I. En fait
A. Le 30 novembre 2007, la revue française «Golias», connue pour ses positions critiques à l’égard de l’Eglise catholique, publie dans son journal on-line un article virulent à la veille de l’ordination du porte-parole de l’Evêché de Lausanne, Genève, Fribourg et Neuchâtel. Cet article révèle notamment que par trois fois, l’Evêché a indemnisé des victimes d’abus sexuels de la part de prêtres. Il va relancer l’intérêt des médias romands pour une question qui avait déjà fait l’objet de nombreuses publications après une émission de «Temps Présent» en 2002.
B. Le 6 janvier 2008, «Le Matin Dimanche» publie une enquête intitulée «Que faire des prêtres abuseurs?». Le journal dominical explore la manière dont l’Eglise catholique gère les cas de prêtres pédophiles. Il consacre un article secondaire à «une affaire récente qui dérange». Un prêtre – cité par la journaliste – a été sorti de sa paroisse en 2001, suite à une plainte pénale à son encontre qui toutefois a débouché sur un non-lieu, les faits étant prescrits. Après un passage comme aumônier en EMS, le prêtre démissionne. Après «des mois de chômage, de petits boulots et de dépression, ainsi qu’une thérapie de deux ans», le prêtre est autorisé par l’évêque à réintégrer une paroisse. «Le Matin Dimanche» ne donne aucune indication de lieu et masque l’identité du prêtre au point d’utiliser une fausse initiale.
C. Le 10 janvier 2008, l’intérêt médiatique s’accélère. «La Tribune de Lyon», et à sa suite la «Tribune de Genève» et «24 Heures», révèlent qu’un autre religieux, un capucin vaudois «mis à l’abri» en France à la suite d’abus sur des enfants se trouve à nouveau en Suisse, à Delémont. Il avoue au journaliste français qu’il a à nouveau succombé lors de son séjour en France. Le cas de ce religieux, qui sera entendu par la justice et qui pourrait être poursuivi en France, va dominer l’actualité pendant les jours qui suivent. On apprend notamment qu’il a abusé d’un de ses neveux. D’autres cas seront par la suite révélés ou rappelés par les médias, y compris dans le diocèse de Sion, où pourtant l’évêque avait assuré qu’il n’y avait aucun cas à ce jour.
D. Le 19 janvier, «Le Temps» revient sur l’affaire du prêtre déplacé évoquée le 6 janvier par «Le Matin Dimanche» (voir B). Se basant sur un entretien avec l’official du diocèse, «Le Temps» écrit que ce cas «a été dénoncé en 2001 pour des faits se déroulant à Fribourg au milieu des années 1980. Là encore, il y avait prescription. Le garçon abusé, profondément affecté par ce qui lui est arrivé, n’a pu achever son cursus scolaire ni accomplir la moindre formation. Il a même temporairement sombré dans la drogue, avant de vivre aujourd’hui une existence de marginal.» De son côté, le porte parole de l’évêché note à propos du prêtre réintégré : «Nous avons une expertise psychiatrique, effectuée par deux médecins, disant qu’il ne s’agit pas d’une nature pédophile. Il est entouré d’une équipe pastorale, il est encadré et passe un check-up tous les six mois. On peut difficilement faire mieux». Par ailleurs, «Le Temps» révèle que le prêtre officie dans une paroisse du canton de Neuchâtel.
E. Le 22 janvier, «Le Temps» indique encore que le prêtre en question aurait «récidivé, semble-t-il, à Vevey» tout en répétant que les faits le concernant sont prescrits. Enfin le quotidien note que l’évêque auxiliaire en place à Lausanne lors de la plainte contre le prêtre en 2001 s’était par la suite opposé à sa réintégration.
F. Le 25 janvier, un ingénieur neuchâtelois lance un appel sur son blog, «L’actualité des grandes sectes». Il exhorte «les parents d’enfants fréquentant les églises de Neuchâtel» à «prendre les choses en mains». En d’autres termes, à démasquer «le prêtre pédophile» en place dans le canton. Presque jour après jour, le «blogueur» entretient la charge à l’encontre des autorités ecclésiales.
