I. En fait
A. Dans son édition du 6 novembre 2000, le quotidien «L’Impartial» publie un article présentant une affaire devant être instruite la semaine suivante par le Tribunal correctionnel de Delémont. Deux Jurassiens sont prévenus d’escroqueries, abus de confiance et faux dans les titres. Une troisième personne est également impliquée. Les délits portent sur plus de deux millions de francs. L’identité des deux principaux protagonistes est divulguée dans l’article.
B. Par lettre du 13 mai 2003 adressée par son avocat, l’un des prévenus de l’époque dépose plainte auprès du Conseil Suisse de la Presse. Il considère que la Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste (ci-après DDD) a été violée sur deux points: chiffre 5 (rectification de toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte) et chiffre 7 (respect de la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire). L’argumentation du plaignant repose notamment sur la mention de son identité et sur le non respect de la présomption d’innocence. Le plaignant n’ignore pas que le Conseil de la Presse n’entre pas en matière sur des plaintes portant sur des publications remontant à plus d’une année. Il considère cependant que le fait que l’édition du journal incriminée soit toujours accessible sur le réseau internet a pour effet d’assurer la permanence de l’article litigieux. De plus, le plaignant fait état d’une démarche du 19 décembre 2002 auprès de la Société Neuchâteloise de Presse, éditrice de «L’Impartial», en vue de retirer des archives électroniques la page incriminée ou, à défaut, d’éliminer de l’article les coordonnées permettant de l’identifier.
C. Par la plume de M. Mario Sessa, directeur des rédactions, la SNP prend position en date du 2 juin 2003. La société éditrice se réfère au contenu de sa réponse au plaignant du 30 décembre 2002, dans laquelle il précise que les archives de «L’Impartial» ne sont accessibles sur l’internet que depuis juillet 2000 (pour la période antérieure les recherches passent par la consultation de la collection du journal imprimé) et qu’elles ne sont pas épurées. Tout en contestant la plainte quant à ses motifs, il relève qu’elle soulève un problème de fond: «celui de savoir si les archives électroniques des quotidiens doivent être conservées en tant que documents Ðhistoriquesð ou si ces archives doivent être perpétuellement relues et corrigées en fonction de l’évolution du temps».
D. La plainte est confiée à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever, Nadia Braendle et de MM. Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Michel Zendali.
E. La plainte est examinée par le 2ème Chambre dans sa séance du 22 août 2003.
II. Considérants
1. La plainte porte sur un article publié plus d’un an avant le dépôt de la plainte. Le Conseil Suisse de la Presse ne peut entrer en matière sur le fond (violation ou non des chiffres 5 et 7) sans créer un précédent qui serait lourd de conséquence sur sa pratique future. Il décide donc de refuser l’entrée en matière sur les motifs, respectant en cela l’art. 15 al. 5 de son Règlement.
2. L’archivage électronique permet certes un accès beaucoup plus aisé aux anciennes éditions d’un journal que les moyens les plus couramment mis en œuvre jusque là (collections reliées destinées à la consultation sur le lieu de la publication ou dans des bibliothèques publiques; microfilms). Mais change-t-il quoi que ce soit à la nature et à la raison d’être de l’archivage? Le plaignant le soutient, évoquant notamment le rôle des moteurs de recherche, qui permettent de mettre au jour en un instant de nombreuses données concernant une personne; ainsi l’article de «L’Impartial» sur l’affaire jugée par le Tribunal correctionnel du district de Delémont en novembre 2000.
Ce point de vue est discutable. C’est en effet la procédure de la recherche qui est simplifiée, mais non son principe qui serait étendu ou renforcé. Cette considération renforce la détermination du Conseil de la Presse de s’en tenir au dispositions de son Règlement, dans la mesure où une démarche analogue à celle du plaignant pourrait aussi bien porter sur la pérennité, sur support papier, d’articles portant atteinte, par exemple, à l’honneur ou à la considération. Elle signifie aussi qu’il ne saurait être question d’envisager des corrections ou suppressions dans des articles ou des émissions après qu’ils ont été rendus publics, et pas non plus d’interdire toute forme d’archivage. Si des informations erronées ont été publiées, elles doivent être corrigées par le média lui-même sur son support habituel (chiffre de 5 de la DDD) et la correction figurera par conséquent aussi dans les archives (prise de position 46/01), quelle que soit leur forme; la correction doit être accessible à partir des mêmes données (titre, mots clés) que l’article primitif.
