I. En fait
A. Depuis le 6 mars 2009, la police cantonale schwyzoise recherche par avis de disparition une jeune fille au pair âgée de 16 ans. Les jours suivants de nombreux médias rendent compte des progrès de l’enquête, la police n’excluant pas un crime. D’autres informations filtrent de manière fragmentaire: la trace de la jeune fille se perdrait à Baden (7 mars), la police rechercherait fiévreusement un homme qui lui aurait proposé un emploi comme modèle peu avant sa disparition (9 mars). Le 10 mars, les craintes se vérifient: les médias annoncent que la jeune femme a été victime d’un crime violent. Son corps a été retrouvé dans la maison de l’auteur présumé. Les médias le nomment Dani H., Daniel H., D.H. ou le désignent par un pseudonyme. Le lendemain 11 mars 2009, les médias diffusent davantage de détails sur ladémarche brutale de l’auteur et publient des reportages illustrés du lieu du crime. Plusieurs journaux et diffuseurs interviewent le père de l’auteur et parlent d’autres femmes que l’auteur aurait abordées avec le «coup du modèle». Un chauffeur de taxi est également interrogé qui, a plusieurs reprises, a transporté l’auteur de son domicile jusqu’à Zurich. La question de savoir pourquoi l’auteur se trouvait en liberté au moment du crime est largement abordée, alors que, déjà condamné pour des faits semblables, il avait multiplié des signaux alarmants. Selon une information de «persönlich.com», «Blick am Abend» diffuse le soir du même jour dans la version PDF de son article en ligne – est-ce suite à une erreur technique ? – une image non censurée du visage de l’auteur.
B. Le 12 mars 2009 la police cantonale argovienne informe sur l’état de l’enquête au cours d’une conférence de presse retransmise en direct par la télévision suisse. A cette occasion l’autorité dévoile le nom complet et la photo de l’auteur présumé, avec la justification que l’on recherche d’autres jeunes femmes qui pourraient avoir été abordées par le suspect, voire invitées à poser comme modèles. Toute personne ayant rencontré le meurtrier présumé de la jeune fille-au-pair de seize ans est invitée à téléphoner au commandement de la police d’Argovie.
C. Les médias suisses ne réagissent pas de la même façon à l’appel à témoins des autorités argoviennes. La plupart donne le nom et publie la photographie à des emplacements plus ou moins voyants. Certains publient le nom et l’image expressément dans le contexte de la recherche par la police d’autres femmes que l’auteur présumé aurait pu avoir contacté avec le «coup du modèle». Quelques médias reproduisent la photo en grand («Il a tué Lucie, car il voulait retourner en prison»; «Le voici, le meurtrier de Lucie»). D’autres encore, par exemple «Le Temps», «La Liberté», «Der Bund» et les émissions de la radio suisse DRS continuent à traiter l’affaire de manière totalement anonyme. Cela vaut aussi pour les journaux qui se contentent de reproduire les dépêches de l’ATS. Un échange téléphonique se déroule l’après-midi du 12 mars 2009 entre divers rédacteurs en chef de la presse romande portant sur l’aspect déontologique et l’opportunité de reproduire le nom et la photo.
D. Certains médias qui, les 12/13 mars 2009 et les jours suivants, avaient publié tant le nom que la photo reprennent un traitement anonyme par la suite, sans toutefois s’y tenir de façon conséquente. D’autres en revanche, qui n’avaient pas donné l’information immédiatement après la conférence de presse des autorités argoviennes du 12 mars, se rattrapent par la suite en publiant nom et photo.
E. La publication de la photo et du nom de l’auteur présumé dans le cas «Lucie» par une grande partie des médias suisses incite la présidence du Conseil de la presse le 13 mars 2009 à proposer au plénum de s’autosaisir de l’affaire en se fondant sur l’art. 6.1 du règlement du Conseil de la presse.
F. Le plénum approuve cette proposition et charge la première Chambre d’élaborer une prise de position. La Chambre est composée d’Edy Salmina (président) Luisa Ghiringhelli Mazza, Pia Horlacher, Philip Kübler, Klaus Lange, Sonja Schmidmeister et Francesca Snider.
G. La première Chambre en traite lors de ses séances des 2 avril et 7 mai 2009, ainsi que par voie de correspondance.
II. Considérants
1. La «Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste» ordonne au chiffre 7 le respect de la sphère privée «pour autant que l’intérêt public n’exige pas le contraire». La directive 7.6 (mention des noms) relative à la «Déclaration» précise que les journalistes ne publient «par principe pas le nom ni tout autre élément permettant d’établir l’identité d’une personne mêlée à une affaire judiciaire, de manière à ce que cette personne ne puisse être identifiée hors de son cercle familial, social ou professionnel, informé indépendamment des médias.» Cette directive mentionne pourtant des exceptions à cette règle de base:
– autorisation expresse de la personne concernée; – intérêt public prépondérant; – désignation d’une personne exerçant une fonction politique ou officielle, dans la mesure où le délit a un lien avec cette fonction ; – danger de confusions si le nom n’est pas mentionné ; – lorsque la personne jouit déjà d’une notoriété reconnue.
