I. En fait
A. Une avocate genevoise, X., se trouve mise en cause pour avoir, prétend la publication professionnelle «Le Cafetier» dans son édition du 11 janvier 2002, insulté les dirigeants de la Société des cafetiers, Restaurateurs et Hôteliers de Genève (SCRHG), éditrice du journal, tout au long d’une procédure les opposant à un ancien président de cette même société, également ancien rédacteur en chef de la publication, dont l’avocate était alors le conseil. «Menaces et manœuvres d’intimidation, lit-on aussi, ont rythmé de façon constante le déroulement de cette affaire». L’auteur de l’article poursuit en critiquant vivement l’avocat qui «ignore le droit», tient «des positions insoutenables» et dont la persistance devient «ridicule», avocat qui pourtant «se fait bien entendu payer». Il convient de signaler d’emblée que l’ancien président de la Société des cafetiers a renoncé peu après aux services de son conseil pour s’adresser à une autre étude.
B. A la suite de la parution de cet article, X. adresse en date du 23 janvier 2002 un droit de réponse au journal «Le Cafetier». La Cour de Justice de la République et Canton de Genève statue lors de son audience du 14 mars 2002. Elle conclut que X. est effectivement touchée dans sa personnalité par l’article et que sa requête de droit de réponse est recevable. Cependant la Cour rejette le texte même de la réponse, d’une part parce qu’il ne répond pas à l’exigence de concision requise par la loi, d’autre part parce qu’il ne respecte pas le principe «fait contre fait» et que ne s’y trouve en particulier «aucune contestation relative aux prétendues insultes et menaces». La Cour relève en outre qu’au cours d’une audience précédente, «la requérante n’a pas non plus émis de protestation sur ce point».
C. Le lendemain de cette décision, soit le 15 mars 2002, X. dépose une plainte pénale pour calomnie contre la rédactrice en chef du «Cafetier». Par ordonnance de condamnation du 23 avril 2002, le Procureur Général déclare la rédactrice en chef coupable de calomnie et la condamne à une amende. La rédactrice en chef fait opposition.
D. Le 6 mai 2002, X. adresse une plainte au Conseil suisse de la presse contre «Le Cafetier». Elle dénonce une violation de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste», soit des chiffres 1 (obligation de rechercher la vérité), 3 (obligation de ne pas supprimer des informations ou éléments d’information essentiels), 5 (obligation de rectifier toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte) et 7 (interdiction des accusations gratuites). Aux éléments jusqu’ici évoqués qui la touchent directement, X. ajoute un élément qui concerne son client de l’époque, à savoir la mention dans l’article du «Cafetier» du 11 janvier 2002 du dépôt d’une plainte pénale contre l’ancien président pour faux dans les titres et escroquerie, alors que cette plainte a fait l’objet d’une décision de classement par le Procureur Général, décision notifiée aux parties le 7 janvier 2002, quelques jours avant la parution du journal.
E. La plaignante adresse en date du 12 juin 2002 un courrier au Conseil de la presse l’informant que son ancien client, qui a entre-temps trouvé un arrangement avec la SCRHG (désormais Sofied SA), se désolidarise de sa démarche et demande à ne pas être impliqué dans la plainte.