G. Le 30 janvier, la presse neuchâteloise («L’Express» et «L’Impartial») révèle à sa «Une» qu’un prêtre est «soupçonné dans le canton» et publie une interview du vicaire épiscopal du canton, sous le titre: Prêtre soupçonné «sous contrôle». Dans le sous-titre, il est précisé que ce prêtre a été dénoncé il y a quelques années pour des actes de pédophilie commis dans les années 1980 et que la justice a conclu à un non-lieu à cause de la prescription. Selon le vicaire épiscopal, «La situation de ce prêtre est actuellement tout à fait claire. Nous la connaissons et il est sous contrôle. Son cas ne pose aucun problème.» Le prêtre a d’abord été réintégré dans un poste administratif, «ayant peu de contact avec le public et aucun avec des enfants». Puis, suite à «une expertise médicale rassurante», il a repris une fonction sacerdotale, car «nous avions besoin d’un prêtre». Le vicaire épiscopal assure encore qu’il ne s’occupe ni du catéchisme, ni des enfants de chœur. Le prêtre «lui-même admet une part de responsabilité dans ce qui s’est passé, mais pas par rapport à toutes les accusations dont il a fait l’objet», précise enfin le prélat.
H. Le même 30 janvier, l’auteur du blog publie une «mise à jour» où il décortique l’interview du vicaire épiscopal pour en tirer toutes les indications de nature à identifier le prêtre. Et il termine par cet appel aux membres de l’équipe pastorale à laquelle ce dernier appartient: «Pour les enfants du canton, pour les 18 prêtres qui ne méritent pas la suspicion que fait peser sur eux leur hiérarchie, parlez! Identifiez le pédophile! N’attendez pas qu’il récidive pour parler!»
I. Le 31 janvier, «Le Matin Bleu» consacre un article à «la chasse au prêtre pédophile» qui a commencé sur Internet. L’article nomme le blogueur et lui donne la parole, ce dernier estimant «qu’il mène un simple combat citoyen». Sont également cités le vicaire épiscopal (cette traque «nous fait peur»), un autre homme d’Eglise («Je ne vais quand même pas me barricader») et le chef de la police de sûreté neuchâteloise. Ce dernier trouve dangereux que des individus se transforment en enquêteurs, tout en ajoutant: «Mais où est la limite entre mobilisation citoyenne et chasse à l’homme? Avec le Net, cette question devient très complexe.»
J. Le 1er février, Mgr Genoud, évêque du diocèse de Lausanne, Genève, Fribourg et Neuchâtel, tient conférence de presse. Il demande pardon aux victimes de prêtres pédophiles, ajoutant: «Pardon pour les manques de transparence, de clarté, de communication, voire de courage qui ont pu conduire, malheureusement, à des récidives». Il rappelle toutefois que «le clergé est sain dans sa large majorité» et «qu’il ne faut pas voir dans chaque prêtre un pédophile». Il stigmatise aussi «l’espèce de traque» contre un prêtre dans le canton de Neuchâtel, assurant à son tour «qu’il ne présente aucun danger».
K. Le 2 février, la presse commente largement la conférence de presse de l’évêque. Dans un éditorial, le rédacteur en chef de «L’Express» et de «L’Impartial» prend note des propos rassurants du vicaire épiscopal, puis de l’évêque, à propos du prêtre de Neuchâtel. «Mais, poursuit-il, l’Eglise peut-elle se permettre d’avoir un représentant ‹officiel› (il a en effet le titre de curé ‹in solidum› et célèbre la messe dominicale) avec de telles casseroles? ‹La femme de César ne doit pas être soupçonnée›, disait le grand Jules au temps des Romains. Sans tomber dans la chasse aux sorcières, il est légitime de se poser des questions sur cette nomination, même si l’Eglise neuchâteloise manque de prêtres.»
