I. En fait
A. Dans son édition du 19 janvier 2007, le quotidien «Le Matin» a publié, en pages 28 et 29, un article intitulé «Désespéré»! Ce dernier, signé «Didier Dana avec les agences», relate les péripéties liées à une prise excessive de médicaments – dont l’Efferalgan – par Samy Naceri. L’auteur de l’article indique que l’acteur a été transporté de l’établissement pénitentiaire dans lequel il se trouvait vers un hôpital. Il suggère aussi que Samy Naceri aurait pu commettre une tentative de suicide. La «Une» du «Matin» titre sans équivoque «Samy Naceri. Il tente de se suicider en prison».
B. Dans son édition du même jour, «Le Matin Bleu» a rapporté, en page 28, les mêmes événements, d’une manière presque identique sur le fond, mais sous un titre plus affirmatif quant à la tentative de suicide: «L’acteur a tenté de se suicider». Le fait divers est annoncé en «Une» par un titre – «Emprisonné, il rate son suicide» – en parfaite congruence avec l’intitulé de la page intérieure.
C. En date du 21 février 2007, l’Association Stop Suicide (ci-après Stop Suicide) a déposé deux plaintes contre les quotidiens «Le Matin» et le «Matin Bleu» auprès du Conseil suisse de la presse. Ce mouvement, voué à la prévention du suicide des jeunes, juge que les articles précités ainsi que leurs intitulés transgressent le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» et, plus particulièrement, la Directive 7.9 (suicide). Il estime notamment que la couverture médiatique de «l’affaire Naceri» n’entre pas dans le cadre des exceptions prévues par la Directive 7.9 qui enjoint aux médias de respecter la plus grande retenue dans les cas de suicide. Stop Suicide étaie sa plainte par des références à la littérature scientifique et à un guide de l’Organisation mondiale de la santé.
D. Le 16 avril 2007, à la requête du Conseil suisse de la presse, les rédacteurs en chef du «Matin» et du «Matin Bleu», Peter Rothenbühler et Tristan Cerf, ont pris position relativement aux plaintes de Stop Suicide. Ils avancent deux arguments pour les réfuter. D’une part, ils estiment que le contenu des deux articles ne constitue pas une violation ni du chiffre 7 de la «Déclaration» ni de la Directive 7.9 parce que, dans le cas d’espèce, «nous ne sommes pas en présence d’une information sur un suicide ou sur une tentative de suicide». D’autre part, ils allèguent que, «pour le cas improbable où la plainte serait recevable», la couverture médiatique d’une tentative de suicide d’une personnalité publique est légitimée au regard du contenu de la Directive 7.9 relative à la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».
E. Les plaintes ont été transmises à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever (présidente) et Nadia Braendle, ainsi que de MM. Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali. Ce dernier, ancien rédacteur en chef du «Matin Dimanche», s’est récusé.
F. La 2ème Chambre a traité les plaintes lors de sa séance du 27 avril 2007 et par voie de correspondance.
II. Considérants
1. La Directive 7.9 exige des médias qu’ils observent «la plus grande retenue dans les cas de suicide». Par ailleurs, «Les suicides ne peuvent faire l’objet d’une information que par exception». L’une des exceptions concerne le statut public d’une personnalité et encore, à condition que le suicide «ait une relation probable avec la fonction de la personne ou des raisons de sa notoriété». Les prises de position 8/1992, 1/2003 et 30/2006 du Conseil de la presse réitèrent la nécessité pour les médias de faire preuve d’une grande retenue lorsqu’ils parlent de suicide. Cette pratique a été confirmé en ces termes dans la prise de position 1/2003: «Le fait que le suicide soit effectivement moins tabou aujourd’hui n’enlève rien aux aspects touchant à la protection de la personne, ni non plus au risque d’imitation.»
Après la délibération ayant abouti à la prise de position 30/2006, le Conseil de la presse a adopté une révision de la directive 7.9 dans sa séance plénière du 12 septembre 2006. Il lui a apporté deux modifications. La première supprime, pour les personnes célèbres, l’exigence d’une relation probable entre le suicide et la fonction de la personne, la seconde précise que «dans tous les cas, l’information doit être limité aux indications nécessaires à la bonne compréhension du cas et ne pas comprendre de détails intimes ou dégradants.» La nouvelle disposition est entrée en vigueur le 1er juin 2007. La présente prise de position a été discutée avant cette date.
