Nr. 52/2007
Témoignage / Respect de la vie privée / Respect de la dignité humaine

(Conseil d'Etat du canton de Fribourg c. «Le Matin»/«SonntagsBlick»/ «L'Hebdo»/«Infrarouge»/«10 vor 10»)

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Zusammenfassung

Resumé

Riassunto

I. En fait

A. Entre le 7 et le 15 mars 2007, plusieurs journaux et chaînes de télévision suisses ont traité d’une affaire d’abus sexuels, qui s’est déroulée entre l’été 2005 et novembre 2006 en Singine fribourgeoise. Les victimes présumées sont trois jeunes filles mineures, suisses ou étrangères. Les prévenus sont treize mineurs et deux jeunes adultes, tous d’origine étrangère sauf l’un des adultes. Plusieurs des personnes impliquées dans cette affaire ont été citées dans ces médias, sous couvert de l’anonymat. Ainsi, dans son édition du 8 mars 2007, «Le Matin» donne la version des faits de deux des accusés. Le 10 mars, il donne aussi la parole aux parents d’un des prévenus. Le 11 mars, le «Sonntagsblick» cite l’un des prévenus. Le 15 mars, c’est le magazine «L’Hebdo» qui récolte les avis d’une des victimes, de plusieurs prévenus et des parents d’un accusé. A la télévision, le 10 mars, l’émisssion «10 vor 10» de SF DRS diffuse le témoignage de trois des auteurs présumés. Et le 13 mars, c’est la TSR qui diffuse, dans le cadre de son émission-débat «Infrarouge», le témoignage d’un des prévenus.

B. En date du 20 mars 2007, Le Conseil d’Etat du canton de Fribourg saisit le Conseil suisse de la presse d’une plainte concernant le traitement de l’affaire de Singine par «Le Matin», le «Sonntagsblick», «L’Hebdo», la TSR et SF DRS. Selon le plaignant, le témoignage d’un ou de plusieurs des protagonistes dans les articles ou émissions incriminés, porterait atteinte à la vie privée des victimes, «notamment à travers les descriptions publiques faites par les auteurs présumés des abus sexuels». Pour le Gouvernement fribourgeois, d’autre part, en faisant témoigner l’une des victimes de 15 ans, «certains médias semblent ignorer sciemment le manque de maturité lié à son âge». Le plaignant dénonce également la mise en évidence de l’origine des victimes. En date du 1er mai 2007, à la demande du Conseil suisse de la presse, le Conseil d’Etat fribourgeois étaye sa plainte en mettant le doigt sur diverses citations de protagonistes publiées par les médias.

Le Conseil d’Etat fribourgeois invoque les chiffres 7 et 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste». Le chiffre 7 demande aux journalistes de «respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire; s’interdire les accusations anonymes ou gratuites». Le chiffre 8 traite du respect la dignité humaine: «Le/la journaliste doit éviter toute allusion, par le texte, l’image et le son, à l’appartenance ethnique ou nationale d’une personne, à sa religion, à son sexe ou à l’orientation de ses mœurs sexuelles, ainsi qu’à toute maladie ou handicap d’ordre physique ou mental, qui aurait un caractère discriminatoire.»

C. Le 23 mai 2007, SF DRS répond ne pas comprendre les motifs de la plainte. La rédaction de «10 vor 10» se contente de souligner qu’à son avis l’émission ne contient pas d’«accusations anonymes» (chiffre 7 de la «Déclaration») mais des témoignages «anonymisés».

D. Le 13 juin 2007, «Le Matin», le «Sonntagsblick» et «L’Hebdo» prennent aussi position par l’intermédiaire d’un bureau d’avocat commun. La plainte est repoussée par les trois titres, les griefs étant considérés comme «complètement infondés».

E. Le même jour, la TSR réfute également les accusations du plaignant. Pour les médias incriminés, la publication de témoignages de protagonistes ainsi que la précision sur leurs origines ethniques étaient justifiées, cette affaire singinoise s’inscrivant dans une série d’affaires similaires qui ont déjà suscité un vaste débat de société.

F. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, qui se compose de Sylvie Arsever (présidente), Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber et Charles Ridoré. Michel Zendali, co-producteur de l’émission «Infrarouge» de la TSR et ancien rédacteur en chef du «Matin Dimanche», s’est récusé.

