I. En fait
A. Le 25 janvier 2003, la «Tribune de Genève» publie sous la signature de Bernard Favre un article intitulé «Un document secret pourrait relancer l’affaire Stauffer». L’auteur y revient sur «ce qu’on appelle désormais l’affaire Stauffer» et y fait état d’un document relatant un voyage effectué en 1997 par un fondé de pouvoir de l’United Overseas Bank (UOB), devenue depuis United European Bank (UEB), sur l’île Maurice. L’extrait de ce document publié en fac-similé par la «Tribune» révèle que la Banque centrale mauricienne était prête à déposer 25 millions de dollars à l’UOB, la rémunération de ces capitaux étant versée, non pas en son nom mais sur un compte ouvert par une société de domicile pour le compte du parti politique au pouvoir. Il ne précise pas quelle position la banque a prise sur cette proposition. En revanche, une déclaration d’un responsable de l’UEB, publiée en encadré, précise que la banque assure que ce contact n’a donné lieu à aucune transaction.
L’article rappelle que l’homme d’affaires genevois Eric Stauffer a déposé plusieurs plaintes contre l’UEB et accuse notamment la banque de s’être prêtée à des manœuvres de corruption, ce que cette dernière dément. Ces plaintes ont été classées, précise l’article, mais le document démontre que l’hypothèse selon laquelle l’UOB aurait contribué au financement du parti alors au pouvoir en île Maurice «n’est pas totalement infondée». Et l’auteur de l’article se pose la question de l’éventuelle ouverture d’une enquête pénale.
B. Le 31 janvier 2003, la «Tribune de Genève» revient sur l’affaire à travers un nouvel article intitulé «Les OPF réclament 15 millions à l’UOB». Cet article mentionne à nouveau le document rendu public le 25 janvier 2003 en précisant qu’il «pourrait relancer l’affaire». On y détaille également le contexte dans lequel a surgi le litige qui oppose Eric Stauffer à l’UEB: l’homme d’affaires réclame à la banque une commission pour l’apport du contrat mauricien. La banque assure que ce contrat n’a jamais été passé mais Eric Stauffer est persuadé du contraire. Mais surtout, ce deuxième article annonce que l’Office des poursuites et faillites genevois a adressé à l’UEB un courrier recommandé dans lequel il réclame 15 millions à la banque. L’origine de cette réclamation est expliquée dans l’article par une représentante de l’Office: elle émane d’Eric Stauffer lui-même, qui l’a notifiée aux OPF en tant que liquidateur de la société Erton Services, au travers de laquelle il agissait à l’époque des faits. La représentante des OPF précise: «notre courrier ne constitue pas un jugement (…) Nous réclamons simplement aux débiteurs les sommes portées à l’inventaire par le liquidateur. Aux créanciers ensuite de porter l’affaire plus loin s’ils ont des indices suffisants.»
C. Le 17 février 2003, BNP Paribas, propriétaire d’UEB, adresse un courrier à Dominique von Burg, rédacteur en chef de la «Tribune de Genève». Il y est expliqué qu’Eric Stauffer «cherche de longue date à nous extorquer des commissions auxquelles il sait ne pas avoir droit» et a entrepris à cette fin «une campagne par voie de presse». Le signataire de la lettre se plaint en outre du caractère selon lui très partisan des deux articles ci-dessus, du fait qu’ils ont tous deux été illustrés avec une photo de l’UEB et qu’ils recèlent, toujours selon lui, plusieurs inexactitudes. Tout en disant vouloir «ouvrir et poursuivre» avec Dominique von Burg un «débat sur l’éthique de votre comportement dans le cas d’espèce», il annonce le dépôt d’une plainte devant le Conseil suisse de la presse.
D. Le 18 février 2003 paraît un troisième article, placé en tête comme les deux précédents et intitulé «Fonds publics Mauriciens détournés: nouvel épisode». Il y est annoncé qu’une enquête a été ouverte en île Maurice pour déterminer si oui ou non le versement évoqué dans le premier article a été effectué sur un compte de la banque.
E. Le 26 février 2003, l’UEB intente une action en concurrence déloyale contre Eric Stauffer et Bernard Favre, qu’elle accuse de s’être associé au premier pour mener contre elle une campagne de dénigrement.
F. Le 14 mars 2003, un quatrième article annonce qu’une plainte déposée par Eric Stauffer le 25 février 2003 a été classée.
G. Le 22 avril 2003, Me Charles Poncet, avocat à Genève, agissant pour le compte de BNP Paribas, saisit le Conseil de la presse d’une «demande de prise de position». Cette dernière reprend et détaille les griefs déjà évoqués dans la lettre de BNP à Dominique von Burg. Elle reproche notamment à ce dernier d’avoir associé son journal à une campagne de presse menée par Eric Stauffer contre elle et toléré la publication dans la «Tribune de Genève» de deux documents confidentiels – la note interne de l’UOB et la lettre de l’Office des poursuites et faillites.
H. Le 17 juin 2003, Dominique von Burg répond point par point aux griefs formulés par BNP.
I. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la Presse, composée de Sylvie Arsever, Nadia Braendle, Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali. Daniel Daniel Cornu (président) et Dominique von Burg se sont récusés.
K. La 2ème Chambre a traité la plainte dans ses séances du 22 août et 30 octobre 2003.
II. Considérants
1. Le Conseil suisse de la presse peut entrer en matière sur un plainte même si une procédure judiciaire a été entamée en rapport avec l’objet de cette plainte. Toutefois, il peut également renoncer à entrer en matière, notamment lorsqu’un danger manifeste existe que la procédure juridique en cours soit influencée, que ce danger prédomine sur l’intérêt du plaignant à voir sa plainte traitée et qu’aucune question fondamentale d’éthique professionnelle ne se pose en relation avec cette plainte (Art. 15 alinéa 3 du règlement du Conseil suisse de la presse).
