I. En fait
A. Le 26 mai 2005, «L’Hebdo» publie, dans ses pages 60 à 66 et sous la plume de la journaliste Sabine Pirolt, un papier intitulé «Avec Stelios Trois jours aux basques du patron d’easyJet». Le mot «BlackBerry» – la marque d’un ordinateur portable multifonction de dimension réduite – apparaît à neuf reprises dans cet article et une fois dans la légende de l’une des photographies insérées montrant l’homme d’affaires Stelios Haji-Ioannou, ce gadget électronique à la main. La page 67 de ce même numéro de «L’Hebdo» – qui suit immédiatement l’article précité – est entièrement consacrée à une publicité de la société «Orange» destinée à la promotion de la vente du service de téléphonie mobile «BlackBerry».
B. Le 5 juin 2005, Mme X. adresse un courrier électronique à «L’Hebdo» dans lequel elle lui reproche de faire de la publicité indirecte en faveur de l’ordinateur portable «BlackBerry», de métamorphoser partiellement les pages économiques en pages publicitaires et d’avoir changé «les règles du jeu» sans en avertir les lecteurs.
C. Le 7 juin 2005, Denis Etienne, rédacteur en chef adjoint de «L’Hebdo», répond à Mme X. Il affirme que dans cet article «la journaliste a utilisé Blackberry comme on parlait naguère de Natel ou de Frigidaire. Il semble que cet objet s’impose sous son nom de marque, un article en une du ‹Financial Times› aujourd’hui en est une autre illustration». Le rédacteur en chef adjoint de «L’Hebdo» ajoute «qu’il n’y a absolument aucun lien direct entre articles rédactionnels et pages de publicité. Lors de la critique interne de ce numéro, lorsque nous avons découvert que (par hasard, je vous l’assure) la publicité en page 67 était centrée sur un Black Berry, nous avons pris des mesures pour tenter d’éviter qu’une telle erreur se reproduise. Elle peut en effet donner l’impression au lecteur qu’il y a un arrangement publicitaire. Votre lettre en fournit la preuve!»
D. Insatisfaite de la réponse de «L’Hebdo», Mme X. dépose plainte auprès du Conseil suisse de la presse contre «L’Hebdo» le 15 juin 2005. Dans sa plainte, elle estime que la répétition à neuf reprises du mot «BlackBerry», «une marque de téléphone et de téléphone mobile» dans l’article du 26 mai 2005 constitue une violation du chiffre 10 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» stipulant que ces derniers doivent «s’interdire de confondre le métier de journaliste avec celui de publicitaire».
E. Le 24 juin 2005, M. Manuel Y., Genève, dépose à son tour plainte contre «L’Hebdo» en estimant, comme Mme X., que l’article de «L’Hebdo» du 26 mai 2005 précité viole le chiffre 10 de la «Déclaration». De surcroît, il prétend que ce texte constitue «probablement» une transgression du chiffre 9 de la «Déclaration» qui enjoint au / à la journaliste de «n’accepter aucun avantage, ni aucune promesse qui pourraient limiter son indépendance professionnelle ou l’expression de sa propre opinion». A l’instar de Mme X., M. Y. insiste sur le fait qu’il existe des substantifs «neutres» pour qualifier le nouveau moyen de communication qu’est le «BlackBerry». Il évoque les mots «ordinateur portable» ou «smartphone».
F. Le 20 juillet 2005, le secrétariat du Conseil de la presse informe la rédaction de «L’Hebdo» que la présidence du Conseil de la presse a décidé de réunir les deux procédures – vu la grande similitude du contenu des deux plaintes.
G. Le 21 juillet 2005, Denis Etienne, rédacteur en chef adjoint de «L’Hebdo», prend position relativement à la plainte de Mme X. en la rejetant pour trois raisons principales. Tout d’abord, «L’Hebdo» affirme que, dans le cas d’espèce, il n’y a pas eu de lien entre la partie rédactionnelle et les pages de publicité. Il en veut pour preuve que la publicité de la page 67 du numéro du 26 mai émane d’«Orange» et non pas de la firme «BlackBerry». «Nous ne savons pas quelles sont les relations entre ‹Orange› et ‹BlackBerry›, mais il est certain que la firme ‹BlackBerry› n’a jamais été en contact avec nous, même pas avec le département Publicité de notre éditeur.»
Ensuite, il allègue que le mot «BlackBerry» «s’est imposé dans le monde professionnel, également d’ailleurs au sein de notre rédaction, sous le nom de sa marque. (…) Pour ceux qui le connaissent, ce nom identifie immédiatement l’appareil. (…) Nous aimerions aussi souligner le fait qu’il s’agit du portrait d’un chef d’entreprise et que l’usage permanent de cet appareil donne une idée très claire de l’une des facettes de sa personnalité : passionné par son travail, il se dit ‹workaholic›. Cette frénésie du ‹Blackberry› l’illustre.»
H. Le 3 août 2005, Alain Jeannet, rédacteur en chef de «L’Hebdo» porte à la connaissance du Conseil de la presse son point de vue quant à la plainte de M. Y. Il commence par dire que la réponse à la première plainte (voir lettre G) vaut également pour celle déposée par M. Y. Il rejette la plainte de ce dernier pour trois motifs complémentaires.
Tout d’abord, le reportage sur Stelios Haji-Ioannou «a été intégralement financé par la rédaction de ‹L’Hebdo› – transport, hébergement, repas.» Ensuite il souligne que le mot «BlackBerry» «est d’ores et déjà un terme générique, en particulier dans les pays où il a été largement commercialisé.» Finalement il répète, «qu’il n’y a évidemment pas eu de contrepartie publicitaire à ce reportage, ni de la part de ‹BlackBerry›, ni de la part de la société ‹Orange›.» Alain Jeannet concède que «la collision fortuite de l’article et de la page publicitaire a eu un effet regrettable et a indubitablement provoqué une gêne, voire des questionnements. (…) Nous avons d’ailleurs (…) pris les mesures de réorganisation nécessaires au niveau de notre secrétariat de rédaction, pour éviter que ce type de coïncidence ne puisse se reproduire.»
I. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Mmes Sylvie Arsever (présidente) et Nadia Braendle, ainsi que de MM. Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali.
J. La 2ème Chambre a traité la plainte lors de sa séance du 21 octobre 2005 et par voie de correspondance.
II. Considérants
1. A de nombreuses reprises, le Conseil suisse de la presse a insisté sur l’importance de l’indépendance des journalistes et sur l’impérieuse nécessité pour les médias de bien distinguer les pages rédactionnelles des pages publicitaires. Par exemple, dans sa prise de position 7/1996 il a constaté que les journalistes «doivent veiller à rester crédibles. Il leur faut savoir garder leurs distances et éviter les doubles fonctions». A l’aune de cette exigence répétée, qui dérive de l’interprétation du chiffre 10 de la «Déclaration», cette norme a-t-elle été violée par «L’Hebdo» dans son édition du 26 mai 2005? Pour répondre à cette question, il convient de mener deux réflexions.
2. La première réflexion porte sur d’éventuels liens économiques entre Stelios Haji-Ioannou et le «Blackberry». L’article «Avec Stelios Trois jours aux basques du patron d’easyJet» est manifestement consacré à l’homme d’affaires Stelios Haji-Ioannou et non pas à l’ordinateur portable multifonction de dimension réduite qu’est le «BlackBerry». Elément qui vient troubler un peu ce constat: la photographie de la page 62 mettant en évidence visuelle le gadget électronique utilisé par le chef d’entreprise grec. Demeure toutefois l’évidence qu’il n’y a pas de lien économique ou entrepreneurial avéré entre Stelios Haji-Ioannou et le «BlackBerry». On ne saurait donc reprocher à Sabine Pirolt de s’être prêtée à une opération publicitaire de l’homme d’affaires en faveu
r d’un de ses produits.
3. Mais s’est-elle muée en publicitaire en faveur du «BlackBerry» au sens du chiffre 10 de la «Déclaration»? C’est la deuxième réflexion qu’il s’agit de conduire. L’utilisation répétée du mot «Blackberry» dans cet article est gênante, d’autant plus si l’on songe au montage photographique montrant l’homme d’affaires grec très attaché à ce gadget électronique. Il est compréhensible que cette répétition sémantique ait pu troubler les lecteurs de «L’Hebdo». Contrairement à ce que prétend ce dernier, «BlackBerry» ne constitue pas encore un mot générique servant à qualifier tous les ordinateurs portables multifonction de dimension réduite. Toutefois, dans l’article de Sabine Pirolt, le recours fréquent au terme «BlackBerry» peut être considéré comme licite dans la mesure où il rend compte d’une caractéristique comportementale assez manifeste de Stelios Haji-Ioannou, à savoir son attachement quasi obsessionnel à ce gadget électronique qui lui permet de rester en contact constant avec ses affaires. Le Conseil de la presse n’en estime pas moins que les médias devraient éviter de décrire des produits au moyen de marques aussi longtemps que ces dernières ne sont pas reçues en tant que mots génériques par le grand public. Le fait que deux lecteurs au moins de « L’Hebdo » se soient émus de l’article litigieux démontre les dégâts que ce type de pratiques peut infliger à la crédibilité des médias.
4. La plainte de M. Y. conclut de surcroît à une violation du chiffre 9 de la «Déclaration» qui enjoint aux journalistes de «N’accepter aucun avantage, ni aucune promesse qui pourraient limiter son indépendance professionnelle ou l’expression de sa propre opinion». Dans sa réponse à la plainte de M. Y., «L’Hebdo» réfute ce reproche en ces termes: «Contrairement à ce qu’affirme Monsieur Y., le reportage sus-mentionné a été intégralement financé par la rédaction de «L’Hebdo» – transport, hébergement, repas. Par ailleurs, ni notre magazine, ni l’auteur de l’article n’ont reçu d’avantages d’aucune sorte en contrepartie de sa réalisation». Le Conseil de la presse ne dispose pas d’éléments lui permettant de mettre en doute la crédibilité de cette explication, ce qui le conduit à rejeter la plainte de M. Y. sur ce point également.
5. Le Conseil de la presse estime néanmoins hautement regrettable et dommageable pour l’image des médias qu’une publicité suive immédiatement un article rédactionnel qui contient de fréquentes références au bien ou au service dont cette même publicité assure la promotion. Par ailleurs, il n’est pas très heureux qu’un / une journaliste mentionne systématiquement une marque dans un article rédactionnel, sauf évidemment si cette marque se trouve au centre d’une polémique publique.
III. Conclusions
1. Les plaintes sont rejetées.
2. La mention répétée du terme «BlackBerry» dans l’article litigieux ne constitue pas une violation des chiffres 9 et 10 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» dans la mesure où l’article en question n’avait pas de but promotionnel ou publicitaire et où l’usage de ce terme servait à caractériser le comportement de Stellios Haji-Ioannou. La répétition aussi fréquente d’une marque – surtout si elle n’a pas encore valeur de générique – n’en est pas moins problématique car elle met en danger la crédibilité des journalistes.
3. L’interdiction de mélanger information et publicité n’est pas violée lorsqu’une annonce suit fortuitement un article où le nom d’un produit mentionné dans cette annonce apparaît plusieurs fois. Les rédactions doivent toutefois veiller à éviter de telles collisions qui sont de nature à donner au public l’impression de comportements contraires à la déontologie.