I. En fait
A. Le 29 juin 2012, la «Tribune de Genève» publie, sous la plume de Fedele Mendicino, un dossier intitulé «Enfant écrasé sur un trottoir: l’expert critique la Ville». Cet article, accompagné d’un encadré, d’une photo et d’une carte, revient sur l’accident mortel survenu le 16 mars 2009 dans le quartier des Eaux-Vives à Genève, où un enfant de 3 ans en trottinette avait été écrasé par une voiture qui sortait d’un parking souterrain. L’article présente certains résultats d’une expertise judiciaire qui, selon le quotidien, «pointe du doigt le manque de visibilité à la sortie du parking et préconise des aménagements pour améliorer la situation».
B. Le même jour, le Conseil administratif de la Ville de Genève demande à la «Tribune de Genève» un droit de réponse, affirmant que l’article publié contient un nombre important de contrevérités et soulignant que «l’expertise ne critique nullement la Ville de Genève mais estime que l’on est en présence d’un pur accident de la circulation».
C. En date du 4 juillet 2012, la «Tribune de Genève» refuse d’accorder ce droit de réponse. Le journal réfute les critiques avancées et atteste de sa bonne foi. Il confirme qu’à son avis «les mesures préconisées par l’expert vont évidemment dans le sens d’un renforcement de la sécurité de manière à limiter les risques qu’un tel drame puisse se reproduire», mais souligne qu’il n’y a rien dans l’article qui permette d’affirmer que la responsabilité de la Ville de Genève ou de ses collaborateurs serait engagée.
D. Le 31 juillet 2012, le Conseil administratif de la Ville de Genève, sous la signature de son directeur général Jacques Moret et du maire Rémy Pagani, dépose plainte auprès du Conseil suisse de la presse. Il dénonce une violation des chiffres 1 (recherche de la vérité), 3 (suppression d’informations essentielles) et 5 (rectification) de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste», ainsi que les directives 1.1 (vérification), 3.1 (traitement des sources) et 5.1 (devoir de rectification) y relatives. Pour le plaignant, «l’accroche du titre est entièrement erronée et trompeuse» et l’article «laisse entendre que l’expert aurait critiqué (négativement) la Ville de Genève et, par voie de conséquence, l’aurait mise en cause dans le cadre de l’accident». D’autre part, il estime que le texte «occulte complètement l’essentiel du contenu du rapport d’expertise», en ne disant pas que «la victime était nettement visible (par l’automobiliste) durant les 2 à 4 secondes précédant le choc». La Ville de Genève relève en outre qu’une citation de l’expert a été mal sourcée: elle se réfère au rapport d’expert alors qu’elle est tirée du procès-verbal d’audience du Ministère public du 20 juin 2012. Enfin, le plaignant dénonce une violation du devoir de rectification spontanée.
E. Le 5 septembre 2012, la «Tribune de Genève» rejette la plainte. Selon le journal, l’article incriminé n’a violé d’aucune manière la «Déclaration». Le texte est au contraire «très neutre, dans la mesure où il présente les différents points de vue en présence». Le quotidien rappelle qu’il a relaté l’affaire depuis ses débuts au travers de six articles, «avec sérieux, modération et conformément aux principes et aux règles journalistiques». Dans une annexe de sa prise de position, on découvre par exemple un article du 28 mars 2009, où le quotidien donne largement la parole au Conseil administratif. Rémy Pagani, alors en charge des bâtiments, y affirme, en titre, que «La Ville n’est pas responsable du drame de la rue de l’Avenir» et souligne que la législation fédérale ne contraint pas les municipalités ou les privés à sécuriser des sorties de garage donnant sur les trottoirs. «Le conducteur doit rester maître de son véhicule lorsqu’il sort», précise l’élu.
F. La plainte est traitée le 9 novembre 2012 ainsi que par correspondance par la deuxième Chambre du Conseil suisse de la presse, composée de Michel Bührer, Annik Dubied, Pascal Fleury, Anne Seydoux, Françoise Weilhammer et Michel Zendali. Dominique von Burg, ancien rédacteur en chef de la «Tribune de Genève», se récuse.
II. Considérants
1. a) Si le Conseil administratif de la Ville de Genève dénonce une violation du chiffre 1 de la «Déclaration» dans l’article de la «Tribune de Genève» intitulé «Enfant écrasé sur un trottoir: l’expert critique la Ville», c’est d’abord en raison de ce titre, qu’il considère comme «entièrement erroné et trompeur». Pour le plaignant, le verbe «critiquer» a ici une connotation exclusivement négative, alors que, selon lui, il ne ressort à aucun moment du rapport de l’expert que ce dernier aurait jugé le site de l’accident comme n’étant pas assez sécurisé par la Ville de Genève.
Dans le texte, la «Tribune de Genève» affirme d’autre part que l’expert «va dans le sens de la plaignante» (la mère de l’enfant décédé), selon laquelle «le site n’était pas assez sécurisé par les autorités municipales». Or, pour le plaignant, les suggestions d’amélioration du site avancées par l’expert ne peuvent être comprises comme des critiques à l’encontre de la Ville de Genève. Ainsi, la suppression de places de parc, dans le but d’améliorer la visibilité, serait de la compétence du canton et non de la Ville. Quant à l’idée de placer des barrières ou des potelets sur le trottoir, pour bloquer le passage des piétons lors de la sortie d’une voiture, elle n’est émise que sous forme d’hypothèse. «L’expert s’est toutefois bien gardé d’en juger l’efficience», note le plaignant.
