I. En fait
A. Au mois de juin 2011, l’évasion de B., dangereux criminel récidiviste, fait la une de tous les médias de Suisse. Comme souvent dans ces circonstances, tenu compte de la dangerosité du fugitif et donc de la forte émotion suscitée par l’affaire, les médias la couvrent avec une certaine intensité, parfois jusqu’à un certain emballement.
B. Le 30 août et le 13 septembre 2011, la sœur de B., Mme X., se plaint au Conseil de la presse d’une série d’articles qui, écrit-elle, «ont littéralement jeté en pâture, et de manière particulièrement agressive et harcelante, mon père, ma mère, mes deux sœurs et moi-même». Elle fait ici allusion aux qualificatifs utilisés pour décrire le contexte familial dans lequel a été élevé B., la manière dont le père de ce dernier a été décrit et la traque dont il aurait été l’objet.
– Le premier article visé par la plainte est celui publié le 29 juin 2011 par «Le Temps». Cet article, signé Fati Mansour et titré «Conversation avec un psychopathe» consiste en un portrait de B. – à cette époque recherché par toutes les polices de Suisse à la suite de son évasion – que le journaliste raconte avoir rencontré plus de dix ans plus tôt lorsque B. purgeait une peine de prison au pénitencier vaudois de Bochuz pour assassinat et plusieurs délits graves d’ordre sexuel. Le condamné de l’époque évoque son parcours criminel et affirme notamment que sa première «victime» ne fut autre que l’une de ses sœurs. Dans un encadré qui accompagne cet article, la vie de B. est égrenée par une série de dates. A celle de sa naissance le journaliste écrit de B., «Son père, un homme violent, est mouleur chez von Roll. Sa mère, femme au foyer, ne s’oppose pas aux brutales corrections des enfants».
– Le second article – «Wir haben Angst! Er ist nicht mehr unser Sohn!» – daté du 30 juin 2011, paraît sur le site «Blick.ch» et dans «Blick» version papier. Non signé, l’article cherche à savoir où est né et a vécu B. – désigné en toutes lettre. Le reporter a rencontré le père de B. à son domicile. Ce dernier affirme dans l’article ne plus avoir de contact avec son fils – dont il a peur – depuis plus de trente ans et l’avoir effacé de sa vie.
– Dans un article paru le même jour sur son site et non signé («Pour les parents de B., leur fils n’existe plus»), «Le Matin.ch» reprend l’essentiel des informations du «Blick» détaillées ci-dessus.
– Dans un deuxième article paru le 1er juillet – «Le violeur évadé était un brise-fer» – Vincent Donzé raconte s’être rendu à Delémont, ville natale de B. Il y a rencontré des voisins et connaissances de B. et son père. Ce dernier, raconte l’article, a menacé les journalistes, ce qui semble confirmer la thèse selon laquelle, écrit le journal, il est un «homme à poigne». Dans la suite de l’article, des membres de la famille contestent pourtant l’affirmation selon laquelle le père de B. aurait battu son fils pendant son enfance. Un ami de B. affirme enfin que sa «famille était décousue avec une mère souvent absente».
– Le 2 juillet 2011, «Le Matin» fait paraître sous la signature de Vincent Donzé un nouvel article – «Jeanine, sœur de B.: ‹On est soulagé pour lui›» – fruit d’une rencontre du journaliste avec le père et deux des sœurs de B. Ces derniers disent leur soulagement après son arrestation. L’article est accompagné d’une photo floutée des deux protagonistes.
– Ce même jour – soit celui de la reddition de B. à la police – «Le Temps» publie un article signé Serge Jubin et Pierre-Emmanuel Buss qui fait le récit de la cavale du délinquant et des conditions de son arrestation («La reddition misérable de B.»). L’article revient également sur la vie de B. et les motifs de son comportement criminel. «Un père violent, humiliant, sadique. Une mère au comportement ambigu: fusionnelle avec son fils et complice des sévices du père». Plus loin B. est qualifié de «psychopathe manipulateur, narcissique, violeur et assassin».
– Le 22 août 2011 dans «Le Matin online» et le 23 août dans «Le Matin» version papier, est publié un article relatant l’absence de B. aux obsèques de sa mère («B. absent des obsèques de sa mère»). L’article précise que B. n’a pas fait pour l’occasion de demande de congé.
