Nr. 36/2010
Indépendance du journaliste / Omission d’informations importantes / Audition lors de reproches graves

(Semuhire c. «L'Objectif»)

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I. En fait

A. Dans le no 420 de «L’Objectif» du 19 juin au 2 juillet 2009, le journaliste Jean Musy a publié un article intitulé «Demande de naturalisation au Grand Conseil – Ce que Semuhire n’a pas dit». Il indique que le Grand Conseil fribourgeois devait se prononcer le 18 juin notamment sur la demande de naturalisation d’Innocent Semuhire. «La Commission des naturalisations du parlement ayant rendu un avis négatif, le docteur en droits de l’homme que les tribunaux de Neuchâtel ont qualifié de ‹révisionniste› et de soutien aux auteurs du génocide, a adressé une lettre aux députés fribourgeois. Omission, mensonge, oubli significatif, tout est bon pour tenter de fléchir les parlementaires en sa faveur», écrit M. Musy.

Selon l’article, Semuhire, dans le courrier aux parlementaires, «se présente comme un homme blanchi par la justice des accusations de ses détracteurs. Il oublie de signaler que lui-même est à l’origine de la plupart des plaintes, surtout contre les journalistes qui enquêtent sur son activisme en Suisse en faveur de la dictature rwandaise.»

Le texte de Jean Musy rappelle un jugement neuchâtelois selon laquelle Semuhire peut être qualifié de «révisionniste» et qu’un mémorandum qu’il a signé en 1994 apparaît comme un soutien aux auteurs du génocide rwandais. De même, il cite une lettre de l’Auditeur en chef du 21 février 1997 qui considère que les publications d’Innocent Semuhire datant de 1995 «‹sont pour le moins partiales, et qu’on pourrait se demander si elles ne cherchent pas à justifier le génocide de 1994 en mentionnant des fautifs de façon unilatérale›. Faute d’y voir plus clair, l’auditeur renonce à poursuivre, mais il s’interroge.»

Selon «L’Objectif» «le vrai portrait de Semuhire» démontre que dès 1990 il milite activement en Suisse en faveur de la dictature du régime d’Habyarimana. En écrivant que Semuhire «épouse en mars 1995, la fille de Mathias Nyagasaza, riche homme d’affaires rwandais, actionnaire de la terrible Radio Télévision des Mille Collines, président des milices génocidiaires de sa commune et l’un des principaux pourvoyeurs financier du dictateur Habyarimana» et que dans une vidéo du mariage du beau-frère de Semuhire au Kenya en 1995 celui-ci «pose ouvertement aux côtés de son beau-père et de Michel Bagaragaza (…) Ce dernier a plaidé coupable de crime de génocide en juin 2008». Le journal conclut qu’on a «affaire ici au cercle restreint du pouvoir dictatorial de l’ancien régime d’Habyarimana et des autorité issues du coup d’Etat conduisant au génocide des Tutsis au Rwanda. Semuhire n’en a jamais parlé.»

B. Le 23 juin 2009, M. Semuhire demande à Jean Musy de lui «accorder la parole» dans la prochaine édition de «L’Objectif». Le 8 juillet 2009, il demande un droit de réponse au rédacteur en chef de «L’Objectif», Jean-Marc Angéloz.

C. Sans réponses de leur part, M. Semuhire porte plainte les 19 juillet et 21 septembre 2009 auprès du Conseil suisse de la presse. Il invoque une violation des chiffres 2 (indépendance du journaliste) et 3 (omission d’informations importantes; audition lors de reproches graves) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

D. Le 30 octobre 2009, M. Angéloz conclut au rejet de la plainte. D’une part, il conteste la prise de position «arbitraire» no 31/2009 du Conseil suisse de la presse concernant le mêmes parties. En conséquence, il demande la récusation de tous les membres du Conseil suisse de la presse ainsi que du secrétaire Martin Künzi.

D’autre part, il estime qu’une audition pour reproches graves a déjà eu lieu en 1997 et qu’il n’a pas à donner la parole à une personne qui fait l’objet d’un jugement d’un tribunal suisse entré en force. Il conteste enfin tout problème relatif à l’indépendance des journalistes de «L’Objectif».

