Nr. 19/2002
Commentaire, satire et allusion à la religion de caractère discriminatoire

(Eglises réformées Berne-Jura contre le «Journal du Jura» ) Prise de position du Conseil suisse de la presse du 26 avril 2002

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I. En fait

A. Dans son édition du 11 novembre 2001, le «Journal du Jura» publie sous la rubrique «Impertinences» un commentaire de Blaise Droz sur les rapports entre guerre et religion («Le Grand Pan est mort, dommage!»). L’auteur en vient à regretter le polythéisme de l’Antiquité grecque, symbolisé par le Grand Pan dont l’avènement des religions monothéistes a signifié la mort. Il s’interroge sur certains messages de la Bible et relève des passages du Deutéronome annonçant l’extermination des nations hostiles à Israël ou prescrivant la lapidation de l’enfant indocile et rebelle. Il constate que la tradition chrétienne a conservé ces «textes iniques», alors que le discours dominant en Occident depuis l’attentat du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center, à New York, consiste à chercher dans le Coran les fondements de la Jihad meurtrière. C’est donc une manière de renvoyer l’opinion occidentale à la violence de certains livres ou passages de la Bible. Blaise Droz conclut que les trois religions monothéistes devraient extirper de leur tradition «les germes de l’inacceptable».

B. Dans son édition du 13 décembre 2001, le «Journal du Jura publie sous la même rubrique «Impertinences» un article de Pierre-Alain Brenzikofer sur la «grosse déprime» que provoque en lui la fête de Noël («Non-assistance à personne en danger»). Réunions de familles tournant à l’aigre, solitude, fermeture des magasins et des bistrots, etc. Pas question de faire la fête, l’ordre est «talibanesque». L’auteur écrit du pape: «Si ce gars-là avait été homme-médecine chez les Cheyennes, il aurait été scalpé pour imposture, supercherie et incapacité». Il assimile l’Armée du Salut aux talibans… même si c’est pour lui reprocher, pour tout massacre, celui de la musique.

C. En date du 3 janvier 2002, les Eglises réformées Berne-Jura, par la voix de leur Conseil synodal, adressent une plainte au Conseil suisse de la presse au sujet de ces deux articles, qui contreviennent à leurs yeux au chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste». Les plaignantes se disent choquées par les comparaisons avec les talibans et par des allusions antisémites. Elles considèrent que ces articles sont de nature à blesser les sentiments religieux et à mettre en péril la paix confessionnelle.

D. Par lettre du 15 janvier 2002 (dont une version en français est transmise, à la demande du «Journal du Jura», en date du 30 janvier 2002), les Eglises réformées Berne-Jura précisent leur plainte. Elles signalent que l’article de Pierre-Alain Brenzikofer, paru sous la rubrique «Impertinences», est repris sur le site internet du journal sous la rubrique «Perspectives», ce qui le prive de toute étiquette annonçant un texte satirique. Les plaignantes relèvent encore le caractère blessant de nombreux propos au sujet des chrétiens et de la foi chrétienne («mais pourquoi diable ces maudits chrétiens», «toutes ces conneries»), ainsi qu’un antisémitisme sous-jacent (une allusion à la «morale judéo-chrétienne», dont l’une des composantes est pourtant sans relation avec Noël; le fait d’être condamné à errer dans le désert, «comme ces malheureux Israélites qui l’avaient pourtant cherché, eux»). Les plaignantes déplorent les citations hors contexte du Deutéronome par Blaise Droz, dont l’une «pourrait porter à croire, écrivent-elles, que la religion juive incite au génocide».