Au «Temps», la plaignante reproche l’usage des termes d’«homme violent, humiliant et sadique» pour qualifier les méthodes éducatives de son père et d’avoir accusé la mère de B. d’être une «complice consentante», cela sans préciser que tous ces termes sortaient de la bouche de B. Elle invoque les chiffres 1 (recherche de la vérité), 3 (indication des sources) et 7 (respect de la vie privée et accusations gratuites) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» ainsi que la directive 8.3 (protection des victimes) relative à la «Déclaration». Au «Blick» Mme X. reproche d’avoir violé le chiffre 7 de la «Déclaration» (respecter la sphère privée) et les directives 7.1 (protection de la vie privée) et 7.2 (Identification) y relatives. Au «Matin» enfin elle reproche d’avoir violé les chiffres 1 (vérité), 3 (indication des sources), 4 (méthodes déloyales) et 7 (sphère privée) de la «Déclaration».
C. Le 3 octobre 2011, «Blick» annonce qu’il renonce à sa réplique aux accusations de la plaignante.
D. Le 21 octobre 2011, sous la signature de sa rédactrice en chef Sandra Jean, «Le Matin» conteste les accusations de la plaignante. Pour ce qui concerne les articles des 30 juin, des 1er et 2 juillet et du chiffre 1 (recherche de la vérité) de la «Déclaration» le journal a pris soin de réaliser une enquête de proximité et de prendre explicitement l’avis de la famille sur la question du comportement de son père pendant l’enfance du fugitif. «Le Matin» conteste donc avoir violé les directives 3.1 (traitement des sources) et 3.8 (audition lors de reproches graves) et enfin le chiffre 4 de la «Déclaration» (loyauté de la recherche). Le père de B. et une de ses filles ont reçu les journalistes du «Matin» en pleine conscience et n’ont pas demandé que leurs propos ne soient pas rapportés. La plaignante au contraire n’a pas souhaité voir ses propos reproduits, demande que le journal a respectée.
S’agissant du chiffre 7 (respect de la sphère privée) de la «Déclaration», «Le Matin» conteste totalement la version de la plaignante. En floutant les photos, en n’usant que des initiales pour désigner B. le journal a respecté les prescriptions de la «Déclaration». Selon «Le Matin» ces précautions rendent hors de propos l’accusation selon laquelle il aurait pu mettre en danger la vie du père de B. Par ailleurs, justifie «Le Matin», le chiffre 7.2 s’applique aux personnes qui ne font pas partie de l’entourage familial.
«Le Matin» conteste également toute violation de la «Déclaration» s’agissant de son article du 22 août 2011. Selon lui, l’intérêt public de la présence ou non de B. aux obsèques de sa mère est évident, s’agissant d’un criminel de cette envergure. Par ailleurs, le journaliste présent sur les lieux a évité tout contact avec la famille. Le droit à l’oubli invoqué par le plaignante n’est pas absolu, rappelle «Le Matin». Il prévoit des exceptions et notamment celle-ci: le droit à l’oubli est relatif lorsqu’il y a un rapport entre le comportement passé et l’activité présente d’une personne.
E. Le 18 octobre 2011, Pierre Veya, rédacteur en chef du «Temps», fait parvenir sa réponse au Conseil suisse de la pr
esse. Selon lui, il ressort de la plainte de Mme X. que seul est en cause l’article paru le 2 juillet 2011 sous la plume de Serge Jubin. Pierre Veya rappelle qu’à la suite d’une réclamation de Mme X., le terme «sadique» utilisé pour qualifier le comportement de B. au cours de son enfance a été retiré des archives du journal. «En application de l’article 10 du règlement du Conseil suisse de la presse, ledit Conseil ne devra pas entrer en matière sur ce volet de la plainte, le journal «Le Temps» ayant déjà pris les mesures correctrices nécessaires.» Sur les autres termes utilisés par l’auteur de l’article pour décrire l’environnement familial de B., Pierre Veya conclut au rejet de la plainte. Ces termes avaient déjà été utilisés sans être contestés dans de précédents article et émanaient de sources sûres même si anonymes.