G. La 2ème Chambre a traité la plainte dans ses séances du 31 août et 6 novembre 2007.

II. Considérants

1. La 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse traite la plainte du Conseil d’Etat du canton de Fribourg contre «Le Matin», le «Sonntagsblick», «L’Hebdo», la TSR et SF DRS en mettant l’accent sur les problèmes suivants: la publication de témoignages de jeunes adultes impliqués dans des affaires d’abus sexuels, la protection des victimes mineures dans les affaires de moeurs, la publication de l’origine géographique des protagonistes de pareilles affaires.

2. a) Dans sa plainte, le Conseil d’Etat fribourgeois estime que les médias incriminés vont à l’encontre du chiffre 7 de la «Déclaration», lorsqu’ils diffusent des témoignages d’auteurs présumés d’abus sexuels qui, selon lui, attentent à la vie privée des victimes. Le plaignant donne divers exemples de propos litigieux: «J’étais sur ce film, bien sûr, mais je tiens à préciser que la fille était consentante.» «Pour moi, cette fille est malade psychiquement ou droguée.» («Le Matin») Ou encore: «Ja, wir hatten mit diesen Mädchen Sex, aber sie wollten es auch – wir sind unschuldig.» («Sonntagsblick»).

b) Pour leur défense, les médias incriminés avancent d’abord l’argument de l’intérêt public. Le «Matin» rappelle que d’autres affaires similaires se sont produites récemment en Suisse, en particulier à Zurich-Seebach et Rhäzüns (GR). Les médias soulignent avoir veillé à l’anonymat des protagonistes cités, que ce soient les auteurs présumés des abus sexuels (tous majeurs au moment où leurs témoignages ont été publiés), les victimes mineures, les parents ou d’autres témoins. Ils font valoir qu’ils ont utilisé des pseudonymes ou des fausses initiales, et ont rendu les protagonistes méconnaissables sur les images diffusées grâce à des artifices techniques (vue de dos, visage flouté…). Concernant les propos des accusés à l’encontre des victimes, les médias estiment que les prévenus se discréditent eux-mêmes. «Le Matin», par exemple, affirme avoir ménagé une distance critique en relevant, dans le chapeau de son article du 8 mars, leur «attitude particulièrement désinvolte».

c) La Directive 7.8 relative à la «Déclaration» précise que: «Dans les affaires de mœurs, les victimes font l’objet d’une protection particulière. Aucun terme ne doit être utilisé qui permette d’identifier la victime.» En l’occurrence, dans la plupart des articles et émissions TV incriminés, l’anonymat des victimes, de même d’ailleurs que celui des prévenus, est suffisamment préservé, grâce à l’usage de pseudonymes et d’artifices techniques dans l’utilisation des images (vues de dos ou à contre-jour).

d) Dans le reportage de «L’Hebdo», en revanche, cet anonymat n’est pas garanti pour l’une des jeunes victimes, surnommée «Tukata». La photo de cette jeune fille, photographiée de face, est en effet très peu «floutée». La précision sur ses origines – «mère thaïlandaise, père suisse» – contribue davantage encore à l’identifier. Le Conseil suisse de la presse ne conteste pas le fait que des accusés – majeurs de surcroît – donnent leur version des faits, si leurs témoignages peuvent contribuer à mieux comprendre le contexte social et éducatif de l’affaire. Mais quels que soient leurs propos, un anonymat strict doit être garanti pour les victimes, à plus forte raison si elles sont mineures.

3. a) Le Gouvernement fribourgeois, toujours au chapitre du respect de la vie privée des personnes (chiffre 7 de la «Déclaration»), s’en prend spécifiquement à «L’Hebdo» qui «va plus loin» en faisant témoigner
la victime présumée «Tukata», âgée de 15 ans: «L’auteur de l’article semble ignorer sciemment le manque de maturité lié à son âge», dénonce-t-il. Dans son témoignage, la jeune fille affirme par exemple: «Non, ces garçons ne m’ont pas forcée à me prostituer. Non, ils ne m’ont pas violée non plus». Selon l’article, l’adolescente aurait «couché avec une cinquantaine de jeunes gens».

