Nr. 7/1997
Présomption d’innocence / Devoir d’équité

(Allet c. 'Le Matin“) du 5 août 1997

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Prise de position

La réserve des médias, qui découle du devoir de protéger la sphère privée, ne se limite pas à la non publication des noms. Les faits qui sont à la base d’un article ne permettent pas tou-jours de protéger entièrement l’identité des personnes mises en cause; celles-ci sont parfois, en raison de leur fonction ou pro-fession, tout de même reconnaissables par un cercle restreint du public. C’est pourquoi, sous l’angle de l’éthique profession-nelle, lorsqu’une procédure pénale pendante est relatée, il faut prendre en considération la présomption d’innocence. Lors du prononcé d’un acquittement, il convient de le relater de manière équitable.

Stellungnahme

Die durch die Pflicht zur Wahrung der Privatsphäre erforderli-che Zurückhaltung der Medien beschränkt sich nicht auf den Verzicht auf Namensnennung. Da es der einer Berichterstattung zugrunde liegende Sachverhalt nicht immer erlaubt, die Identi-tät der Betroffenen vollständig zu wahren, sind diese z.B. auf-grund ihrer Funktionen und ihres Berufs manchmal für einen beschränkten Kreis des Publikums trotzdem erkennbar. Unter berufsethischen Gesichtspunkten ist deshalb bei der Berichterstattung über ein hängiges Strafverfahren der Unschulds-vermutung Rechnung zu tragen. Bei einem allfälligen Frei-spruch ist zudem angemessen über diesen zu berichten.

Presa di posizione

Il ritegno di cui devono dar prova i mass media in base al rispetto che devono alla sfera privata delle persone non si limita alla non pubblicazione dei nomi. Non sempre, riferendo un fatto, è possibile tener celata l’identità di una persona, poiché è la posizione che occupa o la professione che esercita a ri-velarla, sia pure a una minoranza del pubblico. Perciò, nel ri-ferire su un procedimento penale in corso, l’etica impone che si rispetti la presunzione di innocenza e in caso di proscioglimento occorre darne notizia adeguatamente.

I. En fait

A. Le 30 juin 1995, le quotidien Le Matin signale l’ouverture d’une enquête pénale concernant une affaire de vente de terrains communaux par les autorités de la commune valaisanne de Salins. Le président de la commune, son ancien secrétaire communal et un architecte, teneur du cadastre, se voient accusés, à la suite de la plainte déposée par un citoyen, d’avoir trompé trois acheteurs de terrains communaux en dissimulant que les parcelles mises en ventes étaient en majeure partie hors zone à bâtir et en délivrant des attestations affirmant le contraire. Ces trois personnes sont inculpées. L’information est publiée sur un quart de page, en tête de page; elle est assortie d’un très gros titre de deux lignes („Notables inculpés“) et d’un sous-titre (“Des membres des autorités municipales de Salins (VS) devront répondre d’escroquerie et de faux!“), conformes toutefois à la police et aux corps de caractères utilisés ordinairement dans le journal.

B. Le 7 juillet 1996, Le Matin annonce que le procureur du Valais central a dressé, en date du 27 juin, l’acte d’accusation contre les trois responsables communaux. Le teneur du cadastre est accusé d’escroquerie, de faux, subsidiairement de faux dans les titres; le président de la commune et son ancien secrétaire communal sont accusés d’escroquerie, d’obtention frauduleuse d’une constatation fausse, de faux, subsidiairement de faux dans les titres. L’information, de vingt-huit lignes, est publiée en tête de page, sur quatre colonnes; elle est dotée d’un titre de corps moyen (“Trois notables mis en accusation“) et d’un sous-titre (“Litige entre des acheteurs de terrains et des responsables communaux: ces derniers sont renvoyés devant le juge“), conformes à la police et aux corps de caractères utilisés ordinairement dans le journal.

