Nr. 9/1998
Traitement des sources / Rectification

(A. c. „La Liberté“ / „Le Courrier“) Prise de position du Conseil de la presse du 25 mai 1998

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I. En fait

A. Au cours de l’automne 1997, le journal fribourgeois „L’Objectif“ publie plusieurs articles liés à la présence en Suisse de ressortissants rwandais, en rapport avec le génocide qui a endeuillé le Rwanda an 1994. Sur deux pages, dans l’édition du 22 août 1997, le journaliste M. dénonce les activités de 21 „nazis“ rwandais et se demande „Qui, en Suisse, protège les amis des génocidaires, et pourquoi?“. L’article évoque plus particulièrement le cas d’Innocent Semuhire, établi dans le canton de Fribourg et soupçonné d’avoir appuyé directement et concrètement les membres de l’ancien régime rwandais.

Le 19 septembre 1997, „L’Objectif“revient sur la question dans un article intitulé „Nouvelle révélation sur les „nazis“ rwandais en Suisse romande: l’un d’eux était greffier au „Tribunal à Fribourg“.

Le 20 octobre 1997, sur une page, le quotidien fribourgeois „La Liberté“ évoque à son tour le sujet en citant „L’Objectif“ à plusieurs reprises et en donnant la parole à divers acteurs et témoins régionaux. La même enquête signée Olivier Brodard est publiée le 23 octobre 1997 dans le journal genevois „Le Courrier“.

B. Le 18 novembre 1997, le rédacteur en chef de „L’Objectif“, A., dépose une plainte contre „La Liberté“ auprès du Conseil de la presse, et en fait de même le 26 novembre 1997 à l’encontre du „Courrier“. „L’Objectif“ accuse en particulier les deux journaux de ne pas avoir cherché à vérifier le contenu des articles initiaux publiés par lui-même, de ne pas avoir publié un article complémentaire après avoir pris connaissance de précisions/rectifications parues dans „L’Objectif“, de désinformer, d’avoir supprimé et/ou dénaturé des éléments contenus dans les articles initiaux de „L’Objectif“.

C. Dans sa prise de position du 11 décembre 1998, le rédacteur en chef du „Courrier, M. affirme que l’article du 23 octobre 1997 repris de „La Liberté“ est parfaitement équilibré; qu’aucune demande de rectification n’a été déposé par „L’Objectif“, qu’une lettre de lecteur et un article d’analyse apportant diverses précisions ont ensuite été publiés.

D. Le 24 décembre 1997, le rédacteur en chef de „La Liberté“, D. réfute les arguments de „L’Objectif“. A ses yeux, le journaliste Olivier Brodard a pris du recul, a donné la parole à tous les acteurs de l’affaire, n’a pas mélangé commentaire et information tout en condamnant explicitement le génocide rwandais.

E. Avant, pendant et après la publication des divers articles, plusieurs démarches sont entreprises auprès de la Justice visant, dans la plupart des cas, à préserver la personnalité des acteurs.

F. La présidence du Conseil de le presse à décide de soumettre la plainte à la 2ème chambre composé par Daniel Cornu (président), Madeleine Joye, François Gross, Laurence Naef, Urs Widmer et Philippe Zahno. Deux membres de la chambre, Madeleine Joye („La Liberté“) et François Gross (ancien rédacteur en chef de „La Liberté“) se sont récusés spontanément. Une demande de récusation de M. Jean-Marc-Angeloz à l’encontre de François Gross est donc devenue sans objet. Une autre demande de récusation à l’encontre du président de la chambre, Daniel Cornu, a été rejetée par le président du Conseil de la presse, Roger Blum. La 2ème chambre a traité la plainte lors de ses séances du 30 janvier et 6 mai 1998.

II. Considérants

1. Le génocide du Rwanda a provoqué et soulève encore une intense émotion. Justice n’a pas été rendue, les criminels ne sont pas punis et les tensions n’ont donc pas baissé. Les médias jouent un rôle important dans ce contexte, mettant en lumière des comportements, établissant des faits et diffusant des opinions qui contribuent à la recherche de la verité.