2. Dans «l’affaire Naceri», nous ne sommes pas en présence d’un suicide, mais d’une hypothétique tentative de suicide. Toutefois, dans sa prise de position 8/1992, le Conseil de la presse postule une forme d’équivalence entre le suicide et la tentative de suicide au travers de cette précision: «Dans tous les cas, le nom et l’image des personnes qui se sont donné la mort ou ont tenté de se la donner ne relèvent pas de l’information.» A la lumière de cette pratique du Conseil, le traitement médiatique des tentatives de suicide avérées ou supposées doit obéir aux mêmes critères déontologiques.
3. Samy Naceri étant à l’évidence un personnage célèbre, «Le Matin» et le «Matin Bleu» étaient légitimés à parler des circonstances qui ont entouré le transfert de l’acteur de la prison de Luynes à l’hôpital d’Aix. On peut même admettre qu’en l’occurrence, il ne soit pas possible d’exclure tout lien entre sa tentative supposée de suicide et les raisons de sa notoriété. Le traitement médiatique d’une tentative de suicide de l’acteur, si elle était avérée, est en tout cas légitime au regard de la version révisée de la Directive 7.9.
4. Dans les articles du «Matin» et du «Matin Bleu» qui font l’objet de la plainte de Stop Suicide, les auteurs témoignent de nuances face à la problématique de la tentative de suicide supposée de Samy Naceri. Dans «Le Matin», on peut lire que «l’enquête devra indiquer s’il s’agit ou pas d’une tentative de suicide». «Le Matin Bleu», quant à lui, rapporte ces propos de l’avocate de l’acteur: «Il n’a pour autant pas fait de tentative de suicide.» Néanmoins, les «Une» des deux quotidiens de même que le titre de la page intérieure du «Matin Bleu» sont bien plus péremptoires. Les titres lapidaires en question laissent croire, sans aucune ambiguïté, que Samy Naceri a bel et bien commis une tentative de suicide. Ils entrent ainsi manifestement en contradiction avec le corps des articles figurant dans les pages intérieures. A cet égard, l’argument avancé pour leur défense par les rédacteurs en chef du «Matin» et du «Matin Bleu» – selon lequel il n’y a pas de violation du chiffre 7 de la «Déclaration» ainsi que de la Directive 7.9 y relative, «dès lors que nous ne sommes pas en présence d’une information sur un suicide ou sur une tentative de suicide» – semble particulièrement inopportun. Les titres choisis par les deux journaux pour annoncer «l’affaire Naceri» contreviennent au chiffre 3 de la «Déclaration» qui enjoint aux médias «de donner comme telles les nouvelles non confirmées». En outre, le fait de donner pour avérée une tentative de suicide plus que douteuse contrevient clairement à l’obligation de retenue imposée aux médias dans ce domaine.
5. Dans sa prise de position 8/1992, le Conseil de la presse précise que «Compte tenu du danger d’instigation, des comptes rendus détaillés sur les suicides et tentatives de suicide doivent être évités». Le «Matin» et le «Matin Bleu» n’auraient pas dû, selon cette jurisprudence, mentionner les circonstances détaillées et, en particulier, le nom du remède
à l’origine de l’hospitalisation de Samy Naceri. Dans le «Matin», on lit notamment que «Samy Naceri (…) a avalé un cocktail de médicaments. (…) Il aurait ingéré, entre autres, de l’Efferalgan. Un médicament délivré sans ordonnance médicale.» Dans le «Matin Bleu» figurent ces précisions: «Samy Naceri (…) a avalé un cocktail de médicaments, dont l’Efferalgan». Ces éléments des textes parus dans le «Matin» et le «Matin Bleu» n’aident en rien à la compréhension de l’information principale. Même si l’Efferalgan ne déploie pas d’effet létal, le nom de ce produit et l’allusion à «un cocktail de médicaments» n’auraient pas dû figurer dans les articles en question.
III. Conclusions
1. Les plaintes de Stop Suicide sont admises.
2. Les médias doivent clairement donner comme telles les nouvelles non confirmées. Donner pour avérée en «Une» une information relativisée en pages intérieure contrevient à cette exigence. Cette façon de faire est particulièrement critiquable lorsqu’elle porte sur un événement, comme une tentative de suicide, à l’égard duquel la plus grande retenue est commandée.
3. En raison du statut public de l’acteur Samy Naceri, le «Matin» et «Le Matin Bleu» étaient légitimés à rendre publiques les conditions de son transfert à l’hôpital ainsi que l’hypothèse selon laquelle ce transfert aurait pu être consécutif à une tentative de suicide. Toutefois, ils auraient dû le faire sans recourir ni à une surdramatisation de l’affaire en «Une» ni à une présentation trop détaillée des modalités de cette hypothétique tentative.