I. En Fait
A. Le 6 juin 2005, la «Tribune de Genève» publie, sous la signature de Thierry Mertenat, un article intitulé «Mort chez lui, il attend sa tombe depuis 500 jours». Cet article décrit la découverte à son domicile genevois du corps décomposé d’un homme décédé dix-huit mois auparavant. Le texte indique notamment que l’homme se rendait chaque mois à l’Office cantonal des personnes âgées (OCPA) et que sa dernière visite datait de novembre 2003. Depuis lors, poursuit le journal, les courriers envoyés au défunt par l’OCPA et d’autres institutions publiques et privées sont revenues à leurs expéditeurs. L’article se conclut par une série de questions à l’adresse des autorités: «Pourquoi n’a-t-on pas établi la date du décès à la dernière fois où le résidant des Acacias a fait acte de vie au lieu de ne retenir que le jour où on a retrouvé ses os? Pourquoi laisse-t-on repartir chez lui, sans mesure d’accompagnement, un patient en grande détresse dont le médecin des HUG assure qu’il ne lui reste que quelques mois à vivre? Pourquoi les prestations auxquelles il avait droit serviront-elles aujourd’hui à payer dix-huit mois de loyer exigés par la régie qui continue à ne pas reconnaître que son locataire était mort depuis longtemps? Pourquoi l’OCPA a-t-elle clos le dossier sans demander à son service d’enquête de remonter jusqu’à l’adresse de son visiteur régulier? Pourquoi enfin cette ville ne veut-elle pas être dérangée par les personnes qui meurent dans des conditions sordides? En a-t-elle à ce point honte qu’elle arrive à falsifier la réalité de leur mort?»
B. Le jour suivant, soit le 7 juin 2005, la «Tribune de Genève», toujours sous la signature de Thierry Mertenat, publie un nouvel article intitulé «Drame des Acacias: portrait d’un homme dans la solitude». Cet article fait le portrait du défunt et donne la parole à l’OCPA (source non précisée) qui assure avoir mené l’enquête sur son pupille. Pour autant l’article indique qu’aucun membre de cette institution n’a pris «le temps d’aller frapper à sa porte. Ce genre de vérification ne coûte pas cher».
C. Le 11 juin 2005, la «Tribune de Genève» publie un dernier article sous la forme d’une interview de M. Michel Gönczy, directeur de la Direction générale de l’action sociale du Canton de Genève. Cette interview donne à M. Gönczy l’occasion de rectifier deux erreurs contenues dans les deux articles précédents, soit:
– que la personne retrouvée morte à son domicile ne se rendait pas mensuellement à l’OCPA. Elle n’y est allée qu’à deux reprises, la dernière fois en octobre 2000.
– Contrairement à ce que disait le second article, un fonctionnaire de l’OCPA s’est bel et bien rendu au domicile du défunt en avril 2004.
D. Cette interview a été réalisée le 10 juin 2005. Elle a fait l’objet entre son auteur, Thierry Mertenat et l’interviewé M.Gönczy d’un accord oral puis d’un mail au terme duquel ce dernier pourrait relire le texte avant publication. Le message électronique précise également que la parution de l’article est renvoyée à la semaine suivante, soit dès le 13 juin 2005.
E. Le 15 juin 2005, la «Tribune de Genève» publie un rectificatif dans lequel elle reconnaît trois erreurs dans les articles publiés sur cette affaire. Les deux premières ont déjà été mentionnées (voir supra 1 et 2 de la lettre D). La troisième concerne l’interview de M. Gönczy. Le journal reconnaît que ce dernier n’a pas prononcé littéralement la phrase qui tient lieu de titre à son interview «On n’a pas le droit de s’immiscer dans la vie des gens».
F. Le 8 juillet 2005, M. Michel Gönczy a saisi le Conseil de la presse et déposé plainte contre La Tribune de Genève et Thierry Mertenat. Il invoque les chiffres 1 (rechercher la vérité), 3 (ne pas dénaturer l’opinion d’autrui et donner comme telles les informations non confirmées), 4 (user de méthodes loyales) et 5 (rectification de toute information publiée qui se révèle inexacte) de la «Déclaration des devoirs et droits du / de la journaliste». M. Gönczy justifie sa plainte en s’appuyant sur les erreurs factuelles des deux premiers articles, erreurs rectifiées dans son interview. A propos de cette dernière, il s’étonne de n’avoir pas pu la relire avant publication comme convenu et y apporter des correctifs. Au surplus, il conteste avoir tenu certains des propos rapportés dans cette interview.
G. Le 7 octobre 2005, M. Dominique von Burg, rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», prend position sur la plainte de M. Gönczy. Il fait valoir que Thierry Mertenat a mené une enquête sérieuse, interrogé de nombreux témoins et qu’il a donc pu écrire de bonne foi que l’OCPA ne s’était jamais rendue au domicile du défunt. L’existence d’une telle visite, ajoute-t-il, est aujourd’hui encore «invérifiable». S’il conteste que le contenu de l’interview ait fait l’objet d’une négociation avec le journaliste, il reconnaît qu’il était convenu de donner le texte à relire avant publication. Il regrette la publication anticipée qui a rendu cette relecture impossible. Dominique von Burg met enfin en avant le fait que son journal a tout mis en œuvre pour réparer le préjudice porté à M. Gönczy.