E. Le «Journal du Jura» prend position en date du 1er mars 2002, sous la signature commune des auteurs et de leur rédacteur en chef, Béat Grossenbacher. Il conteste tout lien entre les deux articles et par conséquent toute action délibérée de la part de la rédaction, qui constituerait le «début d’une campagne» contre les valeurs chrétiennes. Il soutient que les deux articles sont clairement identifiables comme textes satiriques par leur parution sous la rubrique «Impertinences», le lecteur étant dûment averti de la nature de celle-ci. Le journal reconnaît cependant que ces textes n’auraient pu dû être disponibles sur le site internet, transfert qu’il attribue à une «erreur technique»; il assure que les dispositions ont été prises pour que les textes satiriques restent désormais l’apanage du journal imprimé. Concernant les termes utilisés par M. Brenzikofer, le «Journal du Jura» considère que le terme de taliban ne signifie qu’«adepte d’un puritanisme résolu» et qu’un homme-médecine cheyenne (auquel le pape est donc comparé) possèderait «un haut degré de spiritualité jamais pris en défaut». Enfin, il récuse toute accusation d’antisémitisme. Quant au texte de Blaise Droz, le «Journal du Jura» signale qu’il a fait l’objet d’un commentaire positif de la part d’un pasteur de l’Eglise évangélique réformée du Canton de Berne dans un «Billet dominical» publié dans les colonnes mêmes du journal.

F. Le secrétariat du Conseil suisse de la presse informe les parties, en date du 11 mars 2002, que l’affaire sera traitée par la 2ème Chambre, composée de Mmes Sylvie Arsever et Nadia Braendle, de MM Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali. La 2ème Chambre a examiné la plainte lors de sa séance du 26 avril 2002.

II. Considérants

1. La plainte se réfère au chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» («Respecter la dignité humaine; le / la journaliste doit éviter toute allusion (…) à (la) religion (…) qui aurait un caractère discriminatoire»). Elle concerne aussi le chiffre 2 («Défendre (…) la liberté du commentaire et de la critique»), ainsi que le chiffre 7 («Respecter la vie privée des personnes (…) s’interdire les accusations anonymes et gratuites»). Le caractère satirique des textes publiés par le «Journal du Jura» sous la rubrique «Impertinences» n’est pas vraiment contesté par les plaignantes, sous réserve de l’ambiguïté créée par leur transfert sur le site internet de ce journal sous la rubrique «Perspectives». Le Conseil suisse de la presse a été amené à plus d’une reprise à se prononcer sur des articles et commentaires outranciers ou relevant de la satire. Ainsi les prises de position 8/1996 (DMF c. «Nebelspalter»), 9/1999 (Femmes PDC suisses c. «Le Temps»), 10/2000 (République et Canton du Jura c. «Le Quotidien jurassien»), 23/2001 (WWF c. «Tribune de Genève»). Il s’est penché aussi sur la question des commentaires au sujets de reportages traitant de la religion, dans les prises de position 2/2000 («Neue Luzerner Zeitung» c. «Schweizerische Katholische Wochenzeitung») et 49/2001 (David c. «Berner Zeitung»). Enfin, une prise de position générale 36/2000 concerne le journalisme sur l’internet.

2. Du droit du public à l’information découle le fait qu’une satire dans les médias doit être reconnue comme telle par le public (prise de position 8/1996). C’est indubitablement le cas en ce qui concerne les deux articles litigieux publiés sous la rubrique «Impertinences». Le titre de la rubrique est en lui-même éloquent; de plus, celle-ci est signalée en diverses occurrences comme un espace de polémique, de mauvaise foi ou de déraison, destiné à une lecture au deuxième degré. La disparition de cette étiquette du fait du transfert des textes sur l’internet escamote ces balises; il n’en demeure pas moins que le ton adopté par les auteurs, notamment celui de M. Brenzikofer sur la «déprime» de Noël, peut à lui seul servir de signal. Sur ce point, compte tenu d’une possible «erreur technique» et surtout des dispositions prises par le «Journal du Jura» pour que les articles satiriques soient désormais absents du site internet, le Conseil suisse de la presse s’abstient de relever une violation caractérisée de la déontologique, tout en rappela
nt que l’ensemble de ses normes s’applique aussi au journalisme sur l’internet (prise de position 36/2000). De plus, le Conseil de la presse souligne que la responsabilité rédactionnelle, quel que soit le support, s’étend à la mise en forme de la matière et donc aussi aux signaux et balises destinés à identifier les prestations rédactionnelles chaque fois que cela est nécessaire.

