I. En fait
A. Dans son édition du 14 juillet 2002, l’hebdomadaire «dimanche.ch» publie une interview d’un journaliste, M. Clément Dubois. Celui-ci a été pressenti au poste de rédacteur en chef du quotidien «L’Impartial», mais la maison d’édition a rompu son contrat avant même son entrée en fonction. Le surtitre de l’article affirme: «L’ex-futur rédacteur en chef de ÐL’Impartialð viré pour homosexualité». Le sous-titre reprend cette information en termes plus nuancés: «Clément Dubois soupçonne que la volte-face de ses patrons a été motivée par sa préférence sexuelle.»
B. A la suite de la parution de cet article, la Société neuchâteloise de Presse (SNP) rédige un communiqué de presse, qui paraît le 18 juillet 2002 dans les éditions de «L’Impartial» et de «L’Express». Outre le fait que la SNP conteste l’état d’achèvement du contrat passé avec M. Dubois au moment de la rupture, ce texte affirme que le journaliste qui a réalisé l’interview «n’a même pas pris la peine de prendre contact avec nous» (soit les représentants autorisés de la SNP). Il indique les motifs de la rupture selon la SNP et souligne que «M. Dubois a, en outre, porté gravement atteinte à l’image de notre entreprise en prétendant que notre revirement avait été dicté par le fait qu’il soit homosexuel», ajoutant que ce fait était alors «parfaitement inconnu».
C. Après une première démarche auprès de la Fédération suisse des journalistes, la SNP porte plainte auprès du Conseil suisse de la presse en date du 21 août 2002, par la plume de M. Mario Sessa, directeur des rédactions. La société éditrice reprend les griefs formulés dans le communiqué, à savoir que «dimanche.ch» s’est fait «le porte-parole unilatéral des déclarations hypothétiques de M. Clément Dubois» et qu’une telle accusation, propre à porter gravement préjudice à l’image de l’entreprise et de sa direction, «ne saurait être portée sans laisser la chance aux intéressés de s’exprimer». Or, soutient encore la SNP, «aucune démarche, ni même tentative de démarche n’a été faite» par le journaliste auteur de l’interview.
D. Le rédacteur en chef de «dimanche.ch», M. Daniel Pillard, réplique par une lettre cosignée par l’auteur de l’article, M. Ivan Radja. M. Pillard fait valoir qu’avant la rédaction de l’interview, M. Radja a mené une enquête auprès de sources internes à la rédaction de «L’Express»; que «dans le souci de recueillir le point de vue de la direction, Ivan Radja tenta à plusieurs reprises de joindre M. Mario Sessa sur son numéro direct dans l’après-midi du vendredi 12 juillet, sans succès»; qu’il «tenta également de joindre son assistante, Mme Reffas, à son bureau, en vain»; que «n’ayant pu entendre un représentant de la direction avant le délai de bouclage, le journaliste choisit de traiter la position de M. Dubois sous la forme d’une interview questions-réponses, genre journalistique mettant le mieux en évidence le côté unilatéral de cette prise de parole». Le rédacteur en chef de «dimanche.ch» ajoute qu’après publication la SNP ne s’est à aucun moment approchée de la rédaction de son journal afin de proposer sa version des faits que son journal, soutient-il, «se serait fait un devoir de publier». Enfin, le rédacteur en chef souligne qu’à ce jour «les vraies raisons du non-engagement de M. Dubois demeurent floues et controversées».
E. La plainte est confiée à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever, Nadia Braendle et de MM. Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali.