C. Le 13 février 1997, Le Matin rend compte des débats qui se sont tenus la veille devant le Tribunal pénal. Le lecteur comprend que le président de la commune de Salins a entre-temps abandonné ses fonctions. Le texte signale que le procureur a abandonné l’accusation d’escroquerie, dès lors que les intéressés n’ont retiré aucun avantage personnel de l’opération. Le parquet a requis dix mois d’emprisonnement avec sursis contre les accusés, retenant le faux contre le teneur du cadastre, le faux et l’obtention frauduleuse d’une constatation fausse contre l’ex-président et l’ancien secrétaire. L’information occupe la plus importante partie de la page, elle est dotée d’une illustration du village de Pravidondaz, sur le territoire de la commune de Salins, où, dit la légende, „les opérations irrégulières ont été commises“. Le texte parle d’un „trio de notables“. Le titre, sur quatre colonnes, est ainsi libellé: „ Trois notables sur la sellette“. Le sous-titre apporte le développement suivant: „L’ex-président de Salins, son secrétaire communal et l’actuel teneur du cadastre répondent d’escroquerie et de faux devant le tribunal de Sion“. Une fois encore l’affaire est traitée avec un très gros titre, conforme toutefois à la police et aux corps de caractères utilisés dans le journal pour des articles de cette dimension.

D. Le 25 février 1997, Le Matin fait état du jugement dans sa rubrique de nouvelles brèves „ La Romandie ce matin “. Le jugement conduit à l’acquittement de l’ex-président et de l’ancien secrétaire; le teneur du cadastre est condamné à six mois de prison avec sursis. L’acquittement de deux premiers est mentionné en fin d’article par la seule phrase: „L’ancien président de la commune et l’ancien secrétaire communal ont été acquittés“. La nouvelle tient en sept lignes et demie composées sur deux colonnes (l’équivalent de quinze lignes ordinaires). Elle est signalée par le titre „Valais. Fonctionnaire condamné“, conforme à la police et aux corps de caractères utilisés par le journal dans cette rubrique. Ce traitement est d’autre part conforme à la politique du journal en matière de jugements prononcés par les tribunaux: ceux-ci sont ordinairement présentés sous une forme concise, quel que soit le jugement.

E. En date du 26 février 1997, Me Jacques Allet écrit à la rédaction du Matin pour dire sa surprise de constater que le journal „n’a jamais parlé de cet acquittement alors que l’éthique journalistique aurait voulu qu’on publie cet acquittement également en gros titres.“

F. M. Antoine Exchaquet, directeur rédacteur en chef du Matin, répond en date du 3 mars 1997 que l’information a été publié dans l’édition du 25 février et joint un justificatif.

G. Le 5 mars, Me Jacques Allet adresse un nouveau courrier, dans lequel il reconnaît que le texte sur le jugement lui a échappé „comme il aura échappé (…) à la plupart des lecteurs tant il était discret“. Il y voit une confirmation de ses doléances quant à la différence de traitement entre les informations portant sur l’inculpation et l’information portant sur les acquittements.

H. Le 17 mars 1997, Me Jacques Allet soumet le cas au Conseil de la presse. Dans sa lettre, il rappelle sommairement les faits, considérant que le traitement réservé à l’affaire par Le Matin viole gravement, à son avis, les principes élémentaires de la déontologie journalistique. Les gros titres condamnaient les intéressés aux yeux de la population avant même qu’ils aient été jugés. A l’inverse, l’acquittement du président et du secrétaire de la Commune n’était mentionné „ qu’en petits caractères, par une simple phrase d’une ligne“.

I. A la demande du Conseil de la presse, M. Antoine Exchaquet, directeur rédacteur en chef du Matin, fait connaître sa position en date du 8 avril 1997. Il situe l’intervention de Me Allet dans un contexte de „relations tendues“ entre son journal et l’avocat valaisan, en particulier à propos de l’affair
e BCVs-Dorsaz. Sur la question particulière qui occupe le Conseil de la presse, il fait valoir ceci: „ (…) le seul judicatum de l’affaire de Salins était tombé lorsque Le Matin a fait état de ce verdict. Un judicatum tient en quelques lignes et, pour en parler plus longuement, il convient d’obtenir les considérants qui ne nous sont toujours pas connus à l’heure où j’écris ces lignes“.

II. Considérants

1. Le Conseil de la presse s’est occupé à plus d’une reprise de questions touchant au traitement des affaires judiciaires et aux divers aspects de la présomption d’innocence. Il a d’autre part pris position sur le publication des noms dans les comptes rendus judiciaires.