3. La satire n’exclut pas des exagérations ou des altérations, mais les faits sur lesquels elle repose doivent être véridiques (prise de position 9/1996). En l’espèce, il est difficile d’évoquer des «faits» au sens journalistique. L’article de M. Droz («Le Grand Pan est mort, dommage!») repose principalement sur des citations de la Bible et sur leur interprétation par lui-même ou par «Le Monde diplomatique», qui est mentionné. On peut certes regretter (au sens du chiffre 3 de la «Déclaration»: «ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels») que ces citations soient délibérément extraites de leur contexte; mais il convient de relever qu’un tel usage est extrêmement fréquent à propos de la Bible – de la part de fondamentalistes autant que libres penseurs – et que le propos de l’auteur est précisément de condamner un tel procédé lorsqu’il s’applique à une autre culture religieuse, à savoir l’Islam et le Coran. D’ailleurs, M. Droz évoque lui-même, dans son article, les objections qui pourraient lui être faites sur ce point. Quant au texte de M. Brenzikofer («Non-assistance à personne en danger»), il est d’une totale et évidente subjectivité, il contient des outrances telles qu’il ne pourrait venir à l’idée de personne, par exemple, de vérifier si un talk-show télévisé a un jour opposé «une nonne nonagénaire à un pâtre syldave» (ressortissant donc d’un pays balkanique imaginé par Hergé, le père de Tintin). Dans une précédente prise de position (23/2001), le Conseil suisse de la presse relève le besoin de veiller à ce que l’exagération, s’agissant des faits, ne puisse pas induire en erreur une partie des lecteurs. Il semble ici, par le ton même de l’article, que la confusion est exclue. La question de la véracité des faits, qui n’est d’ailleurs pas évoquée comme telle par les plaignantes, paraît dans ces conditions hors sujet.

4. Aucun thème n’est a priori exclu du traitement journalistique, même sous la forme d’une satire. Des limites sont néanmoins fixées à la liberté de ce genre de commentaire lorsque la satire touche des intérêts considérés comme prépondérants, qui doivent être alors protégés à moins que l’intérêt public n’exige le contraire. Ainsi «des symboles religieux peuvent être utilisés dans la satire dans la mesure où on ne les diffame pas ni ne les rend ridicules. La même retenue est exigée lorsqu’il s’agit des convictions qui se rattachent aux symbole religieux» (prise de position 8/1996). Les symboles eux-mêmes aussi bien que les personnes qui les associent à des convictions religieuses sont donc protégés contre la diffamation et la dérision. Cet aspect conduit à un examen différencié des deux articles litigieux.

5. Le ton et le contenu de l’article de M. Droz («Le Grand Pan est mort, dommage!») restent dans les limites de la liberté du commentaire et de la critique. On ne saurait soutenir que ce commentaire soit discriminatoire au sens du chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits»: il ne généralise pas les accusations contre les adeptes des religions monothéistes, mais relève plutôt des contradictions dans le comportement des opinions occidentales, en majorité judéo-chrétiennes, au sujet de l’Islam. L’article est de nature provocante (et c’est ainsi que le pasteur chroniqueur du «Journal du Jura» l’a également compris dans son «Billet dominical»), mais non délibérément blessante. Ajoutée aux remarques apportées aux point 2 et 3 ci-dessus, cette conclusion amène le Conseil suisse de la presse à considérer que, dans son ensemble, l’article en question ne viole pas la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».