L. Le dim
anche 3 février au soir, le prêtre de Neuchâtel se donne la mort. Il ne supportait plus la pression médiatique, dit son entourage, largement cité par les médias dès le lendemain. «Le Matin» cite «en substance» un passage de sa lettre d’adieu: «Voilà, le prêtre aux casseroles s’en va».
M. Le 7 février, la presse rend compte de la cérémonie funèbre de la veille à la basilique de Neuchâtel. Le beau-frère du défunt y prend la parole et accuse ouvertement les médias. Le prêtre, dit-il, cité par «La Liberté» a été «poursuivi par cette horde de journalistes, dont il sentait le souffle» derrière lui. En ajoutant: «Au-delà de l’homme, c’était l’Eglise catholique qui était attaquée. Casser du prêtre, c’est tendance!» Parlant de son beau-frère, il précise: «Il avait fauté, oui, il y a 25 ans!», mais «il n’était pas pédophile, il n’y avait pas l’ombre d’un soupçon à son encontre. Il est révoltant que les médias l’aient enchaîné à ces faits anciens! Quel odieux lynchage!» Deux jours auparavant, Mgr Genoud avait lui aussi accusé les médias dans une émission de la «Télévision suisse romande», «Infrarouge», par ces mots: «Parfois, la rumeur tue!»
N. L’événement donne lieu à de nombreux commentaires, notamment à propos du rôle des médias. Dans sa chronique sur «Lausanne FM», Pascal Décaillet dénonce: «La chasse aux sorcières, ça suffit. La meute, ça suffit. Les redresseurs de torts, ça suffit. L’inélégance de certains pasteurs, défilant dans des studios radio et profitant de l’aubaine pour raviver, face à l’Eglise catholique, des questions qui n’ont rien à voir, ça suffit.»
Par contre, pour Thierry Meyer, rédacteur en chef de «24 Heures», le travail des médias se justifiait: «C’est au travail d’information de la presse que l’on doit l’initiative de l’évêché de créer une commission indépendante sur la question. C’est l’évêché lui-même qui a aiguillé les journalistes sur le cas neuchâtelois. Et la question (posée par la presse neuchâteloise) de savoir si un prêtre qui a commis un abus sexuel, bafouant sa position d’autorité morale, peut être réintégré au rang de curé, cette question est légitime.»
Daniel Cornu, médiateur des quotidiens d’«Edipresse» s’exprime sur plusieurs radios et sur son blog: «La mort volontaire du prêtre de Neuchâtel ne peut faire oublier les drames de nombreux enfants, filles et garçons, dont la vie a été saccagée par des abuseurs au point qu’ils sont allés parfois, eux aussi, jusqu’à se l’enlever. Elle peut conduire certains proches ou fidèles à dénoncer la pression médiatique (…). Elle sanctionne tout autant l’incapacité de la hiérarchie à gérer des situations de souffrance, dont il ne faut pas oublier que les enfants sont les premières victimes.»
Quant à Nicolas Willemin, rédacteur en chef de «L’Express» et de «L’impartial», dont l’éditorial du 2 février a été directement mis en cause par le beau-frère du défunt, il conclut: «Ne cherchons pas des coupables là où il n’y en a pas. Tentons plutôt de comprendre le désespoir d’un homme dont la solitude l’a amené à un geste sans retour». Dans «La Liberté» enfin, Patrice Favre évoque l’exhumation des «vieilles «affaires» du diocèse: «Avec des questions justifiées, mais avec la violence d’un rouleau compresseur». Dans une société qui «permet tout mais ne pardonne rien», conclut-il, «chacun porte une part de cet échec».
O. Le 8 février, on apprend dans «La Liberté» que le «blog traqueur» a été fermé. Son auteur l’aurait fait sur le conseil de son Avocat. Selon le Ministère public, aucune plainte n’a été déposée.
P. A mi-février, sensible à l’émotion soulevée par le suicide du prêtre, ainsi qu’aux accusations portées dans le public à l’encontre des médias, le Conseil suisse de la presse décide de s’autosaisir de l’affaire, en application de l’article 6.2 de son règlement. Il y voit l’occasion de clarifier les questions déontologiques en rapport avec le droit à l’oubli, revendiqué notamment par la famille du défunt.