2. Dans le cas de l’affaire Tornare (Tornare/Télévision suisse romande, 24 janvier 1994, recueil de prises de position 1994, p. 14 ss), le Conseil de la presse a considéré comme un devoir du journaliste le traitement de procédures judiciaires en cours répondant à un intérêt public. A ce titre, il ne paraît pas douteux que l’évocation d’une affaire comme celle de Salins relève de l’intérêt public, dans la mesure où la controverse porte sur la vente de terrains appartenant à la Commune. Ce point n’est d’ailleurs pas contesté.

3. De manière constante, le Conseil de la presse a souligné que le principe de la présomption d’innocence, tel qu’il est énoncé dans la Convention européenne des droits de l’homme (art. 6 al. 2), ne s’impose directement qu’aux seuls organes de l’Etat. Les personnes privées, donc aussi les médias, en tiennent compte dans le cadre d’une interprétation du droit de la personnalité, en référence au chiffre 7 de la Déclaration des devoirs et des droits. La protection de la personnalité justifie les réserves observées quant à la publication des noms de personnes impliquées dans des affaires judiciaires.

De la même manière, les médias doivent faire apparaître que les charges retenues contre un accusé sont relatives à un ou des délits présumés, aussi longtemps que les faits demeurent contestés par l’accusé. Il est essentiel que la présentation des faits et leur rappel avant l’ouverture d’un procès n’incitent pas le public à considérer l’affaire comme une affaire jugée. Sur le plan formel, l’énoncé des titres publiés par Le Matin ne donne en aucun cas cette impression. Les titres font tous état clairement d’un jugement à venir: les intéressés „devront répondre“ ou “répondent“ „d’escroquerie et de faux“, ils sont „mis en accusation“, ils sont „renvoyés devant le juge“.

Il convient toutefois de noter que la notion même d’inculpation est ambiguë, dès lors que son étymologie, par la racine latine, renvoie à la notion de faute: „En droit, l’inculpé est présumé innocent. En français, l’inculpé est présumé coupable. Dans le langage de l’information, l’inculpé est coupable“ (Albert du Roy, Le serment de Théophraste, Paris Flammarion, 1992, p. 147). Ce glissement sémantique impose à la presse des précautions particulières.

4. L’usage de titres en gros caractères est un moyen de dramatisation de l’information qui répond aux critères formels d’un journal populaire. Malgré sa banalisation dans l’ensemble d’un même journal, jour après jour, il n’est pas de nature à freiner la propension du langage médiatique à donner comme coupable celui qui n’est qu’inculpé.

Le titre et le sous-titre d’un texte d’information ont pour principal objet l’énoncé du message essentiel de l’article. Les titres rédigés par Le Matin sont dans l’ensemble corrects. Il est cependant regrettable que le sous-titre de l’article publié le 13 février 1997, et conforme à l’acte d’accusation dressé le 27 juin 1996, continue de parler du délit d’escroquerie, alors que le texte de l’article signale explicitement qu’au cours des débats le procureur a abandonné cette accusation.

5. Les règles établies par le Conseil de la presse sur la publication des noms dans sa prise de position du 7 novembre 1994 ont été suivies par Le Matin. Le journal a observé la plus grande marge de réserve qui lui était laissée. Il aurait pu, en effet, révéler l’identité du président de la Commune de Salins, dans la mesure où cette personne exerçait un mandat politique et où elle était poursuivie pour avoir commis des actes incompatibles avec cette activité. Il s’en est abstenu, se contentant de mentionner le lieu de l’affaire (Salins) et de désigner les protagonistes par les fonctions qu’ils exerçaient à l’époque et dont la mention était indispensable à la compréhension du récit. Lorsque le Conseil de la presse recommande de désigner les personnes impliquées dans une affaire judiciaire de manière à ce que le public ne puisse les identifier, il faut entendre le public au sens large, au-delà du cercle social proche qui est déjà informé ou qui ne manquerait pas de l’être tôt ou tard, indépendamment de l’action des médias. Le mode de désignation des protagonistes n’est pas non plus contesté.