6. L’article de M. Brenzikofer n’est pas de la même eau. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler discriminatoire, il ne tient certainement pas compte de la sensibilité des lecteurs se réclamant d’une communauté religieuse, en l’espèce d’un attachement à la foi chrétienne, selon la recommandation incluse dans les conclusions de la prise de position 49/2001 («David c. «Berner Zeitung»). Cette «impasse» voulue sur la sensibilité des lecteurs chrétiens est particulièrement discutable à l’époque de Noël, quels que soient les sentiments de l’auteur au sujet de cette fête. Il est bien entendu qu’il ne convient pas de prendre à la lettre les termes, expressions et comparaisons de M. Brenzikofer. Mais il n’est pas non plus possible de recevoir sans autre examen les explications du «Journal du Jura» lorsqu’il prétend que le terme «taliban» sert à définir l’«adepte d’un puritanisme résolu», «rien de plus, rien de moins». Ce serait faire du taliban une sorte de quaker d’Asie centrale, alors que le régime instauré en Afghanistan par ces adeptes-là de l’Islam est perçu dans l’opinion (et donc aussi par les lecteurs du «Journal du Jura») comme violent et coercitif, particulièrement à l’égard des femmes. S’il faut bien admettre que le sapin ou la guirlande de Noël, qui donnent lieu à des jeux de mots dont la qualité première n’est certes pas la subtilité, ne sauraient être considérés comme des symboles de la foi chrétienne, la question peut se poser à propos de la personne du pape, pour une partie au moins de la population. A ce sujet, les signataires de la prise de position du «Journal du Jura» auraient dû utiliser d’autres arguments pour tenter de convaincre le Conseil suisse de la presse que la comparaison avec un homme-médecine de la tribu des Cheyennes serait de manière patente élogieuse pour le chef de l’Eglise catholique. Au sens littéral, les propos tenus sur le pape, promis au scalp pour «imposture, supercherie et incapacité», ont un caractère diffamatoire, l’imposture supposant la malhonnêteté, et visent, pour le moins, à tourner le chef de l’Eglise en ridicule. A ce titre, ils ont pu choquer non seulement des lecteurs catholiques, pour lesquels le pape représente l’autorité du Christ sur la Terre, ainsi que d’autres chrétiens amenés à la compréhension mutuelle entre fidèles se réclamant de confessions différentes. De plus, il est difficile de ne pas retenir comme offensant le qualificatif de «conneries» réservé à l’un des articles de la foi chrétienne, la rédemption. Se trouveraient ainsi atteints le chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits» en tant que protection générale de la dignité humaine et le chiffre 7 qui, réclamant le respect de la vie privée des personnes, assure du même coup une protection de leurs convictions religieuses. Cependant, les atteintes portées par M. Brenzikofer tiennent moins de la violation manifeste des principes visant à assurer le respect de la personne humaine que d’une question de goût, sur laquelle le Conseil de la presse n’a pas à se prononcer. Il faut relever en outre que l’auteur ne tient pas de propos obscènes; il ne s’en prend pas non plus en termes blessants à la personne même du Christ ni au symbole fondamental du christianisme (la Croix), ce qui aurait sans doute constitué une violation des principes énoncés plus haut.

7. Le traitement différencié qui vient d’être réservé aux deux articles permet de ne pas d’entrer dans les vues des plaignantes, lorsqu’elles déduisent de leur coïncidence temporelle un «programme qui veut s’en prendre aux valeurs religieuses et tout particulièrement chrétiennes». Une lecture attentive ne permet pas non plus de déceler un antisémitisme avoué ou sous-jacent, qui distinguerait le traitement réservé à la tradition juive de celui réservé aux traditions chrétiennes et aurait ainsi un caractère discriminatoire.

III. Conclusions

1. La plainte des Eglises réformées Berne-Jura contre le «Journal du Jura» est rejetée.

2. La liberté de commentaire et de critique inclut la liberté de commenter et critiquer l’attitude des Eglises et des communautés religieuses, ainsi que des éléments de leur foi. Lorsqu’elle prend la forme de la satire, la liberté d’expression assurée par le chiffre 2 de la «Déclaration des devoirs et des droits» ne dispense pas de respecter les limites imposées par d’autres intérêts prépondérants, publics ou privés. Ces limites n’ont pas été franchies par le premier des articles litigieux, visant à renvoyer des chrétiens portés à dénoncer la Jihad islamique à certains contenus violents de la Bible.

3. La satire sur des thèmes touchant à la religion est admise pour autant qu’elle ne vise pas à diffamer ou tourner en ridicule des symboles religieux ou à blesser les convictions des fidèles pour lesquels ces symbole sont chargés de sens. Sur ce point, le second des articles litigieux se situe à la frontière de ce qui peut encore passer pour acceptable et de ce qui constituerait une atteinte abusive contre des convictions religieuses. D’un côté, un laxisme complet risquerait de conduire à des obscénités ou des insultes qui bafoueraient la dignité des personnes attachées à une foi religieuse. D’un autre côté, une sensibilité extrême pourrait imposer aux journalistes une telle réserve que la satire même deviendrait pratiquement interdite sur de tels sujets, ce qui serait contraire à la liberté d’expression. Quelles que soient les réserves que pourrait émettre une partie du public quant au goût et à l’opportunité d’une satire sur un sujet religieux, l’article litigieux est resté dans les limites de ce qui peut être tenu pour tolérable au regard de la liberté d’expression.