b) Dans sa réplique, la «Tribune de Genève» rappelle que l’hyperbole est admissible dans un titre, et qu’en l’espèce, «le titre est couvert par les faits exposés dans l’expertise, des critiques ayant effectivement été émises par le spécialiste, notamment s’agissant de la sécurité sur le lieu de l’accident». Dans le texte, estime d’autre part le journal, «à aucun moment de l’article, il n’est affirmé, ni même sous-entendu, que l’expert a considéré que la responsabilité de la Ville était engagée». «Au contraire», souligne encore le quotidien, «il est précisé expressément que ce sont les avocats des parties qui estiment cela, et qu’il incombera au procureur de trancher». Le texte précise en effet: «Avocate de la plaignante, Me Saskia Ditisheim considère que la responsabilité de la Ville, en tant que garante des aménagements urbains, est engagée.» «De manière prépondérante voire exclusive», ajoute Me David Bitton, défenseur de la conductrice.
c) Le Conseil suisse de la presse reconnaît un droit des médias à l’hyperbole dans les titres, du moment qu’ils n’en deviennent pas trompeurs (prise de position 58/2007). En l’occurrence, le titre, «Enfant écrasé sur un trottoir: l’expert critique la Ville», laisse croire au lecteur que la Ville de Genève a sa part de responsabilité dans l’accident mortel de cet accident. Le terme «critique» a en effet, ici, une connotation clairement négative. Or, à lire le rapport de l’expertise et le procès-verbal d’audience lui faisant suite, il n’apparaît jamais concrètement que l’expert critique la Ville. Le fait que l’expertise pointe du doigt le manque de visibilité à la sortie du parking et préconise des aménagements pour améliorer la situation – comme le précise l’article – ne signifie pas pour autant que la Ville en est responsable.
Pour le Conseil suisse de la presse, le titre «l’expert critique la Ville» apparaît donc comme une interprétation tendancieuse du rapport d’expert, défendable lorsqu’elle est avancée par les avocats de la conductrice ou de la mère de la victime, mais inacceptable si elle donnée comme un fait avéré par le journaliste. De même, dans le texte, il est fait une corrélation entre, d’une part, ce que répète la plaignante, à savoir que le site n’était pas assez sécurisé par les autorités municipales et, d’autre part, l’avis de l’expert qui irait «dans le sens de la plaignante». Pareille corrélation n’est pas acceptable, l’expert ne citant jamais la Ville dans son rapport. Le chiffre 1 de la «Déclaration» est donc violé.
2. S’agissant du chiffre 3 de la «Déclaration» – qui dit de ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels –, la question est plus délicate. Le Conseil suisse de la presse rappelle que les journalistes sont libres de publier les faits qui leur semblent significatifs (voir par exemple la prise de position 49/2011).
Dans le cas présent, la «Tribune de Genève» évoque un «manque de visibilité à la sortie du parking» au début de son article, mais se garde de nuancer cette critique (à l’encontre de la Ville), en omettant de préciser que la conductrice avait eu 2 à 4 secondes de visibilité, mais qu’au moment de démarrer, elle «avait la tête tournée vers la droite, au lieu de regarder devant elle». Pour le Conseil suisse de la presse, cette information était essentielle pour que les lecteurs comprennent les faits. Se contenter de dire que l’expert n’avait pas blanchi la conductrice ne suffisait pas. Il y a donc eu violation du chiffre 3 de la «Déclaration».
3. Le Conseil suisse de la presse estime en revanche qu’il n’y a pas eu violation de la directive 3.1 (traitement des sources), qui affirme que l’acte premier de la diligence journalistique consiste à s’assurer de l’origine d’une information et de son authenticité. En confondant en effet, comme source écrite, le rapport de l’expert et le procès-verbal d’audience qui l’explicite, le journal n’altère aucunement la source originale, à savoir l’expert lui-même. L’origine de l’information restant la même et son authenticité ne pouvant être remise en question s’agissant de deux documents officiels complémentaires, il n’y a pas eu de violation de ce point.
4. Enfin, concernant le devoir de rectification, le Conseil suisse de la presse rappelle qu’il doit être mis en œuvre «spontanément par le/la journaliste», lors de publication d’inexactitudes matérielles concernant «les aspects factuels et non les jugements portés sur des faits avérés». Dans le cas d’espèce, le titre de l’article incriminé, «Enfant écrasé sur un trottoir: l’expert critique la Ville», est présenté comme un fait, et peut être compris ainsi par les lecteurs. Or le rapport ne porte aucune accusation directe contre la Ville. La «Tribune de Genève» ayant refusé de publier une rectification, il y a violation du chiffre 5 de la «Déclaration».
III. Conclusions
1. La plainte est partiellement acceptée.
2. En publiant l’article «Enfant écrasé sur un trottoir: l’expert critique la Ville», alors que le rapport d’expertise ne met jamais directement en cause la Ville de Genève, la «Tribune de Genève» a contrevenu au chiffre 1 de la «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» (recherche de la vérité).
3. En omettant de préciser les conditions de visibilité du site de l’accident, la «Tribune de Genève» a violé le chiffre 3 de la «Déclaration» sous l’aspect de suppression d’informations essentielles.
4. Le titre de l’article incriminé, «Enfant écrasé sur un trottoir: l’expert critique la Ville» ayant été présenté comme un fait, le journal se devait de le rectifier après intervention du plaignant. Le chiffre 5 de la Déclaration (devoir de rectification) a donc été violé.
5. Pour le reste, la plainte est rejetée.
6. La «Tribune de Genève» n’a pas violé le chiffre 3 de la «Déclaration» sous l’aspect du traitement des sources.