La dernière exception à la règle doit être appliquée avec retenu, car souvent ce sont les médias qui, en infraction avec ces directives sont à l’origine de cette notoriété.
2. Le Conseil de la presse, dans deux prises de position fondamentales (8/1994 et 7/2003), a traité de façon approfondie des cas similaires, qui voyaient aussi les autorités donner le feu vert à la publication du nom, respectivement du nom et de la photographie.
Dans la prise de position 8/1994 le Conseil de la presse déclarait: «Il est dans l’intérêt public de communiquer qu’un meurtre a été éclairci et son auteur arrêté. Nonobstant l’aspect abject et répugnant, un auteur présumé et ses proches indirectement concernés ont toutefois aussi droit à la préservation de leur sphère privée. Même si dans le cas particulier les autorités de la poursuite pénale dévoilent un nom aux fins de publication, les agents des médias ne sont pour autant libérés de l’obligation d’examiner de leur côté si la mention du nom est justifiée selon des critères déontologiques.»
La prise de position 7/2003 examinait comment les journalistes devaient traiter un appel à témoins de la police qui tentait par ce biais d’atteindre des femmes qui avaient eu un contact avec l’auteur présumé. Le Conseil de la presse estimait alors que l’intérêt public à ce que le cas concret soit entièrement élucidé par la police, ainsi que l’éventuel éclaircissement d’autres délits n’était certainement pas dénué de pertinence pour les médias. «Mais en soi son poids n’est pas tel il ne pèse pas assez lourd pour que les intérêts opposés, soit la protection de la sphère privée d’un auteur présumé et de ses proches ainsi que la présomption d’innocence doivent impérieusement céder le pas. Ce d’autant que sous l’angle de la proportionnalité une mention des initiales aurait suffi pour la poursuite de l’enquête.»
3. Si le Conseil de la presse se saisit du cas actuel, et quand bien même il s’est déjà exprimé sur deux cas comparables, ce n’est pas qu’il entend attribuer des mauvaises notes à certains médias. L’institution «Conseil de la presse», émanation de la branche des médias dans son ensemble, ne remplit sa tâche en tant qu’instance d’autocontrôle éthique des médias que si sa réflexion déontologique trouve un écho dans la pratique quotidienne des rédactions. Au vu de l’indign
ation publique et du procédé surprenant et peu courant des autorités argoviennes lors de la conférence de presse le Conseil de la presse peut concevoir dans une certaines mesure que de nombreux médias aient publié spontanément nom et photo. Néanmoins, les agents des médias ne devraient pas, par pur réflexe, rendre public ce que livrent les autorités. On attend bien davantage des journalistes qu’ils procèdent dans de pareilles situations à leur propre réflexion déontologique. Du point de vue du Conseil de la presse, il convenait, en l’occurrence, de s’interroger sur la manière d’agir des autorités concernant la divulgation du nom et de la photographie et de s’enquérir auprès des responsables de leurs motivations. Ni les temps difficiles sur le plan économique, ni les changements structurels du paysage médiatique, ni encore la pression du temps devenue plus forte à l’ère on-line ne sauraient conduire à négliger la réflexion déontologique.
4. Parmi les exceptions énumérées dans la directive 7.6 à l’appui de la «Déclaration» qui rendent admissible un article permettant d’identifier une personne, il convient dans le cas «Lucie» de considérer la clause générale de « l’intérêt public prédominant » ainsi que le degré de notoriété de la personne en question.
a) Ainsi que le dit déjà la prise de position 7/2003, le possible éclaircissement d’autres délits et l’élucidation la plus précise possible des faits par les autorités pénales sont d’intérêt public. Toutefois cette considération ne l’emporte sur la nécessité de protéger de la sphère privée de l’auteur et en particulier de ses proches que s’il y a péril en la demeure. C’est par exemple le cas si d’autres crimes sont à craindre, si l’auteur est en fuite ou s’il nie l’acte commis. De tels appels à témoin ou avis de recherche sont en règle publiés sans discussion par les médias. L’avis de recherche de la police schwyzoise se justifiait à cet égard. S’agissant de l’appel à témoin des autorités argoviennes du12 mars en revanche, une trentaine de femmes disant qu’elles avaient été abordées par le meurtrier présumé usant du «coup du modèle», s’étaient annoncées déjà avant la conférence de presse, donc sans que la publication du nom et de la photo n’aient été nécessaires. Dès lors, du point de vue du Conseil de la presse – et sur la base des éléments connus – il était disproportionné, après la pesée des intérêts en jeu, de publier un appel à témoins en donnant la photo et le nom en entier.