2. La plaignante a intenté à la «Tribune de Genève» une action pour concurrence déloyale où elle invoque plusieurs griefs soulevés devant le Conseil suisse de la presse. Dans le cadre de cette procédure judiciaire, la plaignante a remis à la justice des documents qu’elle n’a pas jugé utile de communiquer au Conseil de la Presse. Ce dernier se trouve donc moins bien armé que les juges pour évaluer le bien fondé des positions respectives. Il bornera son examen de ces articles à trois questions déontologiques: la «Tribune de Genève» a-t-elle respecté l’obligation de recueillir le point de vue d’une personne contre laquelle sont formulés des reproches graves («audiatur et altera pars»)? A-t-elle respecté plus généralement, dans sa présentation des faits, le principe d’équité inscrit en préambule de la «Déclaration des devoirs»? A-t-elle publié des documents confidentiels sans motif d’intérêt général suffisant?
3. L’article du 25 janvier 2003 favorise assez nettement la version soutenue par Eric Stauffer. Le point de vue de la banque y est toutefois reproduit de telle manière que le lecteur peut comprendre sans difficulté que cette dernière conteste avoir donné suite aux propositions contenues dans la note interne dont le contenu est révélé dans l’article. En reproduisant ce point de vue dans un encadré intitulé «Petit précis de corruption active», et en l’assortissant d’une remarque peu claire et d’ailleurs inexacte sur la date d’entrée en vigueur des normes légales punissant le blanchiment d’argent, la «Tribune de Genève» discrédite volontairement ce point de vue, ce qui est problématique au regard du principe audiatur et altera pars. Le Conseil de la Presse a en effet rappelé dans sa décision 27/2002 que ce principe imposait de faire connaître le point de vue de la personne mise en cause «aussi honn
êtement que possible». La présentation par la «Tribune de Genève» du point de vue de l’UEB ne satisfait pas à cette exigence.
4. L’article du 31 janvier 2003, consacré à une lettre par laquelle un Office des poursuites genevois réclame 15 millions à l’UEB, n’est pas criticable dans son exposé des faits. En donnant la parole à une représentante de l’Office, la «Tribune» permet au lecteur de se rendre compte de la portée très relative de l’information qu’elle livre: l’Office dans cette affaire sert pratiquement de courroie de transmission à une réclamation émanant d’Eric Stauffer lui-même et ce n’est que dans la mesure où un tribunal reconnaîtrait le bien fondé de cette réclamation que la banque pourrait être contrainte d’y satisfaire.
5. Les deux derniers articles ne prêtent guère le flanc à la critique. Celui du 18 février 2003 ne fait que relater de façon équilibrée l’ouverture d’une enquête en île Maurice sur les faits évoqués dans l’article du 25 janvier 2003. Et celui du 14 mars 2003 fait connaître le classement d’une plainte déposée par Eric Stauffer.
6. La plaignante dénonce une présentation de l’information qui, selon elle, relève de l’amalgame. Ce reproche a principalement trait à la publication de la photo de l’UEB en illustration des articles des 25 et 31 janvier ainsi que du 18 février 2003. En soi, ce reproche n’est pas fondé: les articles ont trait à un litige concernant l’UOB, devenue depuis UEB. On peut en revanche se demander si le martèlement consistant à publier trois des quatre articles litigieux en tête de page, avec à chaque fois une illustration représentant le siège genevois de la banque, alors même que l’importance des informations contenues dans chacun des articles ne justifie guère une telle mise en valeur ne dénote pas un acharnement incompatible avec le principe général d’équité. S’il est discutable, ce traitement reste toutefois dans la marge très large qui doit être réservée à la liberté de chaque média d’établir ses propres hiérarchies en matière d’information.
7. BNP reproche enfin à la «Tribune de Genève» d’avoir publié deux documents confidentiels, la note interne à l’UOB dont un extrait est reproduit dans l’article du 25 janvier et la lettre de l’Office des poursuites qui fait l’objet de l’article du 31 janvier 2003.
La publication du premier document répond très clairement aux critères posés par la Directive a.1 sur les indiscrétions. Son contenu est incontestablement d’intérêt public, que la banque se soit ou non associée aux manœuvres qu’elle révèle. L’UEB n’allègue pas qu’il aurait été obtenu de façon déloyale et il semble assez évident que le secret qui entoure ce document n’est pas provisoire, puisque le document date de 1997.
La lettre par laquelle l’Office des poursuites réclame à l’UEB la somme de 15 millions ne saurait, quant à elle, être qualifiée de document confidentiel, puisque les informations sur les poursuites dirigées contre telle ou telle personne ou société sont accessibles au public sur simple demande.
8. BNP dirige sa plainte contre le rédacteur en chef de la «Tribune de Genève» Dominique von Burg auquel il est reproché de s’être «refusé à prendre les dispositions nécessaires pour que sa rédaction respecte les dispositions de la Déclaration». Elle n’allègue toutefois aucun fait qui justifie cette mise en cause personnelle de Dominique von Burg ou qui amènerait le Conseil de la presse à examiner de quelle manière celui-ci a exercé son rôle dans cette affaire.
III. Conclusions
1. La plainte de BNP contre la «Tribune de Genève» est partiellement admise.
2. En reproduisant le point de vue de l’UEB dans un encadré intitulé «petit précis de corruption active» et en l’assortissant de commentaires donnant à penser que cette position est infondée, la «Tribune de Genève» n’a pas respecté le principe d’audition en cas de reproches graves dans toutes ses exigences.