Nr. 42/2018
Courrier des lecteurs

(X. et Y. c. «La Liberté»)

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I. En fait

A. Le 12 mai 2018, «La Liberté» publie un article intitulé «Proxénétisme en famille à Fribourg». Il concerne, comme le précise le surtitre, de ressortissants roumains soupçonnés d’avoir poussés de jeunes compatriotes à se prostituer.

B. Le 13 mai, Madame X. envoie une lettre de lecteur à «La Liberté». Elle prête entre autres aux clients des prostituées «une absence particulière de scrupules». Le 15 mai, Monsieur Y. envoie à son tour une lettre de lecteur dans laquelle il accuse ces mêmes clients d’«abuser».

C. Les 18 et 19 mai 2018, le rédacteur en chef adjoint en charge du courrier des lecteurs écrit à Madame X. et à Monsieur Y., les rendant attentifs au fait que les passages cités ci-dessus ne peuvent être publié dans la mesure où la prostitution est une activité légale. Par échange de correspondance, et en accord avec leurs auteurs, les deux lettres sont corrigées et publiées le 23 mai 2018.

D. Le 7 juin 2018, Madame X. et Monsieur Y. saisissent le Conseil suisse de la presse. Ils estiment qu’en refusant de publier leurs lettres dans la version première, «La Liberté» a violé la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après «Déclaration»). Ils citent en particulier le chiffre 2.2 des directives relatives à la «Déclaration» («Le pluralisme des points de vue contribue à la défense de la liberté de l’information »), ainsi que le chiffre 5.2 des mêmes directives («Il convient d’accorder dans le courrier des lecteurs la plus large place possible à la liberté d’expression»).

E. Le 12 juin 2018, «La Liberté» publie un commentaire intitulé «Le lion, la gazelle et les brocolis». Sous la plume de Louis Ruffieux, le quotidien critique les «jusqu’au-boutistes» de l’antispécisme, qui visent les vitrines des bouchers.

F. Le 13 juin 2018, le même quotidien, sous le titre «Marie Garnier entre en scène», raconte comment l’ancienne conseillère d’Etat joue dans le spectacle historique «Haldimand… je me souviens d’Yverdon».

G. Le 14 juin 2018, Monsieur Y. envoie une lettre de lecteur au journal, pour corriger l’image excessivement positive du mercenaire Frédéric Haldimand, ce dernier ayant aussi possédé des esclaves et s’étant impliqué dans la guerre contre les Indiens d’Amérique. Le même jour, le rédacteur en chef de «La Liberté», Serge Gumy, appelle Monsieur Y. pour lui demander de remplacer le terme «First Nations», pour éviter un anglicisme. Monsieur Y. défend l’emploi de ce terme, sans aucune connotation discriminatoire, pour finalement accepter d’écrire «Premières Nations».

H. Le 14 juin 2018 encore, Madame X. envoie de son côté une lettre de lecteur critique du commentaire de Louis Ruffieux. Là encore, le rédacteur en chef la contacte pour l’inciter à corriger un passage, peu claire à son avis, de son courrier. Après discussion en échange de courriels, dans lesquels le rédacteur en chef s’en prend également à la première phrase de la lettre («S’il est crétin de jeter une pierre à la vitrine d’un boucher en voulant défendre l’antispécisme, il ne l’est guère moins de s’attaquer précisément à de tels activistes, si l’on veut sérieusement critiquer l’antispécisme.»), Madame X. finit par renoncer à la publication de sa lettre.

I. Le 22 juin 2018, Madame X. et Monsieur Y. adressent un complément à leur plainte au Conseil de la presse. Pour eux, des pressions intolérables ont été exercées à leur encontre à propos de leurs lettes respectives du 14 juin.

J. Le 13 juillet 2018, «La Liberté» répond à la plainte et à son complément. Le rédacteur en chef adjoint Sébastien Julan s’étonne de la plainte du 7 juin, puisqu’il s’était «contenté de rendre attentifs (les plaignants) que deux passages de leur texte respectif (…) pouvaient prêter confusion dans un contexte judiciaire», que les plaignants avaient accepté les remarques et que les lettres avaient été publiées. Concernant le complément à la plainte, le rédacteur en chef Serge Gumy fait remarquer qu’il a fini par céder à la demande de Monsieur Y. en laissant passer le terme «Premières Nations», à son avis pourtant peu connu des lecteurs. Quant à son différend avec Madame X., Serge Gumy estime qu’on ne saurait traiter l’auteur de l’article de crétin, et que «les contre-proposition écrites faites à (la plaignante) visaient à donner une base factuelle à la poursuite de la discussion».

K. Selon l’art. 13 alinéa 1 du Règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

L. La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Francesca Snider (vice-présidente) et de Max Trossmann (vice-président), a traité la présente prise de position le 19 octobre 2018 par voie de correspondance.

II. Considérants

1. En premier lieu, les plaignants estiment que «La Liberté» a violé le chiffre 2 de la «Déclaration», et en particulier la directive 2.2 qui s’y rapporte et qui recommande de respecter un pluralisme des points de vue. Dans la mesure où le quotidien n’a pas refusé de publier les points de vue des plaignants, mais n’est intervenu que sur l’un ou l’autre terme, le Conseil de la presse estime que le chiffre 2 de la «Déclaration» n’est pas touché.

2. Pour le Conseil de la presse, la plainte concerne donc le chiffre 5 de la «Déclaration» et la directive 5.2 sur le courrier des lecteurs en particulier. Comme le font remarquer les plaignants, cette directive stipule qu’il «convient d‘accorder dans le courrier des lecteurs la plus large place possible à la liberté d‘expression. C‘est pourquoi les rédacteurs chargés des lettres de lecteurs ne doivent intervenir que si celles-ci contiennent des violations manifestes de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».

3. Mais la même directive poursuit que «les lettres de lecteurs (…) peuvent être remaniées et raccourcies.» Dans les cas d’espèce, la question est donc de savoir si le quotidien avait de bonnes raisons de demander des modifications. Dans les courriers concernant le «proxénétisme en famille», le journal pense que certains termes étaient inadaptés au contexte juridique – à savoir qu’on ne saurait mettre sur le même pied un des proxénètes et des clients. Même s’il elle peut paraître pointilleuse, cette posture se défend, d’autant plus que le journal proposait des termes de remplacement tout à fait acceptables, parce qu’ils ne travestissaient pas la pensée des plaignants.

4. Pour ce qui est de la lettre du plaignant Y. concernant le mercenaire Haldimand, le Conseil de la presse constate qu’un accord nullement défavorable au plaignant est intervenu. On ne saurait donc parler d’une violation de la «Déclaration». Et pour ce qui est de l’autre courrier évoqué dans le complément à la plainte (sur l’antispécisme) «La Liberté» était en droit demander les clarifications qu’elle jugeait utiles, tout comme la plaignante était en droit de retirer sa lettre.

5. Pour finir, le Conseil de la presse relève que la direction de la rédaction de «La Liberté» s’est montrée particulièrement empressée et respectueuse des auteurs des lettres. Même si l’on peut comprendre que les plaignants divergent sur certaines appréciations, on ne peut les suivre quand ils estiment avoir été privés de leur droit de s’exprimer.

III. Conclusions

1. La plainte et son complément sont rejetés.

2. En demandant des modifications au libellé de lettres de lecteurs, «La Liberté» n’a pas violé la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».