I. En fait
A. Dans son numéro 4 de l’année 2001 paru à mi-août, le bimestriel alémanique «Klartext» publie dans sa rubrique «PRINTMEDIEN» un article de Mme Hélène Brugger intitulé «Fin du rêve». Il est consacré à la décision du groupe L’AGEFI de mettre un terme à la publication du mensuel «Futur(e)s». L’article fait état des conséquences sociales de cette décision, rappelle les intentions de l’éditeur au moment du lancement du titre et analyse les raisons de son échec.
B. Le 25 octobre 2001, M. Alain Fabarez, administrateur-délégué du groupe AGEFI dépose plainte auprès du Conseil suisse de la presse. M. Fabarez conteste divers éléments de l’article de Mme Brugger. Ce dernier comporte, aux yeux de M. Fabarez, plusieurs erreurs de fait, des appréciations infondées et rapporte, sous couvert d’anonymat, des propos qu’il juge gratuits et diffamatoires. Il reproche également à son auteur de ne pas lui avoir soumis les informations qu’elle avait découvertes au cours de son enquête. Mme Brugger aurait, selon lui, violé les chiffres 1 («Rechercher la vérité (…)», 3 («…ne pas supprimer des informations et des éléments d’information…»), 5 (devoir de rectification) et 7 («s’interdire les accusations anonymes et gratuites») de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».
C. Le 9 décembre 2001, la rédaction en chef de «Klartext» fait parvenir au Conseil suisse de la presse une réplique à la plainte de M. Fabarez où elle conteste l’ensemble de ces accusations. «Klartext» relève notamment que l’auteur de l’article avait contacté le plaignant auparavant et l’avait cité dans l’article.
D. La plainte est examinée par la 2ème Chambre lors de sa séance du 15 février 2002. Celle-ci se compose de Mme Sylvie Arsever et de MM. Daniel Cornu (président) Dominique Bugnon, Dominique von Burg, Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali.
II. Considérants
1. Les griefs de M. Fabarez peuvent être classés en deux catégories: les prétendues «erreurs de fait» (chiffres 1, 3 et 5 des la «Déclaration»; ci-dessous 2 à 4) et les prétendues «appréciations diffamatoires» et «accusations gratuites» (chiffre 7 de la «Déclaration; ci-dessous 5 à 7).
2. M. Fabarez s’en prend d’abord à cette phrase de l’article de Mme Brugger: «Neuf collaborateurs en Suisse et environ vingt en France devront se mettre à la recherche d’un nouvel emploi». A ses yeux, Mme Brugger n’aurait pas fait état des propositions faites à cinq collaborateurs sur neuf d’un réengagement dans un des titres du groupe. Ce reproche est infondé puisqu’au terme de l’article, il est écrit: «Fabarez explique que des propositions de reclassement au sein du groupe ont été faites à cinq des neuf collaborateurs. Les personnes concernées confirment les offres mais affirment qu’à fin juillet, celles-ci étaient encore passablement vagues».
3. M. Fabarez reproche à Mme Brugger de ne pas avoir mentionné les efforts du groupe l’AGEFI en vue de trouver un repreneur à l’édition français du magazine. Il fait également grief à Mme Brugger de ne pas l’avoir consulté ni la rédactrice en chef suisse du titre, Mme Danielle Hennard. Il faut préciser que cette tentative de sauvetage est intervenue après le 31 juillet 2001, date de la décision d’un tribunal parisien d’accorder un redressement judiciaire de 4 mois à FUTURE(e)S Sàrl, filiale française du titre. Cette information ne pouvait donc être connue de la rédaction de Klartext puisque l’article de Mme Brugger a été remis le 27 juillet à sa rédaction, la date de bouclage étant fixée au 8 août. L’article de Mme Brugger doit donc être considéré, sur ce sujet, comme un état de la situation à fin juillet même si, au terme de son article, celle-ci mentionne l’hypothèse d’une revente du titre à des collaborateurs. Au surplus, la recherche d’un éventuel repreneur ne figure pas dans le communiqué mettant fin à l’expérience de «FUTUR(e)S» du 26 juin 2001, mais dans un autre communiqué daté du 4 septembre 2001 donc postérieurement à la date de parution de l’article.
4. M. Fabarez soutient que l’article de Mme Brugger attribue l’idée du magazine «FUTUR(e)S» à feu Max Mabillard au lieu de lui-même. Il apparaît, après lecture attentive de l’article, qu’il sort la phrase de son contexte. Voici ce qu’écrit Mme Brugger: (traduction littérale) «Alain Fabarez, éditeur du quotidien économique «L’Agefi», avait lancé l’an dernier l’ambitieux projet d’un magazine. Un magazine sérieux visant une élite économique et qui ferait moins de concessions au goût du public que «Bilan», le concurrent du groupe Edipresse. Ainsi apparaissait en tous cas le projet dans sa phase initiale. Ce magazine avait été conçu à l’origine par l’ancien rédacteur en chef de Bilan, Max Mabillard. Ensuite Fabarez a changé d’avis: ce qu’il voulait désormais, c’est un magazine consacré à la nouvelle économie qui paraîtrait simultanément en France et en Suisse». On comprend donc bien qu’un premier projet a été formé par M. Fabarez, que sa conception a été confiée à Max Mabillard, mais que le magazine «Futur(e)» dans sa forme définitive est bien dû à M. Fabarez. La plainte de ce dernier paraît sans objet sur cette partie-là de l’article.