F. La plainte est examinée par la 2ème Chambre dans sa séance du 31 octobre 2002.
II. Considérants
1. La plainte met en jeu principalement les principes généraux d’équité mentionnés en ouverture de la «Déclaration des devoirs», principes qui commandent notamment d’entendre une personne mise en cause avant de porter contre elle des accusations graves, selon le précepte «audiatur et altera pars». Ces principes ont été plus d’une fois rappelés par le Conseil suisse de la presse. Pour s’en tenir aux avis les plus récents, on peut citer les prises de position 13/99 (Ministère public de la Confédération c. «Cash»), 8/00 (L. c. «Beobachter»), 17/00 (D. c. «Weltwoche»), 21/00 («L’Inchiesta» c. «La Regione»), 13/01 (Eglise de scientologie c. «L’Hebdo»), 25/01 (K. c. «Computerworld»), 42/01 (A. c. «Travel Inside»), 11/02 (F. c. «Klartext»), 24/02 (X. c. «Anzeiger für das Michelsamt»), 27/02 (M. c. «dimanche.ch»), 31/02 (B. c. «Schweizer Illustrierte»), 41/02 (FTT c. «Blick»). Quelles que soient les occurrences et les formes de traitement rédactionnel (compte rendu, enquête, interview ou commentaire), la nécessité d’entendre une partie mise en cause de manière grave est constamment soulignée; elle l’est aussi lorsqu’il s’agit d’un autre média (prise de position 21/00). La plainte de la SNP contre «dimanche.ch» pose deux questions principales: celle de la gravité de l’accusation et celle de l’absence d’une possibilité loyale de défense ou d’explication.
2. Dans le litige qui oppose la SNP à «dimanche.ch», la première question est de savoir si le reproche adressé à la société éditrice de renoncer à embaucher un rédacteur en chef pour cause d’homosexualité est un reproche grave. Il est tenu pour tel par la SNP. Le fait que «dimanche.ch» ait choisi de le dénoncer par un article d’une ampleur certaine confirme cette appréciation. Dans sa réplique, l’hebdomadaire ne conteste d’ailleurs pas qu’il s’agisse d’une accusation grave. Au regard de la déontologie, il convient de relever que les journalistes doivent s’interdire toute allusion à l’orientation des mœurs sexuelles d’une personne qui aurait un caractère discriminatoire (chiffre 8 de la «Déclaration des devoirs et des droits»). Quand bien même la procédure d’embauche d’un collaborateur n’est pas à proprement parler un acte journalistique, il semble évident que l’article de «dimanche.ch» met la société de presse en contradiction avec une règle déontologique de la profession.
3. Un aspect subsidiaire de cette première question touche à la formulation de l’accusation grave. Le seul élément communiqué au Conseil de la presse est une photocopie de l’article litigieux. Or l’accusation y est portée de manière ambiguë. Le surtitre est certes affirmatif, mais le sous-titre est plus hypothétique («Clément Dubois soupçonne…»). Quant au texte, il confirme cet état d’hypothèse: «Je pense qu’ils ont dû découvrir que suis homosexuel…». A noter que le journal a retenu cette formulation incertaine pour son appel de première page: «Viré parce que gay?» En d’autres termes, sur quatre mentions de l’accusation, une seule prend une forme affirmative. Ces précautions doivent être soulignées, bien que l’observation des pratiques médiatiques montre que l’usage du conditionnel ou du point d’interrogation ne suffit pas toujours à «donner précisément comme telles les nouvelles non confirmées» (chiffre 3 de la «Déclaration des devoirs et des droits»): émettre une hypothèse, c’est souvent avancer une thèse; poser une question, suggérer la réponse. On doit donc considérer, ce qu’admettent les parties, qu’il s’agit bien d’une accusation grave.
