Nr. 21/2005
Audition lors de reproches graves

(Sirmakes c. «Le Temps») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 20 mai 2005

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I. En fait

A. Le 10 mars 2005, le quotidien «Le Temps» a publié, sous la signature de Fati Mansour, un article intitulé: «L’Etat de Genève devra s’expliquer sur la transaction fiscale qu’il négocie avec le groupe Franck Muller». Cet article est annoncé par une accroche à la Une sous le titre: «Ardoise fiscale: grosse négociation entre un groupe horloger et l’Etat de Genève». Les deux premiers paragraphes de l’article en page 11 résument pour le lecteur le sujet principal de l’article: «La réconciliation publique entre Vartan Sirmakes et Franck Muller n’aura pas suffi à mettre un terme à la procédure pénale ouverte il y a plus d’une année, ni à dissiper l’intérêt accru porté par l’administration fiscale aux opérations de la société horlogère. En fait, Franck Muller Watchland SA, dont le siège est à Genthod, a de gros soucis en matière d’impôt. Aussi négocie-t-il depuis plusieurs mois avec le Département des finances pour réduire le montant de ses arriérés et échapper à une amende colossale.»

En résumé, cinq faits sont traités dans l’article, en lien avec le groupe horloger Franck Muller Watchland SA:

1. L’existence «de montages de sociétés destinés à ne pas payer d’impôts. (…) En substance l’administration aurait mis en évidence que l’entreprise vend les montres à prix coûtant à des sociétés basées à Londres, lesquelles les revendent ensuite plus cher aux distributeurs étrangers.» L’existence de tels montages avait été articulée par Franck Muller lui-même en mars 2003, lors du différend qui l’opposait alors à Vartan Sirmakes et avant la réconciliation intervenue entre eux depuis lors.

2. L’existence d’une plainte pénale en cours destinée à examiner les éventuelles implications pénales de «ces structures qui permettent d’exporter la quasi-totalité des bénéfices».

3. L’existence de négociations entre le groupe horloger en question et le Département des finances en vue de réduire le montant des impôts dus, estimé «selon le premier calcul des contrôleurs» à Fr. 200 millions.

4. L’existence d’une interpellation d’une députée au Grand Conseil «afin d’obtenir des explications sur l’octroi d’éventuels cadeaux fiscaux indus».

5. Les propos de «Me Xavier Oberson, qui représente Watchland face à l’administration fiscale». Me Oberson dit ne pas souhaiter s’exprimer sur la teneur des discussions avec le Département des finances, mais précise que les choses se passent «sereinement», que les désaccords portent essentiellement sur «un problème d’évaluation, qui n’aurait rien à voir avec une faute méritant une amende». Enfin, Me Oberson réfute le terme de Ðcadeauð que certains seraient tentés d’employer pour définir la réduction des arriérés dans ce dossier».

B. Le 29 mars 2005, Vartan Sirmakes porte plainte auprès du Conseil suisse de la presse. Le plaignant reproche l’«allégation de faits faux sans prendre aucune mesure pour en vérifier l’authenticité» (chiffre 1 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste», Directive 1.1 relative à la «Déclaration»). Il reproche également la «violation du principe audiatur et altera pars» (Directive 3.8).

C. Le 29 avril 2005, Jean-Jacques Roth, Directeur-rédacteur en chef du journal «Le Temps» demande que la plainte soit rejetée. Selon son argumentation, «les articles litigieux n’avaient pas pour but de révéler des faits déjà connus mais bien de cerner les enjeux et les mécanismes d’une transaction fiscale importante qui faisait lors de sa rédaction l’objet d’une interpellation devant le Grand Conseil». Ces articles, selon lui, n’accusent pas le plaignant d’être impliqué dans un détournement d’impôt et encore moins d’avoir établi des structures fiscales tombant sous le coup du code pénal. Dès lors il conteste que la journaliste ait violé les chiffres de la «Déclaration» et des directives relatives à celle-ci, mentionnés dans la plainte.

D. La plainte a été confiée à la 2ème chambre du Conseil de la Presse composée de Madame Nadia Braendle et de MM. Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali. Madame Sylvie Arsever, rédactrice du «Temps», s’est récusée.