F. Mme Myriam Marquant, rédactrice en chef du «Cafetier» et juriste de la SCRHG, prend position dans un courrier du 28 juin 2002 adressé au Conseil de la presse. Elle justifie le fait que l’article litigieux comportait «une opinion critique, voire sévère, au sujet d’une certaine manière de concevoir le rôle d’avocat» par l’explication qu’elle estimait alors due aux membres de la Société sur la «sortie ratée» d’un ex-Président, auquel plusieurs restaient attachés. Concernant l’obligation de rechercher la vérité, la rédactrice en chef affirme qu’elle n’a pas disposé jusqu’ici de la possibilité d’apporter la preuve des «menaces et manœuvres d’intimidation» attribuées à la plaignante au cours de la procédure pénale précitée (voir plus haut lettre C); elle assure pouvoir en démontrer l’existence, mais ne donne au Conseil aucun élément de fait. Concernant l’obligation de ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels, la rédactrice en chef avance l’argument suivant: l’article mentionne la plainte de la SCRHG contre l’ancien président sans faire allusion au classement «pour la simple raison que notre journal paraît hebdomadairement et qu’au moment où nous avons appris la décision de classement, il n’était plus possible de modifier le texte en raison de contraintes d’imprimerie». Concernant les critiques contre une certaine manière d’exercer le métier d’avocat, la défenderesse affirme que le passage litigieux «fait partie du commentaire de portée générale sur le rôle de l’avocat et non pas d’une opinion ciblée sur X.». Quant à l’obligation de rectifier, la rédactrice en chef se retranche derrière la Cour de justice concernant la demande de droit de réponse (voir plus haut lettre B); elle signale aussi le refus par X. d’une version raccourcie de son texte, proposée par le journal.
G. La présidence confie le 2 juillet 2002 la plainte à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Mme Sylvie Arserver et Nadia Braendle, de MM. Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali.
H. En date du 4 juillet 2002, X. envoie une réponse aux arguments de la défenderesse évoquant divers points du litige, mais n’apportant pas d’éléments nouveaux décisifs concernant les domaines de compétence du Conseil.
I. La 2ème Chambre du Conseil suisse de la presse traite de la plainte lors de sa séance du 3 septembre 2002.
II. Considérants
1. L’affaire soumise au Conseil de la presse est complexe à deux titres au moins: le nombre de procédures engagées devant diverses instances de justice et la mobilité des relations entre les principaux acteurs, à savoir la Société des Cafetiers, Restaurateurs et Hôteliers de Genève (SCRHG, devenue Sofied SA) et la rédactrice en chef de sa publication, «Le Cafetier»; l’ancien président de cette même société et ancien rédacteur en chef du «Cafetier»; la plaignante, avocate de l’ancien président, que celui-ci a cependant dessaisie de son mandat. Il convient de rappeler que le Conseil de la presse n’a pas d’autres compétences que de se prononcer sur le traitement journalistique des affaires qui lui sont soumises. En l’espèce, les aspects soulevés par la plaignante concernent principalement le respect de la vérité et les méthodes mises en œuvre pour y parvenir (chiffres 1, 3 et 5 de la «Déclaration»), ainsi que le respect de la personne (chiffre 7). Il faut cependant noter que, dans ce cas, le respect de la personne jouxte celui de la vérité puisqu’il passe par l’interdiction de publier des accusations gratuites, autrement dit des accusations dépourvues de fondement sinon contraires à la vérité. De plus, la publication de l’article litigieux concerne aussi la liberté de l’information, du commentaire et de la critique (chiffre 2).
2. Concernant le chiffre 1 de la «Déclaration» (recherche de la vérité) l’avocate fonde sa plainte contre la rédactrice en chef du «Cafetier» sur le fait que cette dernière n’a pas été en mesure de démontrer la vérité de ses allégations concernant les prétendues insultes, menaces et manœuvres d’intimidation que l’article litigieux lui attribue. Elle s’appuie sur l’ordonnance de condamnation pour calomnie du Procureur Général du 23 avril 2002. Pour sa part, le Conseil de la presse enregistre le fait que la rédactrice en chef se fait fort de démontrer la réalité de ce comporteme
nt, mais qu’elle ne lui fournit pas le moindre élément factuel permettant de l’attester. Ces allégations peuvent, aux yeux du Conseil, être jointes aux propos tenus concernant les compétences professionnelles de la plaignante, la déontologie professionnelle ne distinguant pas ce qui relève à proprement parler de l’honneur (dont l’une des atteintes possibles est la calomnie, délit pénal) de ce qui relève de la considération (qui appartient au vaste domaine de la personnalité protégé en droit civil). Cet aspect sera donc traité plus loin sous chiffre 5 de ces considérants.