E. Le 3 novembre 2009 la présidence du Conseil suisse de la presse a transmis la plainte à sa 2ème Chambre composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Anne Seydoux, Michel Bührer et Michel Zendali en indiquant que Pascal Fleury et Charles Ridoré se récusent.

En outre, elle a informé les parties que la demande de récusation de la rédaction de «L’Objectif» contre l’ensemble des membres du Conseil y compris du secrétaire est rejetée. On ne peut pas inférer la partialité des membres du Conseil de la presse du seul fait que ce Conseil a statué sur une plainte antérieure d’une manière qui déplaît à la rédaction de «L’Objectif». La répétition des griefs quant à l’élaboration de la prise de position 31/2009 par le rédacteur en chef ne change rien au fait que le Conseil rejette cette critique comme infondée.

F. Le 16 novembre 2009, le rédacteur en chef de «L’Objectif» demande de nouveau, pour différents motifs, la récusation de tous les membres du Conseil suisse de la presse qui ont adopté la prise de position no 31/2009. En particulier, il invoque des arguments quant à la récusation du président, Dominique von Burg, d’Anne Seydoux, Conseillère aux Etats PDC et du secrétaire Martin Künzi.

G. Le 18 novembre 2009, M. Angéloz et les Editions L’Objectif SA déposent plainte contre la Fondation «Conseil suisse de la presse» auprès de l’Autorité fédérale de surveillance des fondations. Le même jour, il demande au Conseil suisse de la presse la suspension de la procédure entre Innocent Semuhire et «L’Objectif» jusqu’à la décision de l’Autorité fédérale de surveillance des fondations.

H. Selon l’art 13 alinéa 2 du règlement du Conseil suisse de la presse, les deux présidents des autres Chambres traitent les demandes de récusation contre le président de la Chambre compétente.

Par décision du 12 février 2010 prise par voie de correspondance, Edy Salmina, président de la 1er Chambre et Esther Diener-Morscher, présidente de la 3ème Chambre ont rejeté la demande de récusation de M. Angéloz contre Dominique von Burg, président du Conseil suisse de la presse.

Tout d’abord, ils répètent les arguments opposés à la première demande de récusation (voir lettre E). Par ailleurs, le requérant ne donne aucun élément pertinent démontrant la partialité prétendue de Dominique von Burg. Enfin, le rejet s’impose aussi pour une question de forme. Comme le requérant lui-même l’écrit dans son courrier du 16 novembre 2009, il a reçu notification de la composition de la 2 ème Chambre le 5 novembre 2009. Dès lors il aurait dû déposer sa demande de récusation le 15 novembre au plus tard.

I. Selon l’art 13 alinéa 2 du règlement du Conseil suisse de le presse le président de la Chambre concernée traite les demandes de récusation contre un membre de sa Chambre. Par analogie, le président de la Chambre statue de même sur la demande de récusation contre le secrétaire du Conseil.

Lors de la séance de la 2ème Chambre du 19 février 2010, Dominique von Burg, président de la Chambre, a rejeté les demandes de récusation contre les autres membre de la 2ème Chambre et le secrétaire du Conseil suisse de la presse.

Tout d’abord, il rappelle que ces demandes sont de nouveau trop tardives. S’agissant des arguments invoqués pour la récusation d’Anne Seydoux, il relève de procès d’intention. Ni le fait qu’elle appartienne au même parti politique que des juges et autres personnes avec lesquelles le requérant a ou a eu des conflits, ni celui qu’elle appartienne à la commission de politique Extérieure du Conseil des Etats qui a été critiquée par «L’Objectif» dans le passé, ne permettent de supposer qu’elle ne serait pas en mesure de se prononcer impartialement sur la 2ème plainte de M. Semuhire.

Quand au secrétaire Martin Künzi, il n’a pas le droit de vote. D’un point de vue formel, il ne prend donc pas part aux décisions du Conseil. En outre, rien n’indique qu’il abuserait de son pouvoir. Toutes les communications du secrétariat dans la présente procédure ainsi que dans l’élaboration de la prise de position 31/2009 ont été approuvées auparavant par la présidence du Conseil suisse de la presse, voire par la 2ème Chambre.

