I. En fait
A. Le 7 mai 2004, «Le Matin Dimanche» a publié, sous le titre «Mais où sont les acolytes de Jürg Stäubli?», un article du journaliste libre Xavier Pellegrini sur «les grands absents du procès» Stäubli, soit sur certaines personnes qui ont été les «partenaires complaisants, de manière consciente ou non» du «jongleur des années fric». En fin d’article, l’auteur «révèle» que «certains d’entre eux ne sont toutefois pas complètement passés entre les gouttes». Il écrit: «Des ordonnances de condamnation (probablement des amendes) seront ultérieurement prononcées contre huit personnes.» Il cite alors nommément plusieurs personnes, dont l’avocat X.
B. Le 23 février 2005, Me X. a déposé une plainte en son nom personnel à l’encontre du «Matin Dimanche» et du journaliste Xavier Pellegrini auprès du Conseil suisse de la presse. Affirmant n’avoir jamais fait l’objet d’une condamnation pénale dans le cadre de cette affaire, il prétend que l’article allègue des faits mensongers en violant le principe de la présomption d’innocence. Estimant que l’article laisse croire qu’il était complice de Jürg Stäubli, et qu’il «a créé un tort considérable au plaignant», il dénonce le fait qu’à aucun moment Xavier Pellegrini n’ait pris contact avec lui pour lui demander des renseignements idoines.
Me X. rappelle que dans l’affaire Stäubli, il lui avait été reproché, en sa qualité de notaire, de ne pas avoir mentionné des apports en nature dans le cadre de l’instrumentation de l’acte de fondation de la société Y. SA, de siège social à Z. Mais il s’est avéré ensuite que l’acte en question était conforme au droit. Le 3 février 2005, Me X. a déposé une dénonciation à l’encontre de l’Administration spéciale de la faillite Y. SA, pour gestion déloyale, violation du secret de fonction et dénonciation calomnieuse.
C. Par courrier du 27 avril 2005 la rédaction en chef du «Matin Dimanche» a pris position au sujet de la plainte de Me X. Elle s’étonne d’abord que cette plainte n’intervienne que près d’une année après la publication de l’article. Elle explique que le journaliste Xavier Pellegrini s’est basé sur une liste libellée «Ordonnance de condamnation», en sa possession à l’époque, pour écrire que «des ordonnances de condamnation (probablement des amendes) seront ultérieurement prononcées». Cette liste portait le nom de plusieurs personnes, dont l’avocat X. Selon sa rédaction en chef, le journaliste a déduit de cette liste, en toute bonne foi, que ces «condamnations seraient prochainement effectives. Et qu’il n’était donc pas nécessaire de prendre contact avec les personnes concernées pour connaître leur version des faits.»
L’auteur de l’article et le «Matin Dimanche» ajoutent avoir estimé qu’il était d’intérêt public de faire mention des noms concernés, puisque l’affaire Stäubli a provoqué un vaste mouvement de curiosité; que l’article était précisément consacré au réseau de compétences ayant accompagné Jürg Stäubli dans ses activités de financier; et que l’auteur, comme le journal, étaient persuadés de la matérialité d’une condamnation.
Dans la même prise de position, la rédaction en chef du «Matin-Dimanche» relève que Me X. a écrit au journal, le 4 avril 2005, qu’il avait l’intention de donner suite à cette affaire «en raison de la violation manifeste de l’article 28 CCS à son encontre». Elle ajoute qu’à sa connaissance, il existerait actuellement une procédure en cours dans cette affaire dirigée contre Jürg Stäubli et alii, qui ne serait pas terminée en ce qui concerne Me X. C’est pourquoi, le journal demande au Conseil suisse de la presse de ne pas entrer en matière, en vertu de l’article 8, alinéa 3 et de l’article 15 alinéas 3 et 4 du règlement du Conseil suisse de la presse.
D. Le 28 avril 2005 la plainte a été confiée à la 2ème chambre du Conseil suisse de la presse composée de Mmes Sylvie Arsever (présidente) et Nadia Braendle et de MM. Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber et Charles Ridoré. Michel Zendali, ancien rédacteur en chef du «Matin Dimanche» s’est récusé. Par courrier du 3 mai 2005, Me X. a mis en discussion la récusation de Mme Arsever et de M. von Burg, ces deux membres de la 2ème Chambre faisant partie du Groupe Edipresse Publications SA. Le plaignant précise que son courrier ne vaut pas requête de récusations formelles.
E. La 2ème Chambre a examiné la plainte lors de sa séance du 20 mai 2005 ainsi que par voie de correspondance.
II. Considérants
1. La 2ème Chambre estime qu’une récusation de Mme Arsever et de M. von Burg, suggérée par le plaignant, ne s’impose pas dans le cas présent. Ces deux membres de la Chambre n’ont aucune fonction réelle en relation avec l’affaire. Cette décision s’inscrit dans une pratique bien établie au sein du Conseil suisse de la presse (voir p. ex. la prise de position 7/2001).