H. La plainte est confiée à la 2ème chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Sylvie Arsever (présidente), Nadia Braendle, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali. Rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», Dominique von Burg s’est récusé.
I. La 2ème Chambre a traité la plainte lors de sa séance du 21 octobre 2005 et par voie de correspondance.
II. Considérants
1. a) Le chiffre 5 de la «Déclaration» oblige les journalistes à «rectifier toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte». La directive 5.1 précise que «le devoir de rectification est mis en œuvre spontanément par le / la journaliste; il participe de la recherche de la vérité». Dans sa pratique, le Conseil suisse de la presse a souligné que sous réserve du principe de la proportionnalité le devoir de rectification, «s’étend à tous les faits significatifs d’un article» (prises de position 6/1994, 28/2000). En revanche, aucune règle de forme n’est en principe requise.
b) En l’espèce, la publication par la «Tribune de Genève» d’une interview où sont reconnues les erreurs factuelles contenues dans les deux premiers articles, cinq et quatre jours après leur publication, s’apparente à une rectification en bonne et due forme. Dans ses questions l’auteur de l’interview reconnaît d’ailleurs explicitement ses erreurs. On ne retiendra donc pas le reproche de violation du chiffre 5.
2. a) Tout autre chose est la question des erreurs elles-mêmes. Il n’y a aucune raison de douter du sérieux de l’enquête journalistique de terrain menée par Thierry Mertenat. Il y a lieu en revanche de se demander pourquoi il n’a pas jugé bon de confronter les résultats de cette investigation avec l’OCPA que pourtant il met explicitement en cause dans les deux articles.
b) A aucun moment, la «Tribune de Genève» n’invoque l’absence d’un responsable de l’OCPA pour justifier de ne l’avoir pas sollicité. Les deux articles ne visaient pas principalement cette institution. Mais les reproches qui lui sont adressés restent graves et la rédaction aurait dû lui donner l’occasion de se déterminer à leur sujet. Selon la directive 3.8 (audition lors de reproches grave) «il convient à tout le moins de donner aux personnes concernées la possibilité de s’exprimer sur tous les reproches graves qui leur sont adressés».
c) Pour sa défense, la «Tribune de Genève» explique que si le journaliste n’a pas pris langue avec l’OCPA, c’est au prétexte que «les faits lui importaient davantage que leur commentaire officiel». Mais alors p
ourquoi avoir mis en cause cette institution à deux reprises au moins et conclu l’article sur des questions à elle directement adressées ? A tout le moins, l’absence de confirmation officielle de sa version des faits aurait dû amener le journaliste à rédiger son article de manière plus hypothétique. En ce sens les chiffres 1 et 3 de la «Déclaration» sont violés.
3. a) Le plaignant fait valoir que la «Tribune de Genève» n’a pas respecté les principes reconnus par le Conseil suisse de la presse concernant les interviews dites convenues (Directive 4.5). Après avoir offert à M. Gönczy la possibilité de relire l’interview et lui avoir assuré qu’elle ne serait publiée que plusieurs jours plus tard, la «Tribune de Genève» a passé outre cette promesse. On a ici franchi les limites de la loyauté (chiffre 4 de la «Déclaration»). La Directive 4.5 statue que l’interview journalistique repose sur un accord entre deux partenaires, qui en établissent les règles. La «Tribune de Genève» a violé cet accord. Le quotidien aurait dû prévenir son interlocuteur de la publication anticipée de l’interview ou, à défaut, la renvoyer. Le souci, invoqué par la Tribune de Genève, de donner le plus vite possible la parole au plaignant ne justifiait pas, dans ces circonstances, la précipitation du journal. Dominique von Burg reconnaît d’ailleurs explicitement que la «Tribune de Genève» aurait dû surseoir à cette publication.
c) Sur la teneur et le contenu de cette interview, le CSP n’a pas en sa possession un enregistrement qui lui permette de décider si tant l’esprit que la lettre des propos tenus par M. Gönczy ont été correctement restitués. Dominique von Burg explique que ceux-ci ont été dans l’ensemble correctement restitués. D’ailleurs, les phrases que le plaignant conteste avoir prononcées ou dont il dit qu’elles ont été mal restituées n’apparaissent pas de nature à modifier profondément le sens de ses propos qu’un large public a pu comprendre.
III. Conclusions
1. La plainte est partiellement admise.
2. La «Tribune de Genève» a violé les chiffres 1 (rechercher la vérité) et 3 (donner très précisément comme telles les nouvelles non confirmés; audition lors de reproches graves) de la «Déclaration» en ne contactant pas l’Office cantonal des personnes âgées (OCPA) voir la Direction générale de l’action sociale avant la publication des articles litigieux.
3. La «Tribune de Genève» a violé le chiffre 4 de la «Déclaration» (loyauté de la recherche) en ne respectant pas l’accord concernant la relecture de l’interview avec Michael Gönczy publié le 11 juin 2005.
4. Pour le reste, la plainte est rejetée. La «Tribune de Genève» a rempli correctement son devoir de rectification.