Q. Mandatée par la présidence du Conseil de la presse, la deuxième chambre a traité de la question lors de ses séances des 2 avril et 21 mai 2008. Elle est composée de Dominique von Burg (président), Nadia Braendle, Anne Seydoux, Michel Bührer, Pascal Fleury, Charles Ridoré et Michel Zendali.
II. Considérants
1. a) A la suite du suicide du prêtre de Neuchâtel, de nombreux reproches se sont élevés à l’encontre des médias. On a notamment parlé d’une «campagne de presse» dirigée contre l’Eglise catholique. Pour le Conseil de la presse, un tel reproche n’est pas fondé. En effet, la question de savoir de quelle manière une institution, quelle qu’elle soit, gère les cas de ses collaborateurs qui ont violé des normes pénales est d’un intérêt public évident. C’est d’autant plus vrai quand l’institution en question se réclame d’un rôle moral, social et éducatif (voir à ce propos la prise de position 4/2003, dans lequel le Conseil suisse de la presse a admis l’identification d’un ecclésiastique catholique qui s’en était pris à des enfants de chœur). De plus, au vu des dégâts durables causés aux victimes mineures d’abus sexuels ainsi que des risques de récidive, ce même intérêt public peut également se justifier pour des cas passés, voire prescrits.
b) Dans le mois qui a précédé le suicide du prêtre, les médias romands ont accordé une place considérable à la question des prêtres pédophiles. Plusieurs facteurs expliquent un tel intérêt. Les droits et la protection des enfants, les abus sexuels en particulier, sont des thèmes de préoccupation importants pour le public. De plus, les Eglises comme institutions vivent une période de mise en question dans l’opinion. C’est particulièrement vrai pour l’Eglise catholique, le statut de son clergé et la question des prêtres pédophiles, qu’elle a longtemps minimisée, voire carrément passée sous silence. Enfin, dans notre société très médiatisée, les événements marquants, particulièrement quand ils sont chargés d’émotions, donnent lieu à de véritables «avalanches» d’articles ou d’émissions. De tels phénomènes «d’emballement» peuvent choquer, et ils méritent réflexion. L’ampleur du traitement médiatique peut se révéler disproportionné, la surenchère peut conduire à un manque de prudence, par exemple dans le choix des termes. Mais pour le Conseil de la presse, il ne faut pas perdre de vue que de tels phénomènes sont le corollaire de la liberté de la presse, dont l’importance politique et sociale n’est plus à démontrer.
Par ailleurs, dans le cas qui nous occupe, le Conseil de la presse relève qu’une partie non négligeable des contributions journalistiques ont abordé des questions de fond, permettant une réflexion allant bien au-delà du pur sensationnalisme. Même s’il n’a pu se livrer à une analyse exhaustive de tous les articles publiés et de toutes les émissions diffusées, le Conseil de la presse note qu’à de rares exceptions près (par exemple la publication de photos non «floutées» du capucin au lourd passé retrouvé à Delémont), les médias romands ont fait preuve de retenue dans l’identification des cas évoqués. Contrairement à la presse française, ils n’ont jamais cité aucun nom.
c) Au vu des conséquences tragiques de la «pression médiatique» sur le destin du prêtre de Neuchâtel, la question d’une «éthique du renoncement» a été posée par d’aucuns. En d’autres termes, les médias ne devraient-ils pas se taire quand leur travail risque d’entraîner de graves conséquences? Le Conseil de la presse s’est déjà prononcé sur cette question (prise de position 2/1997), dans le cas d’un producteur de théâtre fortement endetté, et qui s’était donné la mort à la veille de rencontrer le journaliste qui enquêtait sur sa situation. Une telle «éthique du renoncement» serait fatale, estimait le Conseil de la pre
sse, car elle reviendrait à interdire toute critique à des personnes publiques. «La liberté de la presse», disent notamment les considérants de la prise de position 2/1997, «vit justement de critique et de contrôle, et si les médias ne sont pas les ‹chiens de garde› qui aboient quand quelque chose n’est pas en ordre, alors on retourne à un système où les gens des médias sont les laquais des puissants et des gouvernants. L’éthique du renoncement se justifie quand les médias courent le danger de remuer la boue par pure recherche du profit et par pure satisfaction du plaisir de la curiosité à regarder par les trous de serrures.»