J. Lors de sa même séance du 19 février 2010, la 2ème Chambre a rejeté la demande du rédacteur en chef de «L’Objectif» de suspendre le traitement de la plainte d’Innocent Semuhire du 19 juillet 2009. Le dépôt de la plainte du 18 novembre 2009 contre la Fondation «Conseil suisse de la presse» à l’Autorité fédérale de surveillance des fondations n’a pas d’influence directe sur le déroulement de la présente procédure.

En outre, la Chambre a rejeté une demande d’informations supplémentaires relatives à Dominique von Burg et à Michel Zendali, soumise par le rédacteur en chef de «L’Objectif» le 16 novembre 2009. La 2ème Chambre constate que la rédaction de «L’Objectif» est en possession des copies de tous les courriers et pièces soumises au Conseil par le plaignant. La rédaction de «L’Objectif» est donc bel et bien en mesure de se prononcer de manière adéquate sur la plainte du 19 juillet 2009.

Finalement, la 2ème Chambre a décidé d’entrer en matière sur la plainte des 19 juillet et 21 septembre 2009, étant donné qu’elle concerne une nouvelle publication et qu’elle se rapporte à des questions relatives à la déontologie des journalistes. Dans la mesure où le plaignant s’engage à n’entreprendre aucune démarche juridique à l’issue de la prise de position du Conseil, une future utilisation abusive peut être exclue. Concernant le reproche de dissimulation des moyens de preuves par le plaignant, la Chambre constate qu’elle est en possession de toute la documentation nécessaire pour statuer sur le fond de la plainte.

K. Par courriers des 24 et 25 mars 2010, les parties se sont de nouveau prononcées sur le fond de la plainte.

L. La 2ème Chambre a traité la plainte dans ses séances du 27 avril, 4 juin et 10 septembre 2010.

II. Considérants

1. Un conflit oppose les parties depuis de nombreuses années. Il a déjà fait l’objet de plusieurs procédures judiciaires. Le Conseil suisse de la presse a rendu le 13 mai 2009 une prise de position no 31/2009 dans le cadre de ce litige. La présente prise de position se limite à l’article paru dans le no 420 de «L’Objectif» du 19 juin au 2 juillet 2009.

2. M. Semuhire estime que «L’Objectif» a violé le chiffre 3 de la «Déclaration» (omission d’informations importantes) sur plusieurs points:

– Selon le plaignant, «L’Objectif» prétend dans son article que M. Semuhire n’a pas démenti la qualification de «révisionniste», ce que ce dernier conteste. Or, il ressort clairement du texte en question que le plaignant estime avoir été «blanchi par la justice des accusations de ses détracteurs».

– S’agissant de la lettre du 21 février 1997 de l’Auditeur en chef de l’Armée relative à la demande de naturalisation du plaignant, ce dernier estime que M. Musy aurait dû préciser que l’Auditeur en chef de l’Armée avait renoncé à porter plainte «auprès du Juge civil», les faits n’étant pas clairs. Le texte incriminé indique cependant que «faute d’y voir plus clair, l’Auditeur renonce à poursuivre, mais il s’interroge». Indépendamment de la procédure à suivre par l’Auditeur en chef de l’Armée, le lecteur comprend que les faits reprochés à M. Semuhire suscitent des interrogations.

– En ce qui concerne le jugement de la Cour de cassation pénale du canton de Neuchâtel du 26 octobre 2001, mentionné sous le titre «propagande en faveur des auteurs du génocide», le plaignant aurait souhaité que le journaliste de «L’Objectif» cite un autre passage du jugement le concernant. Or, M. Musy traite dans cette partie de l’article d’un Memorandum de mai 1994 de l’Assemblée des Rwandais de Suisse, signé par le plaignant, et le résumé du jugement sur ce point est correct.

– «Le vrai portrait de Semuhire», tracé par le journaliste de «L’Objectif», déplaît à M. Semuhire. Il s’agit là d’une question d’interprétation, les faits n’étant pour l’essentiel pas contestés.