2. a) Dans sa prise de position relative à la plainte, la rédaction en chef du «Matin Dimanche» demande au Conseil suisse de la presse de ne pas entrer en matière, une procédure juridique étant, «à sa connaissance», encore en cours dans cette affaire et le plaignant annonçant vouloir donner suite à ce qu’il qualifie être une «violation manifeste de l’article 28 CCS à son encontre».
b) Le Conseil suisse de la presse peut entrer en matière sur une plainte même si une procédure judiciaire a été entamée en rapport avec l’objet de cette plainte. Toutefois, il peut également renoncer à entrer en matière, notamment lorsqu’un danger manifeste existe que la procédure juridique en cours soit influencée, que ce danger prédomine sur l’intérêt du plaignant à voir sa plainte traitée et qu’aucune question fondamentale d’éthique professionnelle ne se pose en relation avec cette plainte (Art. 15 alinéa 3 du règlement du Conseil suisse de la presse).
c) Dans le cas présent, indépendamment d’une procédure juridique éventuelle entre les parties, l’affaire pose de toute façon des questions fondamentales d’éthiques (vérification des sources, audition lors de reproches graves, présomption d’innocence, mention des noms). Dès lors, le Conseil suisse de la presse décide d’entrer en matière.
3. Dans sa plainte, Me X. affirme que le journaliste Xavier Pellegrini a violé les chiffres 1 (vérité), 3 (information complète), 4 (loyauté de la recherche), 5 (rectification), 7 (respect de la sphère privée) et 8 (non-discrimination) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste», et les Directives 1.1 (recherche de la vérité), 3.1 (traitement des sources), 3.8 (audition lors de reproches graves), 7.5 (présomption d’innoncence) et 7.6 (mention des noms) relatives à la «Déclaration». Le Conseil suisse de la presse estime qu’au coeur des nombreux griefs évoqués, se trouve la question centrale de la recherche de la vérité et de l’audition lors de reproches graves. D’autres griefs apparaissent subsidiairement: la présomption d’innocence (directive 7.5) et la mention des noms (directive 7.6).
4. a) Les «révélations» du journaliste Xavier Pellegrini concernant le plaignant reposent, selon la rédaction en chef du «Matin Dimanche», sur une liste libellée «Ordonnance de condamnation», en possession du journaliste à l’époque, mais non produite dans le dossier («Xavier Pellegrini n’a pas conservé au-delà de quelques mois, à compter de la parution de l’article en question, sa documentation et les pièces relatives à son enquête»). Sur la base de ce document, le journaliste écrit que «des ordonnances de condamnation (probablement des amendes) seront ultérieurement prononcées» et cite nommément le plaignant. «Appuyé sur le libellé, Xavier Pellegrini en a déduit, en toute bonne foi, que les condamnations seraient prochainem
ent effectives. Et qu’il n’était donc pas nécessaire de prendre contact avec les personnes concernées pour connaître leur version des faits. Cette même bonne foi l’a conduit à nommer les personnes concernées.»
b) Le Conseil suisse de la presse s’étonne d’abord que ni le journaliste ni la rédaction aient jugé nécessaire de conserver un document si délicat dans leurs archives. De toute façon, l’existence de tel document (qui semble de nature provisoire) ne justifie pas la publication d’allégations graves sans aucune vérification ultérieure. L’auteur ne peut se baser sur un document confidentiel – en admettant qu’il ait existé – sans vérification auprès des personnes concernées, pour affirmer que le plaignant sera condamné. Comme le stipule la directive 1.1, le journaliste se doit de rechercher la vérité, qui est «le fondement de l’acte d’informer», en particulier par «le respect de l’intégrité des documents», mais aussi par la «vérification».
c) Une telle vérification s’imposait au moins auprès du Me X. (et des autres personnes mentionnées nommément), d’autant plus que l’annonce d’une condamnation pénale «ultérieure» du plaignant s’inscrivait dans un article qualifiant les «acolytes de Jürg Stäubli» de «partenaires complaisants», ce qui représente un reproche grave. En vertu de la directive 3.8, le plaignant aurait dû être entendu impérativement par le journaliste avant publication.
5. Le journaliste aurait également dû prendre en considération la présomption d’innocence (directive 7.5). Même si le journaliste écrit que «des ordonnances de condamnation seront ultérieurement prononcées» et que ces jugements n’avaient en effet pas encore été rendus et communiqués aux parties, il aurait dû indiquer plus clairement qu’il ne s’agissait pas de jugements exécutoires mais soumis à des recours éventuels. Même si une ordonnance de condamnation avait été prononcée par le juge, le journaliste aurait dû au moins prendre contact avec le plaignant avant publication de l’article, ne serait-ce que pour savoir s’il avait l’intention de faire recours.
6. a) Quant à la mention du nom du plaignant (directive 7.6), le Conseil suisse de la presse rappelle qu’elle est admise lorsqu’un intérêt public prépondérant le justifie. C’est le cas par exemple lorsque la personne exerce un mandat politique, une fonction publique ou joue un rôle important dans la société et qu’il y a un rapport direct entre cette fonction et le sujet du compte rendu médiatique.
b) Dans le cas présent, il existait certes un lien entre la fonction du plaignant comme notaire et son implication dans la procédure pénale autour de l’affaire Stäubli. Toutefois, la mention de son nom dans l’article contesté reste pour le moins discutable, X. ayant joué tout au plus un second rôle dans cette affaire. De toute façon, une éventuelle mention de son nom n’était pas admissible sans audition préalable.
III. Conclusions
1. La plainte est admise.
2. Un journaliste ne peut annoncer la condamnation pénale d’une personne sans avoir préalablement vérifié la véracité de ses allégations et en particuler sans audition de la personne concernée avant publication. La possession d’un simple document confidentiel d’une autorité ne dispense pas d’une vérification minimale.
3. En publiant une liste de huit personnes qui seraient condamnées ultérieurement pour des actes commis en relation avec l’affaire «Jürg Stäubli», sans aucune vérification d’un document confidentiel libellé «Ordonnance de condamnation» ni audition des personnes concernés avant publication, le «Matin Dimanche» a enfreint les chiffres 1, 3 et 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».