d) Dans les affaires de pédophilie, on ne saurait faire reproche aux médias de n’agir que par esprit de lucre ou par curiosité malsaine. De nombreuses études traitant d’abus sexuels sur les enfants (un phénomène de société qui n’est sorti de l’ombre que récemment) mettent l’accent à la fois sur la difficulté pour les victimes de rompre le silence, et sur l’importance qu’il y a à pouvoir parler publiquement de ce qu’ils ont subi dans un processus de résilience. Or la récente «campagne médiatique» a eu notamment pour effet d’amener de nouvelles victimes à témoigner de leur passé. De ce point de vue, force est de lui reconnaître des effets salutaires.
2. a) Même si la couverture médiatique de la question des prêtres pédophiles était justifiée, se pose néanmoins la question de savoir si le prêtre de Neuchâtel n’avait pas le droit à l’oubli, comme l’a revendiqué notamment sa famille. Un seul fait lui avait été reproché, prétendaient ses supérieurs. Mais la plainte dont il avait été l’objet avait débouché sur un non-lieu, les faits étant prescrits, et les autorités ecclésiales étaient persuadées qu’il ne représentait «plus aucun danger».
b) Légalement, le «droit à l’oubli» n’est pas consacré dans la loi ou dans un code. Il est né de la jurisprudence, plus particulièrement dans le contexte des condamnations et des peines. Par «droit à l’oubli» ou «prescription du silence», on entend que les personnes poursuivies ou condamnées ont le droit d’être «laissées en paix» par les médias après un certain temps. Actuellement la notion du «droit à l’oubli» connaît un regain d’actualité en raison de son lien avec la protection des données. Cela concerne en particulier les archives électroniques des médias.
Le «droit à l’oubli» n’est toutefois pas absolu, comme le relève la doctrine. Pour Denis Barrelet («Droit de la communication», 3ème édition, 1998), le «droit à l’oubli» trouve sa justification dans le but de la resocialisation. Mais il ne couvre pas le passé de personnes publiques, pour autant que ce passé soit incompatible avec la fonction exercée. Pour Franz Riklin («Droit de la presse», 1995), le droit du public d’être informé cède le pas, avec le temps, à la protection de la personnalité. L’auteur estime en particulier qu’un compte-rendu tardif n’est pas admissible quand il entraîne de nouvelles difficultés pour la réinsertion sociale du condamné. Selon Christian Brückner («Le droit de la personnalité dans le code civil», 2000), la peine pénale fait partie de la sphère privée du condamné. Un rappel, même s’il correspond à la vérité, est contraire au droit s’il n’est pas légitimé par ailleurs. «Un tel rappel est justifié pour autant qu’il serve à protéger le public et qu’il ne diminue pas inutilement la personne concernée; c’est le principe de la proportionnalité qui doit être appliqué».
c) Jusqu’à présent, le Conseil de la presse n’a eu à traiter que marginalement du «droit à l’oubli» (cf. prise de position 42/2000). Cette notion se rapporte au chiffre 7 de la Déclaration des devoirs et des droits de la/du journaliste («Respecter la vie privée des personnes, pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire»). Dans sa directive 7.5, à propos de la présomption d’innocence, le Conseil de la presse précise qu’après une éventuelle condamnation, les comptes rendus et les reportages «tiendront compte de la famille et des proches du condamné, ainsi que de ses chances futures de réinsertion sociale». A fortiori, un égard comparable doit s’appliquer en cas de non-lieu. Mais comme pour les comptes rendus judiciaires en général, la protection de la sphère privée n’est pas absolue en matière de «droit à l’oubli». Le lien entre le délit passé, jugé ou supposé, et le rôle social ou professionnel présent peut en particulier justifier l’intérêt du public.
