I. En fait
A. Dans son édition du 20 mai 2003, «Le Matin» relate la découverte, sous la plage arrière d’une voiture abandonnée sur le parking d’une zone industrielle, du cadavre d’un habitant de Saint-Prex porté disparu depuis six mois. Le journal révèle l’identité de la personne et publie en médaillon sa photographie. Le début de l’article précise que le corps a été retrouvé la tête emballée dans un sac en plastique, qu’il est en cours d’identification, mais qu’il existe de fortes présomptions que ce soit effectivement celui de la personne disparue. Le journal apporte d’autres détails sur cette découverte macabre, faisant notamment état d’une «odeur nauséabonde», d’une dépouille «dans un état de décomposition avancé». Il mentionne la situation familiale de ce «père de famille divorcé» et rappelle que lors de sa disparition, l’avis de recherche signalait des problèmes personnels laissant présager un éventuel suicide. Il conclut cependant en précisant que l’Institut universitaire de médecine légale «va devoir déterminer s’il y a eu intervention d’un tiers ou pas».
B. En date du 10 juin 2003, trois membres de la famille du défunt, son ex-femme et ses deux filles, portent plainte auprès de Conseil de la Presse. Ces personnes indiquent qu’elles avaient été informées le 16 mai 2003 par la police de Morges qu’un corps avait été retrouvé dans la voiture du disparu, sur un parking. Mais elles précisent que le jour de la parution de l’article du «Matin», elles n’avaient pas encore reçu confirmation qu’il s’agissait effectivement de leur parent. Cette confirmation ne leur a été communiquée que le soir de ce même 20 mai. Les auteurs de la plainte reprochent à la journaliste auteur de l’article d’avoir donné des informations douteuses avant même que la famille ne soit prévenue; d’avoir publié des propos «morbides et détaillés»; d’avoir mentionné le nom de la personne qui s’était suicidée; d’avoir publié sa photographie (reproduite à partir de l’avis de recherche) sans l’autorisation de la famille.
C. Dans un courrier ultérieur, l’une des plaignantes ajoute en réponse à la demande du Conseil de la Presse que les dispositions concernées de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» sont les chiffres 7 (7.1 Protection de la vie privée. Photo diffusée sans autorisation; 7.6 Mention des noms; 7.9 Suicide) et 8 (8.1 Respect de la dignité humaine; 8.3 Protection des victimes). Concernant ce dernier point, la signataire mentionne les détails sur la découverte du cadavre, «détails que la police ne nous avait pas indiqués par discrétion et pour préserver la famille». Elle ne conteste pas l’information en soi, considérée comme normale, mais la forme et le contenu de l’article «écrit dans un but de sensation et sans aucun respect des proches et de la personne concernée».
D. Dans sa réponse du 4 septembre 2003, le rédacteur en chef du «Matin», M. Peter Rothenbühler, considère que le fait que la famille n’ait pas reçu confirmation de l’identité au moment de la parution de l’article est certes déplorable, mais ne relève pas de la responsabilité du journal. Concernant les détails qui ont le plus heurté la famille, il n’était effectivement pas absolument nécessaire de les mentionner, écrit encore M. Rothenbühler, qui ajoute que le journal s’en est excusé lors d’une rencontre entre la journaliste et la famille le 1er juillet à Morges. S’agissant de la publication du nom et de la photo, le rédacteur en chef du «Matin» relève que le disparu avait fait l’objet d’un avis de recherche public, figurant sur le site de la police et y étant resté un mois encore après la découverte du corps. De plus, la voiture et la dépouille ont été retrouvées sur un lieu fréquenté par des nombreuses personnes. Enfin, si l’identité de la personne était certaine au moment de la rédaction de l’article, la cause de sa mort n’était pas encore définitivement établie, d’où l’ultime précision sur la recherche en cours de l’Institut universitaire de médecine légale. En conclusion, M. Rothenbühler considère que son journal aurait pu s’en tenir aux seules initiales du défunt et à une vue du parking; mais il relève que cette réserve aurait été illogique dans le cas particulier: «Si notre façon de faire a pu blesser ou choquer la famille, nous le regrettons, comprenant la douleur de celle-ci».
E. Les plaignantes ont adressé au Conseil de la Presse, le 17 septembre 2003, une réplique à la lettre de M. Rothenbühler. Elles considèrent que le journal aurait pu les contacter avant publication, ce qui aurait donné un autre ton à l’article. Elles contestent que des excuses leur aient été adressées par le journal; elles déclarent avoir seulement enregistré des regrets de la journaliste. Elles maintiennent que la seule mention des initiales auraient préservé la mémoire du disparu et sa famille. Enfin, la publication de la photographie accompagnant l’avis de recherche avait le but louable de retrouver la personne; elle n’autorisait pas un usage ultérieur dans un autre but.