– Le plaignant estime que «L’Objectif» n’a pas relaté tous les motifs pour lesquels il s’est rendu au Kenya en 1995. Il affirme notamment y être allé pour recueillir son neveu, orphelin. Il ne conteste cependant pas s’être rendu dans ce pays pour le mariage de son beau-frère. M. Musy décrit les personnes qu’il a vues dans une vidéo du mariage et les liens existant entre certain-e-s invité-e-s. Pour le lecteur, ces informations ne sont pas dépourvues d’intérêt dans le contexte du génocide des Tutsis au Rwanda.

Il n’y a donc omission d’informations importantes sur aucun de ces points.

3. M. Semuhire invoque une violation du principe d’audition lors de reproches graves (directive 3.8 relative à la «Déclaration»), dans la mesure où «L’Objectif» laisse à penser que le plaignant est proche du cercle restreint du pouvoir dictatorial de l’ancien régime de Habyarimana et des autorités issues d’un coup d’Etat conduisant au génocide des Tutsis au Rwanda.

Comme le Conseil suisse de la presse l’a rappelé dans sa prise de position no 31/2009, le fait d’avoir consacré un grand nombre d’articles donnant la parole à une personne mise en cause ne dispense pas un média de le solliciter à nouveau ou à tout le moins de rappeler sa position (voir également la prise de position no 10/2008).

En l’espèce, le passage litigieux indique ce qui suit: «Nous avons affaire ici au cercle restreint du pouvoir dictatorial de l’ancien régime d’Habyarimana et des autorités issues du coup d’état conduisant au génocide des Tutsis au Rwanda. Semuhire n’en a jamais parlé.» D’une part, ces lignes font directement référence à Michel Bagaregaza, à Mathias Nyagasaza, beau-père de M. Semuhire et à Mme Nyagasaza, belle-mère de celui-ci, ainsi qu’au colonel Bagosora, frère de cette dernière. L’allusion au plaignant n’est qu’indirecte, en raison de ses liens, notamment familiaux, avec certains de ces personnages. En d’autres termes, l’article ne reproche pas au plaignant d’avoir pris lui-même part au génocide au Rwanda. Une nouvelle audition n’était donc pas nécessaire, cela d’autant moins qu’il est clairement précisé au début de l’article que le plaignant estime avoir été blanchi par la justice des accusations de ses détracteurs. Le Conseil estime dès lors que la Directive 3.8 n’est pas violée.

4. Le plaignant estime enfin que le rédacteur en chef de «L’Objectif», en raison du litige déjà ancien qui oppose les parties, ne fait pas preuve d’une objectivité suffisante à son égard et viole ainsi le chiffre 2 de la «Déclaration» (indépendance du journaliste).

Le Conseil suisse de la presse s’est déjà prononcé à ce propos dans sa prise de position no 31/2009. Il a souligné que «le plaignant est en droit de se demander si la répétition d’articles le concernant ne tourne pas à l’acharnement. Cependant, il convient ici de redire qu’un journal est en droit de poursuivre le traitement d’une affaire.» De plus, tout comme l’article contesté dans la première plainte de M. Semuhire, celui paru dans l’édition du 19 juin au 2 juillet 2009 se réfère à une actualité: la décision du Grand Conseil fribourgeois sur la demande de naturalisation du plaignant prévue pour le 18 juin 2009 et sa lettre aux députés y relative.

Selon la jurisprudence du Conseil suisse de la presse on ne peut pas déduire de la «Déclaration» une obligation de rendre compte de manière «objective». Dès lors, un journalisme engagé est compatible avec la déontologie des journalistes. Le fait que l’équipe rédactionnelle de «L’Objectif» soit restreinte n’y change rien. Enfin, les lecteurs de «L’Objectif» sont tout à fait en mesure de situer le caractère engagé de l’article incriminé. Dès lors, le Conseil suisse de la presse estime qu’il n’y a pas eu violation du chiffre 2 de la «Déclaration».

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. «L’Objectif» n’a pas violé les chiffres 2 (indépendance du journaliste) et 3 (omission des informations/audition lors de reproches graves) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».