Nr. 36/2006
Témoignage / Respect de la sphère privée

(X. c. «Femina») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 27 janvier 2006

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I. En Fait

A. Le 18 décembre 2005, le magazine «Femina» a publié un long article, sous le titre «Comment j’ai survécu à un viol collectif». On y lit le témoignage d’une femme qui revenait d’un séjour de thalassothérapie et qui a été violée par les passagers et le chauffeur du minibus qui la menait à l’aéroport. Le témoignage est anonyme, mais contient des précisions sur la victime: son lieu de domicile, le fait qu’elle soit mère de deux enfants et la maladie rare dont elle est atteinte et qui est la raison de son séjour dans un centre de thalassothérapie en Tunisie.

B. Un échange de correspondance a suivi la publication de l’article. Le 21 décembre 2005, la femme écrit au journal qu’elle regrette d’avoir été si précise dans la description des démêlés de son couple et qu’elle demande de pouvoir revenir sur ce qu’elle avait dit. L’hebdomadaire lui répond que «l’on ne peut demander aux lectrices de simplement oublier ce qu’elles ont lu la semaine précédente et cela ne ferait qu’attirer l’attention sur les éléments que vous aimeriez aujourd’hui faire disparaître».

C. Le 16 janvier 2006, le mari de la femme interviewée a déposé plainte auprès du Conseil de la Presse, contre le journal «Femina», car «les méthodes choisies par les journalistes pour recueillir et relater le témoignage (…) ne correspondent à l’évidence pas aux règles éthique». Le mari se plaint du fait qu’il «figure dans l’article alors qu’il pensait que celui-ci portait uniquement sur l’agression». Il souligne que sa vie privée a été dévoilée au public, et ce «en des termes qui ne correspondent absolument pas à la réalité».

D. Le plaignant s’appuie sur le chiffre 1 (recherche de la vérité) et 7 (respect de la vie privée) de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste» et accuse la journaliste Nathalie Aguilar-Praz d’avoir donné une «vision unilatérale des choses», d’avoir présenté les propos de l’interviewée «comme des faits avérés, sans avoir procédé à quelque vérification que ce soit au sujet de leur réalité, que ce soit au sujet de sa vie de couple, du déroulement de l’agression elle-même».

E. Le 20 février 2006, «Femina» prend position. Le magazine précise que l’interview s’est faite sous le couvert de l’anonymat et que si le plaignant «dit y avoir reconnu son épouse; libre à lui». Du point de vue de «Femina», l’interviewée n’a parlé qu’en son nom propre. La rédactrice en chef, Renata Libal, estime que cette «tragique aventure avait une valeur exemplaire, dans la mesure où elle rompait le silence après un viol». Elle ajoute que la publication de cet article a une portée plus large, parce qu’il est important de soutenir les femmes qui s’engagent dans une telle démarche, «ne serait-ce que pour faire comprendre à d’autres victimes, elles silencieuses, qu’elles ne sont pas seules».

Selon la rédactrice en chef du magazine, le mari n’a pas été mis en exergue. Et s’il a été fait mention des difficultés relationnelles entre les deux époux, «c’était pour montrer l’état de détresse et de confusion» de la victime au moment de l’agression. De même, il a été fait mention de la maladie dont elle est atteinte pour que «chacun comprenne que son séjour en Tunisie avait un objectif thérapeutique» et qu’elle ne fait pas partie des femmes qui viennent y chercher une aventure.

F. La plainte a été transmise à la 2ème Chambre du Conseil de la presse, composée de Sylvie Arsever (présidente) et Nadia Braendle, ainsi que de Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber, Charles Ridoré et Michel Zendali.

G. La 2ème Chambre a traité la plainte lors de sa séance du 1er juin 2006 et par voie de correspondance.

II. Considérants

1. Pour ce qui est de la recherche de la vérité (chiffre 1 de la «Déclaration des devoirs»), le plaignant critique le travail de la journaliste qui n’a pas vérifié les faits, «que ce soit au sujet de sa vie de couple, du déroulement de l’agression elle-même». Que prévoit le Conseil de la presse lors de la publication d’un témoignage? Dans sa prise de position 10/97, il avait conclu que lors d’enquêtes sur des «sujets particulièrement délicats, tels que les mauvais traitements, le viol, le harcèlement sexuel, il peut être exceptionnellement dérogé au principe d’audiatur et altera pars». Face à ce type de témoignage, le journaliste n’a donc pas l’obligation de vérifier les faits auprès des tiers mis en cause. Il lui suffit de s’assurer de la crédibilité de la personne et de la vraisemblance de ce qui est exposé. Dans le cas présent, il n’y a donc pas eu violation du chiffre 1.

2. Pour ce qui concerne la question du respect de la sphère privée, le Conseil de la presse a déjà été amené maintes fois à se prononcer. Notamment dans ses directives 7.6 (Mention des noms) et 7.8 (Affaire de mœurs) et dans sa pratique y relative, le Conseil précise que la protection de la sphère privée d’une personne concernée par un compte-rendu médiatique, ainsi que de celle de ses proches, exige la plus grande retenue dans l’usage d’éléments permettant une identification. La contrepartie à un compte-rendu unilatéral lors de la publication d’un témoignage, souligne le Conseil (toujours dans sa prise de position 10/97), est la «garantie de l’anonymat tant de la personne interrogée que d’un tiers concerné».

3. Le journal a désigné la maladie rare dont souffre la personne interviewée. Cet élément, qui concerne un nombre restreint de personnes, allié aux autres précisions (lieu de domicile, nombre d’enfants) permet donc de mettre un nom sur la femme interviewée, et par voie de conséquence de connaître son mari. Aucune des précisions données ne constitue à elle seule une violation, mais prises toutes ensemble, elles permettent l’identification. Cette identification n’est certes possible que dans le cercle proche de l’auteur du témoignage mais étant donné le caractère très intime des faits évoqués, même cette identification restreinte devait être évitée. Il y a donc là violation de la sphère privée, selon le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs» (respect de la sphère privée). Cet article de la «Déclaration» prévoit une exception, lorsqu’«un intérêt public prépondérant le justifie», ce qui n’est pas ici le cas.

4. Même si la victime est d’accord de témoigner, il s’agit de prendre en compte sa vulnérabilité et le/la journaliste a le devoir de la protéger et doit faire preuve de vigilance (prise de position 26/2002). Dans ce cas, il aurait été souhaitable de mieux cerner et filtrer les informations importantes pour le public plutôt que de livrer ce qui donne l’impression d’un témoignage brut.

III. Conclusions

1. La plainte est partiellement admise.

2. Les journalistes n’avaient pas à demander la version de tiers, lors de la rédaction de ce témoignage délicat. Cependant, elles auraient dû faire preuve de réserve et ne pas mentionner d’éléments particuliers, non essentiels à la relation des faits, ni d’éléments de la vie intime qui étaient de nature à permettre l’identification de la personne interviewée, et donc sa famille. Dans cette mesure, «Femina» à violé le chiffre 7 de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste».

3. Pour le reste, la plainte est rejetée.