I. En fait
A. Le 24 mai, en pages 1, 2 et 3, «Le Matin» publie un fait divers tragique remontant au 18 mai, sous le titre: «Drame de l’amour au Montreux Palace». L’affaire fait également l’objet d’une affichette. Une jeune femme s’est ouvert les veines pendant l’absence de son ami. Ce dernier aurait alors tenté, sans succès, de se suicider à son tour. Le drame est traité dans tous ses détails, y compris les noms et les photos de ses protagonistes. La veille, la presse fribourgeoise publiait une annonce mortuaire de la famille de la jeune femme, laquelle fait clairement allusion à un suicide. Le même jour (23 mai), un entrefilet avait paru dans «La Presse Riviera Chablais», sous le titre; «Mystère autour d’un décès». Dans le drame tel que raconté par «Le Matin» le lendemain, aucun mystère: il s’agit bien d’une histoire d’amour tragique, dans la version du jeune homme.
B. Le 25 mai 2002, dans un article intitulé «Dernier adieu à Alexandra», «Le Matin» revient sur l’affaire pour faire état notamment d’une enquête policière en cours, et qui pourrait mettre en cause l’ami de la victime. Puis, le 7 juin, sous le titre «Tout était prémédité», le quotidien fait état des conclusions de l’enquête: il s’agit bien d’une double tentative de suicide. Le jeune homme ne s’était pas absenté, mais lui a survécu à ses blessures aux veines.
C. Le 17 juin 2002, l’Association fribourgeoise des journalistes (AFJ), par les membres de son comité, saisit le Conseil suisse de la presse à propos des articles du «Matin». L’AFJ estime que «Le Matin» a violé en particulier le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste». L’AFJ cite également une prise de position antérieure du Conseil suisse de la presse, demandant que les médias observent «la plus grande retenue» dans les cas de suicide. Elle reproche en outre au quotidien d’avoir publié, sans autorisation, une reproduction des avis mortuaires de la presse fribourgeoise. De plus, «Le Matin» n’aurait pas fait preuve des «précautions particulières» appropriées en donnant largement la parole à une des victimes du drame.
D. Le 20 octobre 2002, le rédacteur en chef du «Matin» prend position par rapport à la plainte de l’AFJ. Il constate d’abord que ni le public, ni les familles concernées, n’ont exprimé leur désapprobation. Puis il détaille les raisons qui ont incité «Le Matin» à «parler ouvertement» du drame. Le suicide est moins tabou qu’il y a dix ou vingt ans: à preuve, on trouve des avis mortuaires signalant clairement «qu’il/elle a souhaité nous quitter». La famille a publié la photo de la jeune femme dans l’avis mortuaire, et cette dernière était bien connue à Fribourg. Le partenaire de la victime était également connu, la presse en avait déjà parlé dans d’autres circonstances. Ce dernier a d’ailleurs parlé ouvertement au journal et a mis à disposition le matériel photo. Contact a été pris avec la famille de la victime, qui aurait annulé le rendez-vous sans commentaire. Tout Montreux parlait de drame extraordinaire.
E. Le Conseil de la Presse a soumis la plainte à la 2ème Chambre, composée de Sylvie Arserver, Nadia Braendle, Dominique von Burg, Daniel Cornu (président), Jean-Pierre Graber, Ueli Leuenberger et Zendali. Ce dernier, rédacteur en chef adjoint du «Matin», s’est récusé. La 2ème Chambre a traité la plainte dans ses séances du 31 octobre 2002 et du 21 janvier 2003.
II. Considérants
1. C’est de toute évidence le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits» qui est en cause, comme le relèvent les plaignants: «Respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige le contraire». Le 23 décembre 1992, le CSP prenait position sur le compte-rendu d’un suicide (recueil 1992, p. 70ss). Voici ce qu’on peut notamment lire dans cette prise de position: «Toute information sur la mort d’une personne suppose que l’on pénètre dans l’intimité de cette personne. C’est pourquoi les médias doivent faire preuve de la plus grande retenue en abordant des cas de suicide. (…) Les cas de suicide peuvent faire l’objet d’une information lorsqu’ils suscitent un grand écho dans le public (…) lorsqu’ils suscitent une discussion publique ou donnent cours à des rumeurs et à des accusations.(…) En raison du risque d’imitation, les informations détaillées sur les suicides et les tentatives de suicide doivent être évitées.»
2. Il était certes justifié de parler de l’affaire du Montreux Palace (notamment aussi du fait qu’une enquête policière avait été ouverte), qui effectivement suscitait des discussions dans le public. Mais en la traitant sur trois pages, y compris la «Une» et l’affichette, en donnant largement la parole au compagnon de la victime (lui-même auteur d’une tentative de suicide), «Le Matin» n’a certainement pas fait preuve de la retenue exigée par la prise de position citée.
3. Mais alors cette prise de position de 1992 est-elle dépassée, comme le soutient le rédacteur en chef du «Matin»? Ce n’est pas l’avis du Conseil de la Presse. Le fait que le suicide soit effectivement moins tabou aujourd’hui n’enlève rien aux aspects touchant à la protection de la personne, ni non plus au risque d’imitation. Le fait, par ailleurs, que les avis mortuaires puissent en effet dire les circonstances d’un décès plus clairement n’enlève rien au fait que la mort d’un individu relève de son intimité profonde, et que les médias ne peuvent pas revendiquer à cet égard les mêmes droits que les proches.
4. En soi, la publication d’un fac-similé d’un avis mortuaire ne constitue pas une violation des règles déontologiques. Il en va autrement, en la circonstance, de la publication des noms et des photos des personnes concernées sans la moindre retenue, comme l’a fait «Le Matin». Par ailleurs, le fait qu’une famille n’intervienne pas formellement, ou encore annule un rendez-vous, ne délie pas un journal de ses devoirs déontologiques. Quant au respect de la déontologie, il ne se mesure pas à l’ampleur des réactions du public.
5. Enfin, la très relative notoriété de la victime et de son ami – il ne s’agissait pas de personnages publics au sens généralement admis – ne justifiait pas l’ampleur donnée à ce drame.
III. Conclusions
1. La plainte est acceptée.
2. Le Conseil de la presse, en conformité avec sa prise de position 8/92, réitère qu’il peut être justifié de parler d’un suicide. Mais qu’il convient – sauf exception relevant de l’intérêt publique prépondérant – de le faire avec la plus grande retenue, en respectant la sphère privée et en évitant les informations détaillées sur les circonstances d’un suicide ou d’une tentative de suicide.