I. En fait
A. Au début de 2001, Olivier Grivat, journaliste au quotidien «Le Matin», envisage de publier un article relatif au groupement religieux S., organisation internationale fondée en Inde en 1954, en mettant en exergue les liens supposés ou avérés entre l’appartenance à ce mouvement – qualifié en France de secte – et la manière d’assumer des mandats publics associatifs ou politiques. Dans le cadre de l’article projeté, Olivier Grivat entend divulguer le nom de deux personnalités vaudoises afin de mieux accréditer ses thèses et de leur conférer ainsi un impact plus grand. Lors de ses investigations, Olivier Grivat établit divers contacts téléphoniques, respectivement avec l’époux et avec le supérieur hiérarchique des deux personnes dont il souhaite révéler le nom.
B. Le 15 février 2001, les deux personnes dont Olivier Grivat désire dévoiler le nom adressent au Rédacteur en chef du «Matin», ainsi qu’au journaliste précité, une télécopie destinée à obtenir de leur part un engagement écrit de ne les mentionner en aucune manière d’une façon pouvant les rendre reconnaissables pour le public. Olivier Grivat refusant de souscrire à un tel engagement, les deux personnes concernées saisissent les autorités judiciaires.
C. Le 16 février 2001, le Président du tribunal compétent rend une décision de mesures provisionnelles et d’extrême urgence par laquelle il interdit à Olivier Grivat et au journal «Le Matin» de publier un quelconque article faisant mention directe ou indirecte des requérantes en relation avec leur convictions religieuses et notamment de leur appartenance à l’association religieuse S., sous la menace de peines d’arrêts et d’amende prévues à l’article 292 CP. Olivier Grivat et le quotidien «Le Matin» s’opposent à cette décision.
D. Le 27 février 2001 a lieu une audience contradictoire entre les intimés et les requérantes (Olivier Grivat et le quotidien «Le Matin» d’une part, les deux personnes dont le journaliste entendait publier le nom, d’autre part). Quelques témoins s’expriment au cours de cette audience. Parmi eux, C., que l’article mentionne en ces termes: «Diacre de l’Eglise protestante appelé à la rescousse, C. parle, lui, d’un simple «groupe de médiation», mais avoue n’avoir pas approfondi la question».
E. Le 28 février 2001, le Président du Tribunal rejette l’opposition d’Olivier Grivat et du journal «Le Matin».
F. Le 14 mars 2001, le même Président rend une ordonnance de mesures provisionnelles en admettant partiellement – mais aussi substantiellement – la requête des deux personnes dont Olivier Grivat entendait publier l’appartenance à S.
G. Le 15 mars 2001, Olivier Grivat et le journal «Le Matin» requièrent la motivation de l’ordonnance de mesures provisionnelles du 14 mars 2001.
H. Le 25 avril 2001, le Tribunal d’arrondissement de Lausanne rend une ordonnance définitive dans laquelle il motive sa décision antérieure dans cette affaire. Il y réitère notamment l’interdiction signifiée à Olivier Grivat et au journal «Le Matin» le 16 février 2001.
I. Le 6 mai 2001, le journal «Le Matin» publie, dans son édition dominicale et sous la plume d’Olivier Grivat, un long article intitulé «Gourou et politique: Ðça ne vous regarde pas !?». Cet article est annoncé par un court éditorial signé par le même journaliste en première page. Olivier Grivat écrit notamment ceci : «Diacre de l’Eglise protestante appelé à la rescousse par les intéressés, C. parle, lui, d’un simple Ðgroupe de méditation?, mais avoue n’avoir pas approfondi la question. Au contraire, son confrère R., spécialiste des sectes depuis trente ans, reproche au Grand Maître de faire l’objet d’une adoration sans limites (…)».
J. Le 27 mai 2001, C. adresse au Conseil suisse de la presse une plainte dans laquelle il estime que le fragment de texte qui le concerne directement dans l’article précité du 6 mai 2001 «manque à l’éthique du métier de journaliste». Dans son argumentaire, il réfute tous les termes utilisés pour qualifier son témoignage du 27 février 2001 (voir point D).
