que certains propos de Laura Armani semblent pour le moins très aventureux et auraient dû inciter la journaliste à la prudence. Elle aurait mieux fait de renoncér à publiér ces propos. Et pour le moins, elle aurait dû anonymiser rigoureusement les personnes (voir les considérants 3 et 4 ci-dessus).

Néanmoins, sur la base des documents fournis par les parties le Conseil suisse de la presse n’est pas en mesure de déterminer ce qui correspond à la vérité dans ce drame familial. Dès lors une violation du chiffre 1 de la «Déclaration» n’est pas établie.

III. Conclusions

1. La plainte est partiellement admise.

2. En publiant l’article «Laura, née Dominik» dans son édition du 16 août 2009 «Femina» a violé les chiffres 3 (audition lors de reproches graves) et 7 (identification) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste». Le journal aurait dû s’abstenir de mentionner le nom et l’ex-fonction politique du plaignant et de publier des reproches graves à son égard sans audition préalable.

3. Pour le reste, la plainte est rejetée.

4. «Femina» n’a pas violé le chiffre 1 (rechercher la vérité) de la «Déclaration».