3. Concernant le chiffre 3 (suppression d’informations ou d’éléments d’information essentiels), la plaignante dénonce le fait que l’article incriminé rappelle le dépôt par la SCRHG d’une plainte pénale contre son ancien président, tout en omettant de signaler que cette plainte vient de faire l’objet d’une décision de classement. Ce grief est en soi recevable, mais l’argument avancé par la rédactrice en chef peut être retenu: le court délai séparant la communication de la décision et le jour de parution du «Cafetier» rendait, en effet, très difficile une modification de l’article, pour des raisons techniques, la fabrication de la presse professionnelle ne jouissant pas de la même souplesse que celle de la presse quotidienne. Il n’est pas possible de conclure, dans ces circonstances, à une violation délibérée du chiffre 3 de la Déclaration.
4. En revanche, l’absence de toute précision ultérieure sur le classement de cette plainte dans les colonnes du «Cafetier» constitue une violation caractérisée du chiffre 5 de la «Déclaration»: «Rectifier toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte». Il ne suffit pas, comme le soutient la rédactrice en chef dans sa détermination du 28 juin 2002, que l’ancien président lui-même n’ait pas demandé de précision sur ce point dans les éditions suivantes du journal. Le devoir de rectification ne doit pas être confondu, en effet, avec la mise en œuvre d’un droit de réponse, qui relève de la protection de la personnalité en droit civil. Comme le signale la directive 5.1., le devoir de rectification participe de la recherche de la vérité et doit être mis en œuvre spontanément par les journalistes. Il s’agit en l’espèce d’une précision ou d’un complément d’information que la rédactrice en chef du «Cafetier» devait à ses lecteurs, quels que soient les arrangements passés ultérieurement avec l’ancien président de la SCRHG. De telles précautions revêtent une importance particulière dans les affaires judiciaires (prise de position 11/94 S. contre «Le Matin» et «24 Heures»).
5. L’article incriminé porte enfin un certain nombre d’accusations contre la plaignante. Il nomme expressément l’avocate à propos des prétendues insultes, menaces et manœuvres d’intimidation. Au surplus, il contient des propos plus généraux dans la diatribe qui suit. Le contexte de l’article ne manque pas d’induire le lecteur à faire le rapprochement avec la pratique professionnelle de la plaignante. Pour que puisse être invoquée à ce sujet la liberté de commentaire et de critique (chiffre 2), il faudrait que l’auteur de l’article en respecte les règles, à commencer par une distinction claire entre l’information proprement dite et les appréciations relevant du commentaire ou de la critique (directive 2.3). Quant aux accusations portées explicitement contre la plaignante (insultes, menaces, etc.), le journaliste ne dispose de sa liberté de les dénoncer que pour autant que sa critique se réfère à des faits suffisamment fondés (prise de position 29/2001, P. contre «Der Landbote»). Cela crée l’obligation pour le journaliste de fournir à ses lecteurs «les bases effectives sur lesquelles reposent les appréciations négatives» (ibidem). En l’absence de ces éléments, il ne peut donc s’agir que d’accusations gratuites, au sens du chiffre 7 de la «Déclaration».
III. Conclusions
1. Le chiffre 5 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» a été violée par le journal «Le Cafetier» qui n’a pas publié dans les meilleurs délai une rectification due à ses lecteurs concernant le classement d’une plainte pénale contre un ancien président de la Société des Cafetiers, Restaurateurs et Hôteliers de Genève.
2. Le chiffre 7 de la même Déclaration a été violé par le journal «Le Cafetier» qui a publié des accusations gratuites, soient dépourvues de fondements factuels avérés et dûment communiqués à ses lecteurs, au sujet de l’avocate agissant comme conseil dudit ancien président dans diverses procédures.
3. A ce titre la plainte est admise.