d) Dans le cas du capucin résidant à Delémont, la justification pour les médias de s’intéresser à son passé ne se discute pas. L’actualité le commandait, du fait de la procédure intentée contre lui en France, de son retour «en catimini» en Suisse, ainsi que de son propre aveu d’avoir «rechuté». Enquêter sur la manière dont l’Eglise avait géré cette affaire se justifiait d’autant plus que lui-même se disait irrésistiblement attiré «depuis toujours» par les jeunes garçons.
e) Le cas du prêtre qui s’est donné la mort à Neuchâtel est différent. Aucune nouvelle procédure le concernant n’était en cours, et il s’est encore moins livré à des aveux. Son cas n’a refait surface qu’à la faveur des recherches entreprises par les médias dans la suite des révélations de «Golias» et de l’affaire du capucin. Néanmoins, le Conseil de la presse estime qu’il y avait un intérêt public légitime à discuter de ce cas dans le cadre d’une remise en question de son activité au sein d’une paroisse. Les médias ont respecté le principe de la proportionnalité: le prêtre n’était pas reconnaissable hors de son cercle familial ou professionnel, et les éléments d’identification publiés étaient pertinents en regard de la question débattue.
Pour le Conseil de la presse, l’exigence de «droit à l’oubli» exprimée par la famille aurait en revanche été pleinement justifiée si le prêtre n’avait plus été employé par l’Eglise dans un rôle pastoral, en l’occurrence comme curé d’une paroisse.
3.a) En revanche, la «chasse à l’homme» pratiquée sur le blog «L’actualité des grandes sectes» avait tout d’une mise au pilori. Mais l’auteur du blog n’est pas journaliste, et le Conseil de la presse n’a pas la compétence de se prononcer à son propos.
b) Cela dit, malgré eux et bien qu’ayant respecté le principe de proportionnalité, les médias ont alimenté la «chasse à l’homme» pratiquée par l’auteur du blog. Est-ce condamnable au vu de la «Déclaration des droits et devoirs»? Répondre oui reviendrait à accepter une «éthique du renoncement» qui restreindrait de manière inacceptable le travail d’information critique légitime des journalistes. Néanmoins, le développement technologique qui permet de diffuser largement l’information hors de tout contrôle déontologique requiert de la part des médias de porter une attention particulière au risque d’atteintes disproportionnées à la vie privée.
c) Fallait-il enfin taire l’existence même du blog, pour lui éviter toute publicité? Le Conseil de la presse n’est pas de cet avis, car c’est une des missions des médias que d’être attentifs aux faits qui illustrent les évolutions sociales. En revanche, s’agissant d’une forme de «chasse à l’homme» incompatible avec leur déontologie, les journalistes devaient veiller à de pas entrer dans le jeu de ce blog, ni à le promouvoir d’aucune manière.
III. Conclusions
1. La manière dont une institution comme l’Eglise catholique gère, ou a géré par le passé, les cas de prêtres pédophiles est d’intérêt public, ce qui légitime l’intérêt des médias pour ces affaires.
2. Les personnes condamnées pour un délit ont un droit à l’oubli, la même règle s’appliquant dans le cas d’un non-lieu. Ce droit n’est toutefois pas absolu. Les médias sont légitimés à ne pas le respecter pour autant qu’un intérêt public prépondérant l’exige, et que le
principe de la proportionnalité soit respecté. Ce peut être en particulier le cas quand il y a une relation entre une affaire passée et l’activité sociale ou professionnelle présente de la personne.
3. Les médias s’interdisent par principe de se livrer à des «chasses aux sorcières» qui alimenteraient une sorte de vindicte populaire. Ils veillent à ne pas promouvoir des sites Internet, notamment, qui ne respecteraient pas cette règle.