6. L’objet principal de la plainte au Conseil de la presse concerne le déséquilibre entre les articles relatant l’affaire avant le jugement et l’entrefilet donnant le jugement. D’un point de vue formel, la justification avancée par le directeur rédacteur en chef du Matin est admissible: l’énoncé du verdict, par sa brièveté, ne donnait guère lieu à des développements. On peut même soutenir qu’en rappelant les principaux éléments de l’affaire, le journal aurait pu créer dans le public l’impression que, malgré les acquittements prononcés, „il n’y a pas de fumée sans feu“, ce qui aurait été dommageable pour les deux personnes acquittées. Sur le fond, il faut reconnaître cependant que le traitement médiatique des affaires judiciaires est très souvent inéquitable: „(…) pour la presse, si une inculpation est une information, le non-lieu qui l’annule est une non-information; la première sera mentionnée en bonne place quand le second sera dédaigneusement négligé ou, au mieux, signalé de manière quasiment invisible“ (A. du Roy, ibid.). En l’espèce, il s’agit d’un acquittement, qui suppose un acte de justice et qui peut, pour cette raison, donner lieu à des développements plus nourris. Dans le cas où les considérants ne sont pas encore connus et où l’intérêt public commande une information rapide sur le verdict, il importe donc de prendre en compte dans toute la mesure du possible la protection de la personnalité des justiciables.

7. Si les „notables de Salins“ sont avant le jugement, et toujours cités dans le même ordre, l’ex-président, l’ancien secrétaire communal et le teneur du cadastre, il est difficile de ne pas admettre que c’est la „notabilité“ du premier, à la rigueur des deux premiers, qui justifie l’intérêt public pour cette affaire. L’acquittement des deux principaux inculpés en regard de ce qui fait l’intérêt public même de l’affaire est donc une information plus importante que la condamnation à une peine mineure de l’architecte teneur du cadastre. En escamotant par le choix de son titre l’acquittement de l’ex-président de la Commune et de son ancien secrétaire, Le Matin n’a pas tenu compte de la règle d’équité qui est sous-jacente aux dispositions (chiffre 3 de la Déclaration des devoirs et des droits) commandant de ne pas supprimer des informations ou des éléments d’information essentiels et de ne dénaturer aucun texte. En ne rétablissant la réputation de l’ex-président et de l’ancien secrétaire que par une phrase en conclusion d’un entrefilet, Le Matin alourdit les effets de dramatisation provoqués par ses premiers titres. Le Conseil de la presse ne peut que rappeler l’une des conclusions de sa prise de position sur une affaire analogue (Sbarro contre Le Matin et 24 Heures, du 20 décembre 1994, recueil des prises de position 1994, p. 111ss.): „Si une personnalité est montrée du doigt par un média alors qu’elle n’est pas encore reconnue coupable, il est nécessaire que ce même média accorde beaucoup pl
us d’attention et d’importance à une éventuelle libération du prévenu“.

On peut ajouter que l’équilibre dans le traitement des informations, comme expression de l’équité, trouve par analogie une justification supplémentaire dans un arrêt du Tribunal fédéral du 10 janvier 1997 (atf 123 II 145ss, dans une affaire de droit de réponse opposant la société Termoselect et le quotidien La Regione). Les juges fédéraux considèrent, en effet, que plus une publication frappe par son caractère typographique, plus il est justifié d’admettre pour le droit de réponse les mêmes signes typographiques que ceux de la présentation contestée.

III. Conclusions

1. L’affaire dite „de Salins“ était d’intérêt public et Le Matin était légitimé à en parler. La narration du journal tient compte des dispositions définies par le Conseil de la presse concernant l’identification des personnes impliquées dans des affaires judiciaires. Le Matin a observé toute la réserve nécessaire dans les limites des exigences de clarté du récit et du droit à l’information des citoyens.

2. Le devoir de réserve des médias ne se limite pas à la protection de l’identité des personnes concernées, sous réserve des cas énumérés dans la prise de position du Conseil de la presse sur cette question. La nature même des affaires ne permet pas toujours de préserver un total anonymat et c’est pourquoi les protagonistes ne peuvent manquer d’être identifiés, par exemple à travers la mention de leurs fonctions ou de leurs métiers, non par l’ensemble des lecteurs, mais par un public appartenant à un cercle social proche. C’est pourquoi il est conforme à la déontologie journalistique qu’une protection leur soit accordée en termes de présomption d’innocence et qu’un traitement équitable leur soit réservé au cas où ils seraient libérés de toute accusation. Un tel traitement n’a pas été appliqué par „Le Matin“, l’aquittement des deux principaux inculpés ayant fait l’objet d’une mention trop discrète. La dramatisation d’une affaire suppose qu’un traitement de même niveau lui soit accordé jusqu’à sa conclusion définitive.