Le Conseil de la presse n’est pas en mesure de cerner la vérité du drame rwandais dans toute sa dimension, ses acteurs et ses faits. Cela signifie qu’il n’est pas en mesure de rapporter les articles publiés par „La Liberté“ et „Le Courrier“ à une verité qui serait clairement établie et donc de vérifier le respect par ces deux titres de l’application du chiffre 1 de la „Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste“. Il doit se contenter, dans cette affaire, d’analyser la situation en s’en tenant strictement aux applications de l’éthique journalistique.

Le Conseil de la presse renonce à s’exprimer sur des affaires en cours au niveau de la justice, dès lors que le risque existe que ses conclusions soient utilisées par l’une ou l’autre partie; il exclut tout interférence dans le cours d’une enquête judiciaire. Tout en condamnant la folie meurtrière au Rwanda, il ne peut pas non plus se substituer à la justice. Dans le cas qui nous occupe, le Conseil de la presse ne porte donc aucun jugement de valeur sur les gens, leur comportement ou leur démêlés avec la justice. Il se concentre sur les aspects professionnels et éthiques soutenus par les plaintes de M. A.: le traitement des sources (chiffre 3 de la „Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste“) et le devoir de rectification (chiffre 5), ainsi que, à titre subsidiaire, l’interdiction d’accusations anonymes et gratuites (chiffre 7).

2. Les articles de „L’Objectif“ constituent la base à partir de laquelle Olivier Brodard a construit ses propres sujets en citant une douzaine de fois son confrère. Fondamentalement, on a affaire dans ce cas à deux types de traitement journalistique très différents.

D’une part, dans le cas de „L’Objectif“, il s’agit d’un journalisme engagé, dénonciateur, porteur d’un message fort, basé sur des documents identifiés et visant à démontrer la responsabilité de 21 ressortissants rwandais vivant en Suisse dans le génocide de 1994.

D’autre part, dans le cas de „La Liberté“ et du „Courrier“, il s’agit d’une approche plus large visant à donner la parole au plus grand nombre possible d’acteurs, et à prendre un certain recul critique.

Toutes les formes de journalisme sont conformes à la „Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste“ dans la mesure où elles sont identifiables. Le public doit être en mesure de discerner aisément les intentions du média et du journaliste: a-t-il affaire à un journal généraliste, engagé spécialisé, satirique?

En connaissance de cause, le lecteur peut se faire sa propre opinion en entrant dans le jeu proposé par le média ou en gardant ses distances. Chacune dans leur genre, les manières de traiter l’information et plus particulièrement le drame du génocide rwandais par „L’Objectif“ et par „La Liberté“/„Le Courrier“ sont en soi acceptables.

„L’Objectif“ reproche à „La Liberté“/“Le Courrier“ d’avoir tronqué la réalité (chiffre 3 de la „Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste“). Olivier Brodard n’était pas tenu de donner intégralement les éléments contenus dans „L’Objectif“, ceux-ci ne représentant qu’un point de vue sur la réalité. En revanche, en citant ce journal, il se devait de ne pas trahir le point de vue exprimé. Sur un plan matériel, la sélection des éléments présentés par „L’Objectif“ était inévitable dès lors qu’Olivier Brodard étendait l’enquête en donnant la parole à de nombreuses personnes, témoins ou acteurs de l’affaire. Pour aller au bout de la logique, et si le rédacteur en chef de M. Brodard lui avait demandé de rédiger un article de 80 lignes, nul doute que la sélection des éléments eût été plus sévère encore. On ne peut donc pas faire ici le reproche à M. Brodard d’avoir cont
revenu au devoir du journaliste de ne pas supprimer des informations ou éléments d’information essentiels.

Olivier Brodard à appliqué l’obligation, rappelée à plusieurs reprises par le Conseil de la presse, de prendre ses renseignements à plusieurs sources et en particulier auprès des parties directement concernées si des reproches d’une certaine gravité sont publiés (Banque Cantonale de Genève c. „Tribune de Genève“, prise de position No 6/97 du 6 juni 1997, recueil 1997, p. 61ss.; J. c. „Anzeiger von Uster“, prise de position No 9/97 du 19 septembre 1997, recueil 1997, p. 101ss.). Cette phase du traitement des sources est essentielle, car elle permet d’enrichir et de vérifier les informations, ainsi que d’en évaluer l’intérêt public.