F. La plainte est confiée à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever, Nadia Braendle et de MM. Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber et Ueli Leuenberger. M. Michel Zendali, rédacteur en chef adjoint du «Matin» s’est récusé.
G. La plainte est examinée par le 2ème Chambre dans sa séance du 30 octobre 2003.
II. Considérants
1. Les dispositions de la Déclaration des devoirs et des droits concernées sont les chiffres 7 et 8. Au titre du chiffre 7, elles touchent tout à la fois l’information sur les suicides (directive 7.9), la publication de l’identité de la personne disparue (directive 7.6), la diffusion d’une photographie sans autorisation (directives 7.1 et 7.10), ainsi que les précautions auprès des personnes en situation de détresse et de deuil (directive 7.2). Au titre du chiffre 8, elles se rapportent au respect général de la dignité humaine (directive 8.1), ainsi qu’à la protection des victimes (directive 8.3).
2. En soi, l’information sur la découverte d’une personne disparue et sur sa probable mort volontaire, hypothèse dominante qui se dégage de la lecture de l’article, est légitime dès lors que la disparition a fait l’objet d’un avis de recherche diffusé à la demande de la famille. Ce point n’est d’ailleurs pas contesté par les plaignantes.
3. La publication de l’identité de la personne est plus problématique. Au sens strict, les dérogations prévues dans la directive 7.9 ne s’appliquent pas à ce cas. L’existence d’un avis de recherche largement diffusé permettrait-il d’admettre que la disparition de cette personne, quand bien même elle ne jouissait pas d’une notoriété particulière, a provoqué un écho public suffisamment large dans son milieu social et dans sa région? Cela peut se concevoir. La mention des initiales et de la recherche entreprise depuis six mois pouvait cependant suffire à l’information des lecteurs. En l’espèce, cette considération devait l’emporter sur la précision et l’exhaustivité de l’information concernant l’identité la personne, notamment en raison des détails fournis par ailleurs sur les circonstances de la découverte du corps.
4. La diffusion de la photographie doit être rapportée non seulement à la directive 7.1 qui prévoit le consentement de la personne (en l’espèce de ses proches), mais aussi et surtout à la directive 7.10. Cette dernière disposition prévoit qu’en cas de recours à des documents d’archives, la question doit se poser de savoir si une nouvelle publication est autorisée et si la personne représentée sur l’image se trouve dans la même situation qu’au moment de sa première diffusion. Sur ces deux points, la réponse est négative. «Le Matin» n’a p
as demandé l’autorisation de publier la photographie à la famille du disparu; la personne représentée sur la photo n’est plus dans la même situation, puisqu’elle est décédée.
5. Le fait que «Le Matin» ait donné des détails pour le moins pénibles concernant la découverte du corps et son état est loin de satisfaire aux recommandations de la directive 7.2, qui indique que «des précautions particulières doivent être prises auprès de personnes en situation de détresse et de deuil ou sous le choc d’un événement, tant pour elles-mêmes que pour leur famille ou leurs proches». Il en va autant du respect de la sphère privée que de la paix des morts. Ces précautions n’ont pas été prises dans le cas particulier, ni par le récit publié dans le journal, ni par le fait que «Le Matin» n’ait pas jugé utile de prendre contact avec la famille pour s’assurer qu’elle était dûment informée.
6. L’ensemble de ces considérations trouve confirmation au chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits», en particulier à la directive 8.3: «Le / la journaliste proscrit toute présentation de caractère sensationnel, dans laquelle la personne humaine est dégradée au rang d’objet. C’est en particulier le cas de mourants, de personnes souffrantes, de cadavres dont l’évocation par le texte ou la présentation par l’image dépasseraient, par les détails des descriptions, la durée ou la grosseur des plans, les limites de la nécessaire et légitime information». Dans sa lettre au Conseil de la Presse, M. Rothenbühler ne conteste d’ailleurs pas ce point: les détails apportés n’étaient pas absolument nécessaires.
III. Conclusions
1. La plainte est acceptée.
2. La publication de l’identité d’une personne ayant fait l’objet d’un avis de recherche et retrouvée après qu’elle s’est donné la mort peut être admis, mais à la condition expresse que l’information respecte la plus grande sobriété quant aux circonstances de la disparition volontaire, si celle-ci ne tombe pas sous le coup des exceptions prévues au chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits». De plus, l’usage d’une photographie d’archives de la personne disparue est soumise à l’autorisation de ses proches.
3. L’information sur la mort volontaire ou accidentelle d’une personne doit prendre en compte autant la protection de la victime que celle de ses proches et respecter la sensibilité du public. Cela exclut la mention de détails morbides sans nécessité pour la compréhension des faits par le public. Avant toute publication, un média doit s’assurer que les proches sont informés.