Nr. 39/2012
Vérité / Rectification / Dénaturation des faits / Désignation des nouvelles non confirmées / Distinction entre l’information et le commentaire / Discrimination

(Collectif des Syriens de Suisse c. «La Liberté»/«Le Courrier»/«L’Hebdo») Prise de

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I. En fait

A. Le 19 janvier 2012 «La Liberté», «Le Courrier» («Au cœur du piège fatal dans la ville de Homs. Qui a tué en Syrie le grand reporter de guerre français Gilles Jacquier? Témoignage.») et «L’Hebdo» («Syrie. Au cœur du piège de Homs») publient simultanément un reportage cosigné par Sid Ahmed Hammouche («La Liberté») et Patrick Vallélian («L’Hebdo»). Les deux journalistes suisses racontent comment ils ont vécu une voyage de presse «étrange à l’épilogue tragique».

Dans leur reportage les deux journalistes constatent que «les circonstance du décès du grand reporter restent mystérieuses». Et ils posent une série des questions: Qui est responsable de l’assassinat du journaliste français? «Faut-il voir sa mort comme un meurtre d’Etat?  (…) Ou alors s’agit-il d’un attentat d’un groupuscule salafiste incontrôlable? Damas n’a en tout cas pas attendu le résultat de l’enquête qu’elle a ouverte pour dénoncer une attaque terroriste. Une thèse qui l’arrange pour fermer de nouveau son pays aux médias étrangers.» Pourquoi les hommes «qui étaient censés assurer la sécurité de notre convoi de journalistes étrangers» se sont-ils évanouis dans la nature au moment décisif? Pourquoi le programme prévu a-t-il été modifié? «Pourquoi le bus du Ministère de l’information , qui affichait un gros panneau ‹press› sur sa vitre avant, n’a-t-il pas été pris pour cible lui aussi?». Quel est le rôle de Mère Agnès, une «religieuse chrétienne» qui a organisé la voyage de presse?

B. Le 27 janvier 2012, le Collectif des Syriens de Suisse, Genève, saisit le Conseil suisse de la presse. Il estime que «La Liberté», «Le Courrier» et «L’Hebdo» ont publié des «pamphlets partisans et totalement tendancieux». Selon les plaignants les auteurs des articles mentionnés ci-dessus ont contrevenu aux chiffres 1 (vérité), 2 (distinction entre l’information et le commentaire), 3 (ne dénaturer aucune information; designer comme telles les nouvelles non confirmées), 5 (rectification) et 8 (discrimination) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (ci-après: «Déclaration») ainsi qu’à plusieurs des Directives y relatives.

Le Collectif des Syriens de Suisse accuse les trois journaux d’avoir publié des sentiments, interprétations et relations dramatiques au lieu de rechercher la vérité. «Nulle part on les voit dire qu’un journaliste de la BBC, Mohammed Ballout, présent sur les lieux à quelques centimètres d’eux-mêmes, affirme sans le moindre doute que les tirs sont partis des quartiers contrôlés par les insurgés. Nulle part on les entend citer un autre journaliste photographe, faisant lui aussi partie du même groupe, Joseph Eid, qui (…) raconte que les tirs sont partis de là où se trouvent les insurgés.» Pour les plaignants, l’entier des articles n’est qu’une affirmation définitive d’évènements, «à ce moment là totalement invérifiables. Ce qui n’empêche pas les journalistes en question de parler d’une manière toute aussi définitive, de ‹crime d’Etat›.» Et malgré les informations grossièrement fausses et tendancieuses qu’ils ont publiés les trois journaux n’ont pas jugé utile de rectifier. Finalement, le Collectif des Syriens de Suisse estime que la désignation de l’appartenance ethnique ou nationale («Journalistes libanais ne cachant pas leur sympathie pour le pouvoir») et de la religion («Mère Agnès, une religieuse chrétienne») «ont beaucoup contribué à ce que l’opinion publique considère que le milieu chrétien est entièrement fidèle au pouvoir et est à sa solde» alors que les plus grands opposants syriens sont des Chrétiens.