Le rédacteur en chef conteste également toute violation des chiffres 7.1 (protection de la vie privée), 7.2 (identification), 7.3 (enfants), 8.3 (protection de victimes) relative à la «Déclaration». L’intérêt public de traiter d’une telle affaire est évident, écrit-il. Le journaliste n’a jamais harcelé de B. et le droit à l’oubli ne peut être invoqué en l’espèce s’agissant d’un criminel multirécidiviste.
F. La plainte est traitée le 17 février 2012 ainsi que par correspondance par la deuxième Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Dominique von Burg (président), Pascal Fleury, Michel Bührer, Anne Seydoux, Françoise Weilhammer, Annik Dubied et Michel Zendali.
II. Considérants
1. Le type d’affaire dont il est question ici a suscité une très forte émotion dans l’opinion publique et, partant, une couverture médiatique particulièrement intense. Dans sa jurisprudence, le Conseil suisse de la presse a souvent appelé les journalistes à une certaine retenue et à une pesée d’intérêts permanente pour éviter le phénomène d’emballement médiatique. Même si le personnage dont il est question a pu avoir des comportements ignobles, les médias ne doivent pas s’autoriser à tout publier sans discernement et sans respecter certains principes de la «Déclaration» comme l’audition en cas de reproches graves ou la protection des victimes (prise de position 58/2010).
2. Selon la directive 7.5 relative à la «Déclaration» les personnes condamnées ont un droit à l’oubli. Mais ce droit n’est pas absolu. On peut rendre compte de manière proportionnée de procédures passées, pour autant qu’un intérêt prépondérant le justifie, en particulier un nouveau rebondissement. De plus, même s’il y a un rapport entre les évènement passés et l’actualité , cela n’autorise pas ipso facto les médias à publier tous les détails portés à la connaissance du public lors du jugement, dix ans auparavant. Au contraire en appliquant le principe de la proportionnalité ils doivent soupeser quelles sont les informations qui répondent présentement à un intérêt public prépondérant, et quelles sont celles où la protection des proches notamment prévaut.
3. a) «Le Temps» est mis en cause à travers un seul article, celui paru le 2 juillet 2011. L’auteur raconte la reddition de B., à l’époque le fugitif le plus recherché de Suisse et revient sur son profil psychologique et son parcours de vie. La plaignante invoque une violation du chiffre 3 de la «Déclaration» sous l’angle de l’indication des sources. Pour le Conseil suisse de la presse deux autres aspects du chiffre 3 sont plutôt touchés: ne pas supprimer des éléments des informations essentiels, voire l’audition lors de reproches graves.
b) La qualification du père de B. comme «homme violent, humiliant» et finalement «sadique» peut en effet apparaître comme problématique. Elle est inspirée par une connaissance du dossier dont le journaliste auteur peut se prévaloir pour avoir suivi certains de ses procès. Devant ce qui s’apparente à une accusation grave, le journaliste devait-il donner tout de même la parole au père mis en cause par son propre fils?
c) Le Conseil suisse de la presse a affirmé à plusieurs reprises que le devoir d’auditionner tombe, si l’accusation n’est pas nouvelle (prises de position 23/2008, 72/2011). Il est toutefois recommandé de redonner, avec l’accusation déjà publiée auparavant le démenti d’alors ou à tout le moins de relativiser cette accusation. En l’occurrence, même s’il n’était pas approprié de confronter le père de B. avec les reproches formulés naguère par son fils, le Conseil estime que «Le Temps» use d’un raccourci trop catégorique en qualifiant le comportement de la mère et du père de B. Le quotidien aurait dû relativiser ces reproches en les attribuant clairement à B. Certes, «Le Temps» a retiré le terme de «sadique» de ses archives, faisant preuve d’une évidente bonne volonté. Néanmoins, les conditions pour ne pas entrer en matière (article 10 alinéa 1 du règlement du Conseil suisse de la presse): cas de peu d’importance, mesures correctrices et excuses publiques) ne sont pas remplies.
d) En revanche, on ne retiendra aucun des autres griefs avancés par la plaignante. En ne publiant pas en toutes lettres le nom de B., «Le Temps» a respecté les limites imposées par la protection de la vie privée. Les sources, même anonymes, sont indiquées comme telles.