4. La deuxième question renvoie au contenu principal de la plainte: le fait que le journaliste n’aurait pas pris la peine de consulter la SNP avant publication. Le Conseil de la presse se trouve dans une situation délicate, dans la mesure où les moyens d’investigation lui manquent pour savoir de manière certaine si oui ou non le journaliste a effectivement tenté d’atteindre le directeur des rédactions de «L’Impartial» et de «L’Express». Il est obligé de s’en tenir à la bonne foi de
l’intéressé sans mettre en cause celle du plaignant. Dans le cas particulier, le Conseil constate que ce dernier affirme que M. Radja n’a fait «aucune démarche, ni même tentative de démarche» auprès de la direction de l’entreprise, alors que le journaliste de «dimanche.ch» apporte des précisions crédibles sur le moment de ses appels et les personnes qu’il a cherché à joindre. On peut considérer aussi comme admissible le fait d’entreprendre ces démarches le vendredi pour une parution le dimanche. N’aurait-il pas été possible cependant, vu la gravité de l’accusation, de pousser la diligence journalistique jusqu’à poursuivre le directeur des rédactions à son domicile, sur son téléphone mobile, dans la soirée, voire le lendemain matin? A défaut, n’aurait-il pas été opportun de mentionner dans l’article même que l’auteur a cherché en vain à joindre un interlocuteur qualifié, comme cela se fait souvent dans de tels cas? Le fait de poser ces questions ne suffit cependant pas à rendre recevable sur ce point, et dans les termes qui sont les siens, la plainte de la SNP.
D’une manière générale, le Conseil de la presse s’inquiète du risque de formalisme auquel est exposé le devoir d’équité. Attendre la dernière minute pour joindre une personne visée par des accusations graves, ou chercher à la joindre, c’est nécessairement réduire les chances de l’entendre; ce n’est que très rarement un moyen de lui offrir une possibilité loyale de s’expliquer. Il est conscient aussi du fait que certains interlocuteurs peuvent être tentés de se dérober à des questions désagréables en développant une stratégie d’inaccessibilité, en vue d’empêcher une parution ou une diffusion.
5. A cette deuxième question est également lié un aspect subsidiaire, à savoir le choix du genre rédactionnel: une interview questions-réponses. La justification apportée par le rédacteur en chef de «dimanche.ch» est qu’il s’agit de la meilleure manière de laisser à une personne interviewée la responsabilité de ses propos. Il n’empêche que la responsabilité du média est engagée par le fait même de la diffusion et que cette forme journalistique ne dispense pas de l’obligation de donner la parole à une personne gravement mise en cause par la personne interviewée.
6. Une dernière question doit se poser. Aurait-il été judicieux que «dimanche.ch», au vu du communiqué diffusé le 18 juillet par la SNP, mette spontanément en œuvre son devoir de rectification (chiffre 5 de la «Déclaration des devoirs et des droits»)? Il n’est pas facile d’apprécier dans ce cas la nature «matériellement inexacte» de l’information. Même s’il n’existe aucune raison de mettre en doute la démonstration de la SNP, il subsiste une marge d’incertitude liée au caractère même du litige, marge qui permet à la rédaction de «dimanche.ch» d’invoquer l’état flou et controversé des véritables motifs ayant conduit au non-engagement de M. Dubois. Cela dit, «dimanche.ch» aurait dû intégrer dans une édition ultérieure la version des faits de la SNP qu’il n’avait pu obtenir avant publication, non au titre du devoir de rectification, mais par souci d’équité et afin de donner une information complète à ses lecteurs, conformément à la prise de position 13/01 (Eglise de scientologie c. «L’Hebdo») qui dit en substance ceci: si un article contient de graves reproches au sujet desquels aucune prise de position n’a été demandée, ni reproduite, la déontologie exige que soit appliqué le principe d’équité donnant à la personne en question la possibilité de s’exprimer publiquement sur ces reproches. «dimanche.ch» aurait donc dû faire état du communiqué de la SNP et de son contenu dans une édition ultérieure.
III. Conclusions
1. Telle qu’elle est formulée, la plainte ne peut être acceptée dans la mesure où l’absence de toute démarche ou tentative de démarche auprès des personnes touchées par des accusations graves est formellement contestée par «dimanche.ch».
2. Elle reste fondée quant au principe d’équité, dans le sens où la version des faits de la SNP aurait dû être signalée aux lecteurs de «dimanche.ch» dans une édition ultérieure.