I. En fait
A. Le 3 octobre 2007, «Le Matin» a publié un éventail d’articles sur les activités de l’association Dignitas et sur la controverse qui entoure sa pratique de l’aide au suicide. Le quotidien y consacre la Une («La mort est son business») et quatre pages qui se composent de deux grands articles («Dignitas, comment ça marche?», «Minelli toujours plus isolé»), d’un commentaire («Qui arrêtera ce commerce?»), et de cinq encadrés («Dignitas, c’est quoi?», «Quel est le cocktail fatal utilisé par Dignitas?», «Combien ça coûte?», «Dignitas attire-t-il des célébrités?», «Quelles sont les différences entre Dignitas et Exit?»).
B. Le 12 novembre 2007, l’association Stop suicide et la Fédération suisse des organismes de prévention du suicide (Ipsilon) déposent plainte auprès du Conseil suisse de la presse. Elles ne contestent pas le bien-fondé d’un article sur l’association d’aide au suicide, mais elles mettent en cause l’encadré intitulé: «Quel est le cocktail fatal utilisé par Dignitas?». Les plaignantes accusent «Le Matin» d’avoir donné une description détaillée du médicament et de la méthode employés par Dignitas. Pour elles, le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» a été violé (protection de la personnalité), et elles citent en particulier la directive 7.9 («Les médias respectent la plus grande retenue dans les cas de suicide»). Elles soulignent que le suicide est la première cause de mortalité des jeunes en Suisse et rappellent les dangers d’une médiatisation du suicide. Elles craignent un «effet Werther» (le suicide de ce héros d’un roman de Goethe a entraîné à l’époque la mort de jeunes qui s’identifiaient au désespéré).
C. Le 14 décembre 2007, «Le Matin» prend position. Pour son rédacteur en chef, les articles incriminés se trouvent «hors champ d’application de la directive 7.9», étant donné qu’ils «ne relatent aucun cas de suicide mais ne portent que sur l’association d’aide au suicide Dignitas». Le rédacteur en chef du «Matin» estime que le journal n’a pas enfreint la «Déclaration». Il n’a fait qu’exercer son devoir d’informer, «Le sujet faisait déjà débat et l’intérêt public à ce que cette information soit diffusée ne faisait aucun doute.»
D. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, qui est composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré, Anne Seydoux et Michel Zendali. Ce dernier, ancien rédacteur en chef du «Matin Dimanche», s’est récusé.
E. La 2ème Chambre a traité la plainte dans ses séances du 1er et 27 février 2008.
II. Considérants
1. A plusieurs reprises, le Conseil suisse de la Presse a été amené à se prononcer sur le problème du suicide tel qu’il est traité par les médias. Dans quatre prises de position (8/1992, 2/2003, 30/2006 et 20/2007), il a insisté sur la nécessité de faire preuve «de la plus grande retenue», et d’éviter «les informations détaillées sur les circonstances d’un suicide et d’une tentative de suicide». Dans la directive 7.9, rédigée spécifiquement pour les cas de suicide, le Conseil a indiqué que «les suicides ne peuvent faire l’objet d’une information que par exception», notamment «lorsqu’ils ont provoqué un grand écho public». Ce qui est le cas en ce qui concerne l’activité de Dignitas. Mais même dans ce cas de figure, «compte tenu du danger d’instigation, des comptes rendus détaillés sur les suicides et tentatives de suicide doivent être évités» (prise de position 8/1992). En 2006, le Conseil a dû à nouveau préciser que «les médias éviteront de fournir des informations détaillées sur le mode de suicide, afin d’éviter les risques d’imitation, en particulier chez les jeunes. Ils se garderont de donner un caractère sensationnel à l’information» (prise de position 30/2006).
2. «Le Matin» fait valoir que les différents textes ne parlent pas de cas de suicide, mais de l’aide au suicide. Et en effet, les grands articles traitent du président de Dignitas et de la controverse qu’il suscite («Minelli toujours plus isolé»), ainsi que de son association («Dignitas, comment ça marche?»). Un commentaire du rédacteur en chef pose la question «Qui arrêtera ce commerce?». Le Matin rend compte d’un débat qui est animé au sein de l’opinion publique. Il est donc justifié d’en parler.
3. Concernant l’encadré publié en marge des articles principaux et qui donne des détails sur le «cocktail fatal utilisé», «Le Matin» se justifie en avançant qu’il n’est pas le premier à avoir donné le nom du produit, cette information étant déjà disponible sur un site Internet, celui d’Exit, une autre association d’aide au suicide. Pour le journal, il ne s’agit donc en aucun cas d’«une information difficile à obtenir», et de toute manière, la substance létale n’est pas à la portée de tout le monde, «car elle n’est délivrée que sur prescription médicale». L’argument ne peut être retenu par le Conseil suisse de la presse. Le fait qu’une information soit donnée par ailleurs ne dispense aucunement un media de faire preuve de retenue. De donner le nom d’une substance, et qui plus est, la quantité nécessaire pour atteindre la mort, c’est prendre le risque d’inciter des personnes ambivalentes à mettre fin à leurs jours.
III. Conclusions
1. La plainte est admise.
2. «Le Matin» a violé le chiffre 7 (suicide) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste», en publiant des détails sur le «cocktail fatal utilisé» par Dignitas, l’association d’aide au suicide.
3. Afin d’éviter le risque d’imitation, les journalistes traitant du suicide ou de l’aide au suicide doivent renoncer à donner des précisions détaillées sur les méthodes et les produits utilisés.