E. La 2ème Chambre a examiné la plainte lors de sa séance du 20 mai 2005 ainsi que par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Le plaignant reproche à l’auteure de l’article de présenter des allégations de faits faux sans prendre aucune mesure pour en vérifier l’authenticité. Un tel comportement constituerait une violation de la Directive 1.1, qui explicite l’obligation de rechercher la vérité contenue au chiffre 1 de la «Déclaration» et stipule que «la recherche de la vérité est au fondement de l’acte d’informer». En l’occurrence, le propos des articles incriminés porte, non sur la personne du plaignant, mais sur des faits qui présentent un intérêt public évident et qui ne sont pas contestés. C’est l’existence de structures qui pourraient permettre de minimiser les impôts, l’existence d’une plainte pénale en cours et de négociations entre le Département des finances et la société dont le plaignant est le CEO en vue d’une réduction de l’ardoise fiscale. La Chambre estime que la journaliste a suffisamment recherché l’information auprès de sources susceptibles d’éclairer l’opinion des lecteurs sur les points en question: la cheffe du Département des finances, l’administration fiscale, le juge d’instruction et Me Xavier Oberson, qui, selon l’article, «réprésente Watchland face à l’administration fiscale». Le Conseil suisse de la presse conclut en conséquence que la rédaction du «Temps» n’a pas violé la Directive 1.1.

2. Le plaignant estime qu’il y a également violation du devoir «d’audition lors de reproches graves». La Directive 3.8 stipule qu’«en vertu du principe d’équité (fairness) et du précepte éthique général consistant à entendre les deux parties dans un conflit (Ðaudiatur et altera parsð), les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves et de reproduire brièvement et loyalement sa position dans le même article ou la même émission.»

Même si la personne du plaignant n’est pas au centre de l’article contesté, les soupçons soulevés par l’article du «Temps» à l’encontre de la société Watchland dont le plaignant est CEO (optimisation fiscale contestée, négociation sur une transaction fiscale «douteuse» avec le Département genevois des finances, plainte pénale en cours) sont effectivement graves. Il était donc indispensable de contacter avant publication soit le plaignant, soit un autre représentant de la société qui connaissait ce dossier. Il apparaît ici que la journaliste a dûment contacté, consulté et cité Me Xavier Oberson, selon elle le représentant légal de la société Watchland dans le litige en question.

Dans sa plainte, Vartan Sirmakes fait valoir que Me Oberson est le consultant fiscal personnel de Franck Muller et qu’il n’est pas mandaté par la Groupe. La journaliste l’aurait interrogé «à la dernière minute» et uniquement «sur des problèmes d’ordre général». «A aucun moment Mme Mansour a demandé à Me Oberson de prendre position sur l’accusation d’une soustraction d’impôts de l’ordre de 200 millions de francs, ni du reste sur de prétendues infractions pénales commises dans ce même complexe des faits. Je prie le Professeur Oberson, qui me lit en copie, de vous confirmer par courrier séparé l’exactitude de ce qui précéde.» Jusqu’à ce jour, le Conseil suisse de la presse n’a pas reçu une telle confirmation. En outre, le plaignant écrit lui-même que Me Oberson a pris part aux discussions avec l’Administration fiscale cantonale, selon lui comme consultant fiscal de Franck Muller. < /p>

Même si Me Oberson a refusé de s’exprimer sur la teneur des discussions avec le Département genevois des finances, il a souligné que ces négociations se passent «sereinement» et, concernant «les désaccords sur le prix de transfert», qu’il s’agissait d’un problème d’évaluation qui n’aurait rien à voir avec une faute méritant une amende. Enfin, selon l’article, «Me Oberson réfute le terme de «cadeau» que certains seraient tentés d’employer pour définir la réduction des arrières dans ce dossier». En somme, le lectorat peut prendre connaissance que le Groupe Watchland (et donc aussi son dirigeant Vartan Sirmakes) refûtent les accusations graves soulevées. Dans un tel cas, donner la parole à l’avocat chargé du dossier équivaut à interroger le client lui-même. En conséquence, la Directive 3.8 n’a pas été violée par la journaliste du «Temps».

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. Une rédaction qui donne la parole à un avocat chargé d’un dossier en lieu et place de son client respecte le devoir d’entendre, avant publication, une personne faisant l’objet de reproches graves (Directive 3.8).