C. Dans leur réplique commune du 14 mars 2012, les trois rédactions – représentées par un avocat – considèrent que la plainte du Collectif des Syriens de Suisse est «irrelevante». En tant qu’invités dans un pays de guerre, Patrick Vallélian et Sid Ahmed Hammouche ont publié un témoignage dont le ton est naturellement subjectif «mais en rappelant les informations essentielles qui permettaient aux lecteurs de connaître le contexte». Par ailleurs les auteurs rappellent dans leur reportage, «au-delà des évènements tels qu’ils ont pu les ressentir, que de nombreuses questions se posent. (…) Contrairement à ce qu’affirment les plaignants, l’hypothèse du crime d’Etat n’est qu’une hypothèse et non un assertion définitive.» Quant au reproches de haine ils «sont totalement infondés».

D. Selon l’art. 12 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse la presse, la présidence traite les plaintes qui, dans leurs éléments essentiels, concordent avec des cas déjà traités par le Conseil de la presse ou qui revêtent une importance mineure.

E. Le 21 mars 2012, le Conseil suisse de la presse communique que l’échange de correspondance avec les parties est terminé et que la plainte sera traitée par la présidence du Conseil.

F.
La présidence du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), de Francesca Snider (vice-présidente) et de Max Trossmann (vice-président), a traité la présente prise de position le 17 août 2012 par voie de correspondance.

 
II. Considérants

1. a) Selon la jurisprudence du Conseil de la presse les comptes rendus unilatéraux et partisans sont tout a fait compatibles avec la «Déclaration» (voir entre autres les prises de position 58/2003, 43/2005, 8 et 17/2011). Dans sa prise de position 47/2002 le Conseil a relevé qu’un «journalisme engagé impliquant une focalisation sur certains aspects de la réalité ne contrevient pas à déontologie des journalistes». Dès lors les deux journalistes et leurs rédactions étaient tout à fait libres de publier un témoignage subjectif des évènements et ils n’étaient pas tenus de rendre compte des opinions divergentes quant au cause du décès de Gilles Jacquier.

2. Le Conseil de la presse, selon une pratique constante, relève qu’il ne lui appartient pas de vérifier si des allégations de faits contestés par les parties et contenus dans un récit médiatique correspondent à la vérité (voir à ce sujet les prises de position 50/2006, 3 et 32/2007). Le Conseil de la presse ne dispose d‘ailleurs pas des moyens contraignants nécessaires pour mener une procédure d’administration des preuves concernant des états de fait contestés. Cela est encore plus vrai quand il s’agit des correspondances de guerre, «car toutes les parties au conflit mènent leur guerre de propagande et tentent d’amener les médias à refléter leur propre point de vue» (prise de position 4/2000). En occurrence, le reportage contesté évoque certes la possibilité que l’Etat syrien soit responsable du «piège fatal». Mais pour le Conseil de la presse il ne peut pas être question d’une «affirmation sans le moindre doute», puisque les auteurs répètent à plusieurs reprises que de «nombreuses questions se posent». Dès lors «La Liberté», «Le Courrier» et «L’Hebdo» n’ont pas violé le chiffre 1 (vérité) ni – en conséquence – le chiffre 5 (rectification) de la «Déclaration».

3. Finalement, le Conseil de la presse ne voit pas dans quelle mesure l’indication qu’un journaliste libanais qui a pris part au voyage de presse «ne cache pas sa sympathie pour le régime syrien» et que la Mère Agnès Mariam, qui a organisé la voyage de presse, est un «chrétienne ‹franco-libanaise›» relève de la discrimination. De même, le grief de manque de distinction entre l’information et le commentaire apparaît com
me manifestement infondé du fait que le lectorat est informé qu’il s’agit d’un témoignage subjectif et qu’il n’est guère possible – dans un contexte de guerre – de ne livrer que des informations vérifiées.


III. Conclusions


1.
La plainte est rejetée.

2. En publiant simultanément le 19 janvier 2012 un reportage sur l’assassinat du journaliste français Gilles Jacquier, «La Liberté» et «Le Courrier» («Au cœur du piège fatal dans la ville de Homs. Qui a tué en Syrie le grand reporter de guerre français Gilles Jacquier? Témoignage.») ainsi que «L’Hebdo» («Syrie. Au cœur du piège de Homs») n’ont pas violé les chiffres 1 (vérité), 2 (distinction entre l’information et le commentaire), 3 (ne dénaturer aucune information; designer comme telles les nouvelles non confirmées), 5 (rectification) et 8 (discrimination) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».