Nr. 56/2004
Respect de la vie privée de l’animateur d’un site internet

(X. c. «Le Matin Online») Prise de position du Conseil suisse de la presse du 4 novembre 2004

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I. En Fait

A. Le 4 septembre 2004, «Le Matin Online» a publié un article intitulé «Prostituées battues sur le Net». Il y est fait état d’un site internet dont le nom n’est pas donné et qui, selon l’article, se présente comme un jeu permettant de se mettre dans la peau d’un proxénète. Le joueur peut ainsi acheter des prostituées, les mettre sur le trottoir, les battre si elles ne travaillent pas assez ou les contraindre à subir des opérations de chirurgie esthétique souvent mortelles.

Le créateur du site est cité dans l’article. Il s’agit, apprend-on, d’un jeune informaticien français actuellement employé au CHUV (Centre hospitalier universitaire vaudois). Il explique que son jeu représente «une lucarne de liberté dans un monde de plus en plus policé» et assure que son employeur le voit d’un très bon œil. Sa femme y joue. Il assure avoir, précise l’article, «une vie de couple parfaitement normale».

B. Le 6 septembre 2004, «Le Matin Online» est revenu sur cette affaire pour annoncer que le créateur du site avait décidé de le fermer momentanément. A cette occasion, le quotidien online a précisé le nom de ce site, «Puteland.com», et annoncé que le CHUV examinait la suite à donner à cette affaire. Le chargé de communication du CHUV relève dans cet article que le comportement de l’informaticien «est à l’exact opposé de tout ce que l’institution Hospices-CHUV accomplit chaque jour pour le respect et la dignité de la personne et en particulier contre toutes les formes de violence, sans exception».

C. A la suite de cet examen, le CHUV a décidé de licencier le créateur du site Puteland.com. L’information a été rendue publique le 7 septembre 2004 par l’ATS.

D. Par un courrier non daté, X., a saisi le Conseil suisse de la presse. Le plaignant, qui assure n’avoir aucun lien avec le créateur de «Puteland.com», se dit choqué par la façon dont ce dernier se serait fait «raser le crâne» par «Le Matin Online». Il conteste principalement les détails fournis sur la vie professionnelle de cet informaticien et sur sa vie sexuelle. Il estime que «le Matin Online» a violé les chiffres 7 (respect de la vie privée) et 8 (respect de la dignité) de la «Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste», ainsi que les directives 7.1 et 8.1 relatives à la «Déclaration» qui en précisent la portée.

E. «Le Matin» a pris position en date du 14 octobre 2004 sous la signature de Théo Bouchat, directeur du Groupe Matin, et de Michel Danthe, rédacteur en chef du «Matin Dimanche», où a également paru le premier des articles litigieux. Ils expliquent être venus à connaissance du site «Puteland.com» par l’intermédiaire d’une émission d’Europe 1. Ils font valoir que le créateur d’un site internet utilisé, selon ses propres dires, par plusieurs milliers de personnes, est un personnage public au même titre que l’auteur d’un livre ou l’éditeur d’un journal. Ils relèvent en outre que ce dernier n’enfreint pas la loi et qu’il n’est donc pas susceptible d’être impliqué dans une procédure pénale. S’agissant des détails fournis par l’intéressé sur sa vie de couple, «Le Matin» estime qu’ils sont pertinents dans le contexte très particulier du jeu inventé par lui. De même, la mention de sa profession sert, selon «Le Matin», à montrer qu’un comportement qui peut choquer de nombreux lecteurs peut être adopté par un personnage parfaitement inséré dans la société.

F. La plainte de X. a été confiée à la 2e Chambre du Conseil de la presse, composée de Sylvie Arsever (présidente) Nadia Braendle, Dominique von Burg, Pascal Fleury, Jean-Pierre Graber et Charle Ridoré. Rédacteur en chef du «Matin Dimanche» jusqu’à fin août 2004, Michel Zendali, s’est récusé.

G. La plainte a été examinée lors de la séance du 4 novembre 2004.

II. Considérants

1. Tout en relevant qu’il était jusque là inconnu, le plaignant ne s’en prend pas formellement à la décision du «Matin» de diffuser l’identité du créateur du site «Puteland.com». A juste titre: comme le relève le «Matin», le créateur d’un site internet, voué qui plus est à attirer un public de joueurs aussi nombreux que possible, peut être considéré comme un personnage public. Dans ce contexte, on voit mal que la mention de sa profession puisse être problématique. On peut se demander en revanche s’il était nécessaire de nommer son employeur. Cette mention touche en effet à la vie privée de l’intéressé et il n’est pas sûr qu’elle soit justifiée par un intérêt public prépondérant. Le Conseil de la presse laissera toutefois cette question ouverte: dans l’interview qu’il a accordée au «Matin Dimanche», l’animateur de «Puteland.com» s’est exprimé sans réserve sur cette question, allant même jusqu’à préciser que ses chefs «trouvent son site très bien».

2. Le fait de divulguer des détails sur la vie sexuelle d’un personnage public est en principe constitutif d’une violation du chiffre 7 de la «Déclaration» (protection de la vie privée). Même si elle reste très générale, la mention selon laquelle le créateur de «Puteland.com» affirme avoir «une vie de couple parfaitement normale» constitue une intrusion dans sa vie privée. Mais cette intrusion est justifiée par la nature du site qu’il a créé. Il semble légitime d’interroger un personnage qui a inventé un jeu consistant à humilier, torturer et assassiner des femmes, même virtuelles, sur sa vie sexuelle. Il faut d’ailleurs relever que l’intéressé a répondu à la question qui lui était posée sans s’en formaliser. «Le Matin» n’a donc pas violé le chiffre 7 de la «Déclaration». La mention de la vie de couple «parfaitement normale» du créateur de «Puteland.com» ne viole pas davantage le chiffre 8 (respect de la dignité humaine). Si elle vise bien l’orientation sexuelle de l’intéressé, elle n’a rien de discriminatoire.

3. Outre cette allusion à la vie sexuelle du créateur de «Puteland.com», X. estime que l’ensemble des articles litigieux constitue une atteinte à la dignité humaine. On peut effectivement se demander si la description du contenu du site «Puteland.com», telle qu’elle figure dans le premier article, n’est pas constitutive d’une telle atteinte. Le Conseil de la presse estime toutefois qu’il existait un intérêt public suffisant à informer les lecteurs du «Matin Dimanche» et du «Matin Online» de l’existence d’un tel site et d’un public disposé à y jouer et que les informations données par «Le Matin» sont justifiées par cet intérêt. S’agissant du créateur de ce site, le ton, certes ironique, de l’article n’aboutit aucunement à lui dénier la qualité de personne humaine. Quant à l’hypothèse, formulée sous la forme d’une question qui lui est adressée, selon laquelle les féministes pourraient être tentées de lui faire subir le sort qu’il réserve à ses prostituées virtuelles, on ne saurait y voir autre chose qu’une boutade. «Le Matin» n’a donc pas violé le chiffre 8 de la «Déclaration».

III. Conclusions

1. La plainte est rejetée.

2. Le créateur d’un site internet qui sollicite la participation du public est un personnage public. Un média qui donne des détails sur son identité ne viole donc pas son droit à la protection de la sphère privée.