5. Quant aux «accusations gratuites» ou aux «propos diffamatoires», M. Fabarez s’en prend à la partie suivante de l’article: «Selon plusieurs rédacteurs de «Futur(e)s», Fabarez a sous-estimé les coûts de lancement du magazine et les difficultés de pénétration du marché français; le journal, très élégant mais peu lisible, est trop axé sur un lectorat français; les frictions entre les deux rédactions n’ont au surplus pas facilité les choses». M. Fabarez estime que ses qualités de gestionnaire sont ainsi mises en cause de manière «anonyme ou gratuite» (chiffre 7 de la «Déclaration»), estimant que Mme Brugger aurait dû citer les auteurs de ces appréciations négatives.
D’abord, on ne peut pas déduire de cette partie-là de l’article que les qualités de gestionnaire de M. Fabarez soient mises en cause de manière générale. Il s’agit là d’ une critique de la manière dont M. Fabarez a géré un projet d’entreprise particulier. Cette critique est fondée sur les témoignages de ses anciens collaborateurs. De plus, les lecteurs sont à même de faire la distinction entre ce qui est la part de l’information et ce qui relève du jugement de valeur. Elle ne dépasse donc pas le cadre de la liberté du commentaire et de la critique.
Mme Brugger devait-elle dévoiler les noms de ses informateurs, s’agissant précisément de jugements de valeur? A l’évidence, on se trouve ici devant un conflit entre deux principes: la préservation des sources (chiffre 6 de la «Déclaration») et l’interdiction d’accusations «anonymes ou gratuites» (chiffre 7 de la «Déclaration»). A bon droit, Mme Brugger a tranché pour le premier estimant qu’il s’agissait de personnes que la perte de leur emploi avait rendues socialement fragiles.
Quant au terme de «gratuites» de la «Déclaration», il vise des appréciations de nature personnelle ou/et qui n’auraient rien à voir avec l’activité de la personne faisant l’objet d’un article. En l’espèce, les jugements des collaborateurs de «Futur(e)s» portent sur les seules qualités de gestionnaire de «Futur(e)s» de M. Fabarez et pas, par exemple, sur la manière dont il gère l’entier de son groupe. On peut donc accorder foi à Mme Brugger d’avoir bien pris ses renseignements auprès des collaborateurs de la revue et écarter par conséquent la critique de M. Fabarez qui prétend qu’elle serait le fait de Mme Brugger elle-même.
6. Le plaignant met de plus en cause l’élément suivant de l’article:«(Les rédacteurs suisses de «Futur(e)s», réd.) ont encore une a
utre explication à cette affaire: Fabarez est un homme intuitif qui a été comme ensorcelé par François Camé, rédacteur en chef de l’édition française. François Camé, un charmeur, est un ancien du journal satirique d’extrême-gauche français ÐCharlie Hebdoð. Il a introduit Fabarez dans la Jet Set parisienne, le convainquant ainsi de lancer un magazine consacré à la Nouvelle Economie (…)». M. Fabarez estime que le terme «verzaubert» («ensorcelé», «enchanté», dit le « Lagenscheidts Taschenwörterbuch, éditons 1989») est à son égard «grossièrement diffamatoire».
Sans entrer dans une querelle sémantique sur le sens – positif ou négatif – du terme allemand «verzaubert» on peut estimer dans le contexte de l’article que ce terme n’a pas un sens aussi dépréciatif que le terme «ensorcelé» en français. L’appréciation psychologique fait clairement référence aux capacités de M. Fabarez comme chef d’entreprise. Elle n’a pas un caractère si grave qu’elle puisse être considérée comme une violation du chiffre 7 de la «Déclaration» tant que de telles explications psychologiques sont courantes dans la presse. Au surplus, elle est attribuée à des collaborateurs du magazine et est livrée au lecteur comme telle et de manière argumentée.
7. M. Fabarez reproche enfin à Mme Brugger de ne pas lui avoir soumis les appréciations négatives des anciens collaborateurs de «Futur(e(s)» et de l’avoir ainsi privé du droit à la réplique. De la réponse de «Klartext» on peut déduire qu’elle a contacté M. Fabarez au début de sa recherche, mais qu’elle n’a plus jugé nécessaire de l’appeler une nouvelle fois et de lui soumettre les appréciations des anciens collaborateurs .
Ces appréciations négatives des anciens collaborateurs ne sont néanmoins pas d’une gravité telle que la journaliste aurait été obligée du point de vue de la déontologie journalistique de donner la parole une nouvelle fois à M. Fabarez. On peut cependant estimer que l’information de «Klartext» eût été plus complète si, au terme de son enquête et pas seulement au début de celle-ci, Mme Brugger avait pris la peine de confronter M. Fabarez aux reproches qui lui étaient faits.
III. Conclusions
1. La plainte est rejetée.
2. Le devoir de la protection des sources prévaut sur l’interdiction d’accusations «anonymes et gratuites» lorsqu’il s’agit de personnes que la perte de leur emploi a rendues socialement fragiles.
3. Si un journal publie des appréciations négatives d’anciens collaborateurs sur leur patron, l’octroi à celui qui en est l’objet d’une possibilité loyale de répondre n’est obligatoire que lorsqu’il s’agit d’accusations graves. Même si une telle audition n’est pas obligatoire, elle peut être cependant dans l’intérêt des lecteurs d’être informés d’une manière complète.