b) Etait-il superflu de vouloir conserver l’anonymat de l’auteur et de renoncer à publier la photo dès lors que la télévision avait retransmis la conférence de presse des autorités argoviennes? Le Conseil de la presse a également déjà traité de cette question à une autre occasion. La prise de position 7/1999 se rapportait à des comptes rendus se rapportait à des comptes rendus concernant une affaire d’enlèvement qui avait particulièrement frappé la Suisse romande. A l’époque le Conseil de la presse avait conclu que les circonstances de l’identification d’un auteur présumé par les autorités – par exemple la révélation de l’identité lors d’une conférence de presse transmise en direct par la télévision – pouvaient rendre inutile toute réserve déontologique de la part des médias. Cependant, les deux cas ne peuvent être comparés quant au degré de notoriété des personnes concernées. Lors de la prise d’otages d’alors, le père d’un des ravisseurs était un homme politique connu, raison pour laquelle son nom une fois révélé fut immédiatement de notoriété publique dans toute la Suisse occidentale. Le cas du meurtrier présumé de Lucie se présente différemment. Certes, l’attention des médias était là aussi particulièrement grande. Mais la personne concernée, même après la retransmission en directe de la conférence de presse, n’atteignit pas une notoriété telle qu’une conservation de l’anonymat dans des comptes rendus ultérieurs auraient été vains. Cela est corroboré par le fait que la plupart des médias qui avaient décidés les 12/13 mars le nom et la photo, sont revenus à l’anonymisation quelques jours plus tard. Par ailleurs et en général les responsables de radios et de télévisions ainsi que de services online transmettant intégralement des conférences de presse et des manifestations analogues devraient réfléchir, suite à des expériences de cet ordre, aux mesures de prudence techniques et rédactionnelles adéquates qui devraient être prises pour être à même de réagir de manière opportune dans de telles situations.
5. Même si un média, après une soigneuse pesée des intérêts, arrive à la conclusion dans un cas donné que la publication d’un appel à témoins avec mention du nom et photo est déontologiquement admissible, il reste à veiller à ce que le traitement du compte rendu respecte le principe de proportionnalité (cf. la récente prise de position 19/2009). En publiant nom et photo de l’auteur présumé passé aux aveux dans le cas du meurtre de Lucie, il était sauf à s’abstenir tout au plus admissible, du point de vue de la proportionnalité, de ne le faire qu’en référence directe à l’appel à témoins. D’un point de vue déontologique on ne saurait en revanche tolérer que la mention du nom et de la photo par les autorités soit utilisée abusivement comme une opportunité de clouer au pilori un meurtrier présumé (et ses proches).
III. Conclusions
1. Les rédactions ne devraient pas publier par pur réflexe le nom et la photo d’un criminel présumé livrés par les autorités, mais bien procéder avant publication à leurs propres réflexions déontologiques. Même en des temps économiquement difficiles, avec un paysage médiatique sujet à des changements structurels, et en dépit de la pression de l’actualité devenue plus forte pour les rédactions à l’ère du on-line, une soigneuse pesée des intérêts déontologique reste indispensable.
2. La publication d’un avis de recherche ou d’un appel à témoins par les médias se justifie s’il y a péril en la demeure. C’est le cas, par exemple, lorsque d’autres délits sont à craindre et/ou l’auteur présumé est en fuite, de même s’il nie sa culpabilité. La publication de noms et de photos est en revanche disproportionnée lorsque, comme dans le cas «Lucie», l’auteur présumé du meurtre a déjà été arrêté et qu’il a avoué, et que de plus un grand nombre d’éventuels témoins se sont annoncés auprès des autorités avant même la publication d’un appel à témoins.
3. Certes, les circonstances dans lesquelles les autorités dévoilent l’identité d’un auteur présumé – par exemple lorsque cette identification se fait au cours d’une conférence de presse retransmise en direct – peuvent entraver les efforts des médias à observer une retenue déontologique. Toutefois la publication, une seule et unique fois, du nom et de l’image de l’auteur présumé ne confère pas à coup sûr à ce dernier une notoriété telle qu’elle rende inutile et superflu tout respect de l’anonymat dans les comptes rendus ultérieurs.
4. Les responsables de chaînes de radio et de télévision ainsi que les services on-line qui retransmettent intégralement des conférences de presse et autres manifestations semblables devraient prendre des précautions afin d’être en mesure de réagir lorsqu’une diffusion non filtrée de l’image et du son de l’événement enfreint les normes déontologiques.
5. Même si une rédaction parvient, après une pesée soigneuse des intérêts, à la conclusion que dans un cas donné la publication du nom et de la photo d’un auteur présumé est admissible, elle doit veiller à donner à cette information un traitement proportionné. Les journalistes ne sauraient profiter abusivement de la mention du nom et de la photo d’un auteur présumé par les autorités dans le cadre d’un appel à témoins pour clouer au pilori un meurtrier présumé et ses proches.