3. Selon le chiffre 5 de la „Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste“, les journalistes sont obligés de rectifier toute information publiée qui se révèle matériellement inexacte.

Olivier Brodard a-t-il commis des erreurs matérielles en citant „L’Objectif“? Dans ce cas, la règle est claire: le journaliste qui a connaissance d’une erreur matérielle doit la rectifier spontanément. En l’espèce, un courrier du 22 septembre 1997 de „L’Objectif“ à „La Liberté“ signale que „L’Objectif“ n’a pas qualifié M. Semuhire de „génocidaire“, contrairement au libellé du sous-titre d’une information parue dans „La Liberté“ du 20 septembre 1997. Le rédacteur en chef de „L’Objectif“ demande à son confrère d’en tenir compte dans ses „éventuelles futures publications“ concernant cet article. Il faut cependant rappeler que „L’Objectif“ évoque les „amis de génodicidaire“ et utilise le terme „nazi“ à propos de M. Semuhuire, ce qui peut être de nature à créer la confusion dans l’esprit du lecteur, journaliste ou non (22 août 1997). „La Liberté“ n’a pas procédé à une rectification formelle, mais répondu à la demande de „L’Objectif“, puisque dans l’article publié le 20 octobre 1997, c’est le qualicatif de „nazi“ qui est retenu, conforme aux allégations de „L’Objectif“ (article repris dans „Le Courrier“ du 23 octobre 1997). A la suite de la publication de l’article de M. Brodard du 20 / 23 octobre 1997 A. n’a pas demandé de rectification par „La Liberté“ ni par „Le Courrier“. Selon leur point de vue, les deux journaux n’ont plus eu de raison de rectifier des „erreurs“ de leur propre chef et n’ont donc pas violé le chiffre 5 de la Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste“.

4. Finalement, A. reproche à „La Liberté“/„Le Courrier“ d’avoir „accusé gratuitement“ ‘L’Objectif’ de manière explicite ou implicite. A. motive ce grief avec l’argument que les deux journaux auraient prétendu que „L’Objectif“ amène le lecteur à soupçonner Semuhire d’être l’auteur d’un crime contre l’humanité“. En outre, ils laissaient entendre au public que l’interprétation donnée du mémorandum signé par Semuhire par „L’Objectif“ était fallacieuse.

Le traitement des faits et des commentaires par „La Liberté“/ „Le Courrier“ ne relève pas des „accusations gratuites“ évoquées au chiffre 7 de la Déclaration. La liberté du commentaire et de la critique (chiffre 2 des devoirs des journalistes) vaut aussi entre journalistes. S’il n’y a pas de „verité“ clairement établie sur le sujet des articles qui fondent la base de cette plainte, il est naturel qu’il y ait des interprétations et des commentaires divergents sur les faits connus.

III. Conclusions

1. Toutes les formes de journalisme sont conformes avec la „Déclaration des devoirs et des droits du/ de la journaliste“ dans la mesure où elles sont identifiables. En connaissance de cause, le lecteur peut se faire sa propre opinion en entrant dans le jeu proposé par le média ou en gardant ses distances. Sous l’angle du devoir du journalistes de ne pas supprimer des informations ou éléments d’information essentiels, le journaliste n’est pas tenu de donner intégralement tous les détails d’une affaire. En revanche, il se doit de ne pas trahir des faits ou des points de vue exprimés.

2. Il n’y a pas de violation du devoir de rectifier tour information publiée qui se révèle matériellement inexacte s’ il n’y a pas de demande de rectification et si le journaliste n’a pas de raison de rectifier une „erreur“ de son propre chef.

3. La liberté du commentaire et de la critique (chiffre 2 des devoirs des journalistes) vaut aussi entre journalistes et médias d’information.