3. Les possibilité de diffusion et de conservation des informations désormais offertes par l’internet ouvrent-elles des perspectives nouvelles aux pratiques journalistiques, ainsi qu’aux normes déontologiques qui les orientent? Dans sa prise de position 36/2000 («L’éthique journalistique sur l’internet»), le Conseil de la Presse a clairement établi que les règles de l’éthique professionnelle s’appliquent également au journalisme sur l’internet. Cela signifie en particulier que les sources doivent être indiquées, les dépêches datées, les erreurs corrigées et la sphère privée protégée. Ces règles étant appliquées sur l’internet par analogie avec les pratiques journalistiques dans les médias traditionnels, l’archivage de publications ou d’émissions déjà rendues publiques concerne des données journalistiques qui leur sont soumises.
4. Il reste que la diffusion d’informations sur l’internet n’est pas sans conséquences sur la déontologie professionnelle. Celle-ci se rapporte à une éthique de la responsabilité auxquelles l’évolution du monde moderne et la mondialisation posent des exigences nouvelles. Les changements touchent aussi bien à la notion d’espace qu’à la notion de temps. Les responsabilités médiatiques sont désormais des responsabilités «longues» (diffusion planétaire, pérennité des données). Elles étendent le sens de la responsabilité tel qu’il fut toujours reconnu dans la culture occidentale: le fait de répondre entièrement de ses actes, sous l’aspect de leur justification, du choix des moyens employés, des conséquences présentes ou situées dans un futur immédiat et prévisible. L’extension spatiale et temporelle de la responsabilité rend d’autant plus impérative l’application rigoureuse des normes professionnelles dans le travail journalistique, notamment en ce qui concerne la protection des personnes.
5. Bien que le Conseil de la Presse n’entende pas déroger en l’espèce à son Règlement, la plainte pose par ailleurs la question de la pertinence d’un délai d’une année après diffusion pour saisir le Conseil. Ce délai serait-il trop court? Il est fondé sur le critère de l’actualité journalistique, capable de susciter réactions et débats. Au-delà d’un an, l’événement ne commence-t-il pas à basculer dans l’histoire? Il faut noter toutefois que s’agissant des actions défensives en droit civil (faire cesser une atteinte ou en constater le caractère illicite), le Tribunal fédéral admet que celles-ci puissent être engagées tant que le trouble subsiste. Dans le cas présent, cela signifie qu’un tribunal civil pourrait donc, lui, décider d’entrer en matière, constat qui ne préjuge en rien de son jugement sur le fond concernant le caractère illicite ou non de l’article litigieux. Cela étant, le rôle du Conseil de la Presse est de pr
endre position sur des pratiques journalistiques et non d’arrêter des mesures exécutoires. Il se situe sur le terrain de la morale professionnelle et ne pourrait d’aucune façon imposer à une publication une mesure analogue à celles requises par le plaignant dans sa lettre à la SNP (retirer la page des archives internet ou éliminer ses coordonnées). Une modification du délai d’une année ne se justifie donc pas. De plus, rien n’aurait empêché le plaignant de saisir le Conseil de la Presse sans attendre, dès la parution de l’édition du 6 novembre 2000 de «L’Impartial».
III. Conclusions
1. L’entrée en matière est refusée quant à une éventuelle violation des chiffres 5 (rectification de toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte) et 7 (respect de la vie privée des personnes), en raison du caractère tardif de la plainte.
2. L’archivage électronique des publications offrent désormais un accès beaucoup plus aisé et rapide que les anciennes méthodes d’archivages. Le respect des normes déontologiques par les médias procédant à une conservation électronique de leur données s’imposent avec une rigueur accrue en raison des effets pas nécessairement prévisibles des informations dans l’espace et sur la durée. C’est une raison suffisante pour veiller à la présence dans les archives électroniques de toute correction ou rectification apportée à un article qui s’y trouve.