K. Le 31 mai 2001, le Conseil suisse de la presse confie à sa 2ème Chambre le soin de traiter la plainte. La Chambre est composée de Mme Sylvie Arsever, de MM. Dominique Bugnon, Dominique von Burg, Michel Zendali, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger (représentants du public). M. Michel Zendali s’est récusé spontanément.
L. Le 1er juillet 2001, Olivier Grivat prend position au sujet de la plainte déposée contre lui et contre «Le Matin» et repousse point par point tous les griefs du plaignant.
M. Le 6 juillet 2001, dans le cadre d’une réplique, C. fait part de nouveaux griefs à l’égard d’Olivier Grivat qui sont de nature à éclairer sa première plainte sans pourtant en modifier la nature et la portée.
N. La 2ème Chambre a examiné la plainte lors de ses séances du 24 août et 20 septembre 2001.
II. Considérants
1. Globalement, la plainte d’C. contre «Le Matin» doit être référée aux chiffres 3 («ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels; ne dénaturer aucun texte, document, image et son, ni l’opinion d’autrui; ….») et 7 («Respecter la vie privée des personnes …») de la «Déclaration».
2. La principale objection formulée par le plaignant concerne la mention de sa fonction de diacre de l’Eglise réformée vaudoise (dont il est en outre membre du Conseil synodal), mention qui porterait atteinte à sa vie privée (chiffre 7). Le plaignant considère qu’il a été appelé à témoigner à l’audience en sa qualité de membre bénévole d’associations actives dans le domaine de la famille et, à ce titre, de collaborateur de longue date des personnes appartenant à la S.. Il n’est pas douteux que, pour sa part, le journaliste tire parti, sans le souligner explicitement, du fait qu’un diacre protestant en activité peut considérer ce groupement comme un simple «groupe de méditation» et non comme une secte, vocable à forte connotation péjorative. Même si l’argument du journaliste selon lequel C. s’est bien gardé de signaler au juge qu’il ne parlait pas en tant que diacre ne semble pas pertinent, il convient de relever que l’ordonnance du Tribunal civil du 25 avril 2001 mentionne à deux reprises la qualité de diacre: une fois pour qualifier le plaignant; une autre fois pour insister sur cette fonction particulière, en mentionnant les témoins dans la cause «(dont deux diacres de l’Eglise réformée)». On en peut déduire que la qualité de diacre de ces témoins faisait sens aux yeux du tribunal. Il n’était donc pas abusif d’en faire état dans l’article: cette qualité donne un poids particulier aux déclarations des témoins appelés à s’exprimer dans une affaire qui concerne un mouvement religieux. Le Conseil de la presse considère que le chiffre 7 de la «Déclaration» n’a pas été violé par cette mention.
3. C. ne se plaint pas du fait que son nom ait été cité dans l’article. On doit cependant se demander si la mention de l’identité du témoin était indispensable ou simplement utile à la compréhension des faits par le public et répondait à un intérêt général. La Directive 7.6. relative à la «Déclaration» sur la mention des noms fait obligation au journaliste de ne pas publier le nom d’une personne mêlée à une affaire judiciaire, sous réserve d’exceptions dûment répertoriées. Cette disposition vise principalement d’éventuels inculpés d’une procédure pénale et non les témoins d’une procédure civile. Toutefois, il est possible de procéder par analogie. En l’espèce, on peut considérer qu’C. jouissait d’une notoriété suffisante pour qu’un témoignage en relation directe avec les causes de sa notoriété (ses fonctions dans l’Eglise réformée
vaudoise) suffise à fonder la publication de son nom. A cela s’ajoute l’existence d’un avis opposé, émanant d’un autre diacre: la mention claire et précise des deux sources est de nature à fournir au lecteur des références utiles à la compréhension des divergences sur la nature du mouvement S.. La mention du nom d’C. peut être retenue comme l’une des possibles dérogations à la réserve de principe quant à la publication des noms. Le journaliste n’a donc pas commis une violation de la «Déclaration» sur ce point.