4. a) S’agissant du «Blick», la plaignante invoque la violation du chiffre 7 de la «Déclaration» qui prescrit que le journaliste «respecte la vie privée des personnes pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire». Le journal désigne B. en toutes lettres dans son article au contraire des autres titres. La question est alors de savoir si cette désignation était légitime.
b) La mention du nom complet de B était-elle justifiée du fait qu’il était en cavale? Ce n’est pas l’avis du Conseil de la presse. Si la photo du fugitif se justifiait, la révélation de son nom en revanche n’augmentait en rien les chances de le repérer. La plainte est donc sur ce point admise.
c) Pour le reste, on peut se demander si les détails rapportés dans l’article ont été obtenus par un harcèlement du père de B. ou par des moyens déloyaux. Au vu de l’article et de la plainte, tel n’a, semble-t-il, pas été le cas. Le père ouvre sa porte aux journalistes et leur demande même d’être discrets au vu de la présence dans l’appartement de la mère mourante de B. Il semble donc bien que le père, malgré son grand âge, ait consenti à ce que ses propos soient recueillis puis rapportés. Sur ce point donc (respect de la vie privée et interdiction d’user de méthodes déloyales), la plainte est rejetée.
5. Venons en aux articles parus dans «Le Matin on line» et imprimés des 30 juin, 1er et 2 juillet 2011.
a) Sur le premier, rédigé sur la base des informations déjà parues dans le «Blick», il convient de s’en tenir aux arguments déjà évoqués ci-dessus sur le consentement du père de B.
b) L’article du 2 juillet 2011, produit d’une enquête propre du journal, est plus problématique. A le lire, on peut douter en effet du consentement du père de B. qui, semble-t-il, menace les deux journalistes. Cependant «Le Matin» assure que ce consentement existait de fait. Sur la base des pièces qu’on lui a fournies, le Conseil de la presse n’est pas en mesure de trancher cette question. Dans le reste de l’article, il apparaît que le journaliste prend des avis à de nombreuses sources et relativise les appréciations publiées jusqu’ici sur l’enfance de B. et le comportement de ses parents. S’agissant des chiffres 1, 3 4 e
t 7 de la «Déclaration», il convient donc de rejeter la plainte.
c) L’article du 22 août 2011 et rend compte des obsèques de la mère de B. La question de savoir si les autorités pénitentiaires auraient relâché un criminel aussi dangereux que B après sa fugue était certes d’intérêt public, comme le fait valoir le quotidien. Mais comme B n’avait fait aucune demande dans ce sens, il n’y avait plus d’intérêt public à rendre compte des obsèques de sa mère. L’article contrevient donc à la directive 7.8 qui prescrit que les «journalistes se montrent particulièrement réservés à l’endroit de personnes en situation de détresse ou de deuil ou encore qui se trouvent sous le choc d’un événement». Par respect pour la famille et en l’absence de tout intérêt public, l’article n’aurait donc pas dû paraître et la plainte est admise sur ce point.
III. Conclusions
1. La plainte contre «Le Temps» est partiellement admise.
2. En publiant des reproches graves déjà publiées auparavant sans les relativiser de manière adéquate («La reddition misérable de B.»; édition du 2 juillet 2011) «Le Temps» a contrevenu au chiffre 3 (ne pas supprimer des éléments des informations essentiels) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste».
3. Pour le reste, la plainte contre «Le Temps» est rejetée.
4. «Le Temps» n’a pas violé les chiffres 1 (vérité), 3 (sources), 7 (respect de la vie privée) et 8 («protection des victimes») de la «Déclaration».
5. La plainte contre «Le Blick» est partiellement admise.
6. En publiant l’article du 30 juin 2011 –«Wir haben Angst! Er ist nicht mehr unser Sohn!» – «Blick» a violé le chiffre 7 (identification) de la «Déclaration».
7. Pour le reste, la plainte contre «Blick» est rejetée.
8. La plainte contre «Le Matin» est partiellement admise.
9. En publiant l’article du 23 août 2011 – «B. absent des obsèques de sa mère» – «Le Matin» a violée le chiffre 7 (respecter la sphère privée) de la «Déclaration». Les personnes frappées par un deuil méritent le respect de leur sphère privée,sauf intérêt public prépondérant.
10. Pour les autres articles incriminés, la plainte contre «Le Matin» est rejetée.
11. «Le Matin» n’a pas violé les chiffres 1 (vérité), 3 (indication des sources) et 4 (loyauté de le recherche) de la «Déclaration».