b) Dans sa réplique, «L’Hebdo» estime que la victime présumée «Tukata» ne manque en fait pas de maturité. Bien qu’elle soit encore mineure, il prétend au contraire que la jeune fille est «terriblement mûre». Son «autonomie sexuelle» lui paraît d’un grand intérêt informatif pour le lecteur.

c) Le Conseil rappelle sa prise de position 45/2001: «Bei Sexualdelikten ist ein ganz besonders sorgfältiges Vorgehen der Medienschaffenden erforderlich. Dies gilt in noch vermehrtem Mass, wenn Minderjährige – sei es als Opfer oder Täter – betroffen sind.» Les mineurs doivent être protégés par un strict anonymat et les médias doivent éviter de donner des détails inutiles sur les faits les concernant. A la lumière de ces exigences, la publication du témoignage de «Tukata» est délicate. La «maturité» que lui attribue «L’Hebdo» peut cacher une terrible naïveté, voire la peur de représailles. Toutefois, dans le contexte d’intense débat public autour des viols collectifs où ont été publiés les articles litigieux, cette publication se justifiait dans son principe. S’ils touchent à la limite de l’admissible, les propos reproduits ne sont pas sans pertinence pour la compréhension du contexte de cette affaire. Les lecteurs sont d’ailleurs mis en situation de les relativiser. Toutefois, la publication de ce témoignage ne pouvait être envisagée, comme relevé au considérant 2. d) que moyennant une anonymisation rigoureuse, qui n’a pas été assurée.

4. a) Le Conseil d’Etat fribourgeois estime enfin que la mise en évidence de l’origine des victimes par les médias incriminés va à l’encontre du chiffre 8 de la «Déclaration» sur le respect de la dignité humaine. Le plaignant cite par exemple cette phrase, tirées de «L’Hebdo»: «A 15 ans, la jeune fille – mère thaïlandaise, père suisse – dit avoir couché avec une cinquantaine de jeunes gens.»

b) Pour leur défense, les médias incriminés, qui précisent effectivement l’origine «balkanique», «d’Europe de l’Est» ou «de mère thaïlandaise» des accusés et des victimes présumées, expliquent que ces précisions s’imposent dans le contexte du débat public sur les problèmes d’intégration des jeunes étrangers, et que pareille «transparence» n’est «en aucun cas de la discrimination».

c) La Directive 8.2 relative à la «Déclaration» précise notamment que «lorsqu’une information porte sur un délit, des indications touchant l’appartenance ethnique, la religion ou l’orientation des mœurs sexuelles, ainsi qu’une maladie ou un handicap d’ordre physique ou mental, peuvent être admises pour autant qu’elles soient nécessaires à la compréhension du récit». Dans le contexte du débat mentionné plus haut, s’abstenir de toute précision sur les origines des suspects aurait été irréaliste. La récupération politique de ce débat, en outre, constitue en elle-même un thème que les médias doivent pouvoir traiter – comme l’a fait, notamment, «Infrarouge».

Dans sa prise de position 13/2006, le Conseil suisse de la presse a jugé que, si la mention de la nationalité de suspects était admissible, désigner un groupe d’entre eux, globalement, comme des «Schwarzafrikaner» comportait un aspect discriminatoire. La mention d’une «origine balkanique», utilisée dans certains des articles litigieux, présente également un aspect généralisant discutable. Mais elle ne comporte pas, de l’avis du Conseil de la presse, les connotations racistes du terme «Schwarzafrikaner».

d) La mention «mère thaïlandaise, père suisse» utilisée par «l’Hebdo» pour qualifier «Tukata» est en revanche, on l’a vu, incompatible avec l’exigence de protection de l’anonymat des victimes mineures d’atteintes à la liberté sexuelle. Elle ne contrevient pas au chiffre 8 de la «Déclaration» (interdiction de discrimination), même si le contexte où elle est donnée – «A 15 ans, la jeune fille – mère thaïlandaise, père suisse – dit avoir couché avec une cinquantaine de jeunes gens» – est plus que discutable.

III. Conclusions

1. La plainte contre «L’Hebdo» est partiellement admise en ce qui concerne le chiffre 7 de «La Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (respecter la vie privée).

2. Un anonymat strict doit être garanti aux victimes mineures d’abus sexuels et les médias doivent éviter de donner des détails inutiles sur les faits les concernant.

3. La plainte contre «Le Matin», le «Sonntagsblick», la TSR et SF DRS est rejetée.

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