4. Selon Olivier Grivat, C. a été «appelé à la rescousse» par les intéressés. Même si les termes utilisés par Olivier Grivat sont marqués du sceau de la simplification et probablement du désir d’attirer l’attention du lecteur ils ne dénaturent pas la réalité telle qu’elle apparaît dans l’ordonnance du Tribunal civil déjà citée. Ils ne constituent pas en soi une violation du chiffre 3 de la «Déclaration», dans la mesure où la citation à comparaître comme témoin adressée à C. est l’effet d’une demande des plaignantes dans la cause jugée, dont le journaliste entendait révéler l’appartenance au mouvement S.. Le recours à une formulation lapidaire pose toutefois un autre problème, qui sera abordé au point 8 des considérants.
5. L’affirmation d’Olivier Grivat selon laquelle C. parle d’un simple «groupe de méditation» au sujet du mouvement S. est corroborée par les termes mêmes de l’ordonnance du Tribunal d’arrondissement de Lausanne et ne saurait en conséquence être invoquée à l’appui de la plainte.
6. En revanche l’assertion d’Olivier Grivat selon laquelle C. «avoue n’avoir pas approfondi la question» (de l’éventuel caractère sectaire du mouvement S.) ne trouve pas de véritable ancrage dans le texte de l’ordonnance du Tribunal d’arrondissement de Lausanne du 25 avril 2001 auquel Olivier Grivat a assez souvent recours pour asseoir sa défense. Toutefois, C. lui-même estime que la formulation «Il (C.) dit n’avoir pas approfondi la question (…)» serait opportune. Dès lors, l’usage du mot «avoue» sous la plume d’Olivier Grivat n’enfreint pas véritablement les exigences de la «Déclaration».
7. La comparaison qu’effectue Olivier Grivat entre l’attitude d’C. et celle de Paul Ranc lors de leurs témoignages respectifs en audience n’enfreint aucune disposition de la «Déclaration», même si elle marque une préférence subjective du journaliste qui reste légitime.
8. Le chiffre 3 de la «Déclaration» précise qu’il convient ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels. On doit remarquer qu’Olivier Grivat passe totalement sous silence le dessein premier du plaignant lors de son témoignage: défendre la personne dont il partageait l’idéal associatif sans adhérer à ses convictions religieuses, en proclament que ces dernières n’avaient jamais déployé la moindre incidence sur l’engagement social de cette personne en faveur des familles. Sur un plan de technique journalistique, cette omission peut s’expliquer par le choix de l’angle opéré par le journaliste (qui n’était pas de rendre compte de façon exhaustive de l’audience). Mais le fait qu’il ait tenu à mettre en évidence la personne et la qualité du plaignant aurait dû l’amener à rendre compte aussi, même brièvement, et ce dans un souci d’équité. L’absence d’esprit d’équité conduit en l’espèce à une violation du chiffre 3 de la «Déclaration».
III. Conclusions
1. La plainte contre «Le Matin» est acceptée partiellement.
2. La publication de l’identité et de la profession d’une personne appelée à témoigner dans une affaire judiciaire peut être justifiée lorsque la personne jouit d’une notoriété avérée et que son témoignage est en relation directe avec les causes de sa notoriété et avec la nature de sa profession. Sur ce point le chiffre 7 de la «Déclaration» n’a pas été violé.
3. La publication de l’identité et de la profession d’une personne appelée à témoigner dans une affaire judiciaire suppose qu’un traitement équitable lui soit réservé dans la restitution de son témoignage et que celui-ci ne soit pas amputé d’éléments essentiels. La mention réductrice du contenu du témoignage altère ce dernier et constitue sur ce point une violation du chiffre 3 de la «Déclaration».